Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Darwin Le Chat
11 mai 2019

Loulou Léonard vs Salottino

Chalut

 

Devant mon insistance et comme la météo est en mai 2019 aussi favorable qu’en mai 2018 pour de longs séjours dans l’appartement de Mr Grabelot, Odette a consenti à essayer de pirater de nouveau l’ordinateur du député Léonard. Je voulais vraiment remettre la patte sur la suite de l’histoire concernant le linky et je crois que Odette pourrait parfaitement le faire. Sauf que bien sûr elle n’en fait qu’à sa tête ! Voyez donc :

– Ah dis donc ! Il y a des fichiers audio ! Ce qu’on va faire matous…  vous écoutez ça et vous me ferez un résumé !

– Mais Odette ! Moi ce que je veux c’est le fichier qui parle du linky ! Rien ne dit qu’il s’agit d’un fichier audio !

– Rien ne dit qu’il ne s’agit pas d’un fichier audio !

– Oui mais rien ne dit que c’est ce fichier là le cas échéant !

– Comment tu pourrais le savoir avant d’avoir écouté ?

– Déjà il s’appelle comment ce fichier ?

– RDVCITY0001.

– Y en a d’autres des fichiers audio ?

– Oui ! Une quarantaine ! Ils s’appellent tous RDVCITY quelque chose !

– Il y a un RDVCITY0020 ?

– Exactement matou.

– Alors si je dois en écouter un je préfère que ce soit celui-là !

– Et pourquoi donc ?

– Parce que j’aime bien le 20. Vu que je suis né le 20 mars.

– OK ! A ta guise ! C’est une raison comme une autre ! Si tu tombes pas sur le linky au moins t’auras qu’à t’en prendre à toi-même.

– Ben si on tombe pas sur le linky on essayera un autre fichier.

– Matou ! Je télécharge le fichier et je coupe la connexion ! Alors tu choisis RDVCITY0020 ?

– Oui !

– C’est ton dernier mot ?

– Oui oui !

– Allez zou !

 

Alors voyez. Je crois que j’aurais surtout dû choisir un critère de taille parce que non seulement ce fichier audio ne parle pas du linky mais en plus, il est franchement long ! Tellement que Grabel s’est endormi pratiquement dès le début de l’écoute tandis que moi j’ai tenu bon, et même deux fois puisque, pour vous faire part du contenu de ce fichier et sachant que Odette n’a pas voulu prendre le temps de le retranscrire, j’ai dû recourir aux services de George et j’en ai profité pour le réécouter. Alors voilà ! Il s’agit, de toute évidence, d’une discussion entre le député Léonard et un citoyen lambda dénommé Salottino qui démarre sur des problématiques de cycliste en ville mais dévie immanquablement de son sujet. Ça devrait vous prendre plus d’une heure à lire !

 

 

Les entretiens citoyens de Loulou Léonard, député de la 15ème circonscription du Rhône.

Objet : Déplacements urbains et écologie.

Citoyen : Monsieur Salentino, militant pro-vélo et pro-rail.

Date : 24 janvier 2019.

 

« « « 

– J’espère que vous n’attendez pas de moi que j’abonde dans votre sens.

– Je n’attends rien de vous. J’essaye juste d’écouter ce que les citoyens ont à dire.

– Les citoyens ont a dire qu’ils ne sont pas très contents de la tournure des choses.

– J’imagine que c’est tout de même assez variable.

– Je peux vous assurer que concernant le développement des modes doux, l’avis négatif est très largement partagé !

– Ah bon ? Pourtant il me semble que les choses ont radicalement évolué en ce domaine.

– Alors vous les politiques vous croyez qu’il suffit de quelques pots de peinture pour dire que vous œuvrez en faveur des modes doux ?

– Personnellement je n’ai rien peint !

– Vous voyez très bien ce que je veux dire !

– Non.

– C’est pourtant pas dur à comprendre ! Combien il y a de kilomètres de rues à Lyon ?

– Mais comment voulez-vous que je le sache ?

– Un député pourrait savoir ce genre de chose ! Ce n’est pas incompatible avec la fonction !

– Si un jour je postule à la mairie, je me renseignerai, promis ! 

– Bon. Disons que s’il y a mille kilomètres de rues, avec des pots de peinture vous comprenez qu’il est facile de faire mille kilomètres de pistes cyclables !

– Certes. Et c’est mal ?

– Je ne dis pas que c’est mal ! Moi je suis favorable à ce que les vélos soient prioritaires dans toutes les rues ! Mais peindre un vélo sur le sol cela ne fait pas d’une rue un axe favorable aux vélos !

– Cela a au moins le mérite de rappeler aux automobilistes qu’ils ne sont pas seuls.

– La belle affaire ! Ils passent leur temps à rouler sur des vélos peints au milieu de la route ! Jusqu’au jour où ils ne font plus la différence entre un vélo peint et un vrai cycliste !

– N’exagérons rien !

– J’exagère ? Vraiment ? La vérité c’est que les temps restent très favorables aux pollueurs ! Tout leur est dû ! Les voitures sont devenues obèses ! Pourquoi ? Pour la sécurité des automobilistes !

– Certes. Et c’est mal ?

– Je ne dis pas que c’est mal ! Je dis seulement qu’aujourd’hui une voiture de petite taille prend plus de place qu’une berline des années 80 ! Mais cette place en plus que prennent les voitures c’est de la place en moins pour les vélos !

– Il vaut peut-être mieux une voiture un peu plus grosse mais qui détecte la présence d’un cycliste dans un angle mort.

– C’est du gadget et ça le restera tant qu’il y aura un humain derrière le volant ! A force de renforcer la sécurité des automobiles, les automobilistes se croient invulnérables ! Faut avoir de la chance pour tomber sur celui encore capable de faire la différence entre les infos à la radio, Tom Tom qui braille « Dans 20 mètres tournez à droite ! », les enfants qu’appellent au téléphone pour demander à papa de ne pas oublier les Kinder, et tous les signaux sonores qu’émet la voiture, « Bip ! Attention à droite ! Bup ! Attention devant ! Bop ! Attention à gauche ! Ding Ding ! Pensez à faire le plein, la prochaine station Total vous offre 10 points de bonus fidélité pour tout achat de dix paquets de chips. » Moi sur mon vélo ça ne me viendrait pas à l’idée de téléphoner ou même d’écouter de la musique ! Pas d’airbag, pas de carrosserie, pas de ceinture, voilà qui incite à la prudence !

– C’est pas l’idée générale que je me fais des cyclistes ! Qu’ils commencent par mettre un casque !

– Parce que vous pensez que je ne porte pas de casque ? Évidemment que je porte un casque !

– Vous peut-être, mais ne prenez pas votre cas pour une généralité ! 

– N’inversez pas la situation ! Que les cyclistes aient ou non des casques, c’est pas eux qui tuent des automobilistes !

– C’est pas dit !

– Comment ça c’est pas dit ? Vous croyez qu’il se passe quoi quand une voiture percute un vélo ? Que la voiture dit « Aïe ! » ?

– Non mais il peut aussi arriver qu’une voiture aille dans le décor simplement parce que son conducteur a voulu éviter un cycliste se croyant seul sur la route !

– Oui, oui ! Bien sûr ! Bien sûr ! Un cycliste, un chien, un chat qui traverse ! Mais l’automobiliste n’est-il pas tenu d’avoir la maîtrise de son véhicule ? Or visiblement c’est loin d’être toujours le cas ! Les cyclistes sont de plus en plus en danger parce que vous, les politiques, vous croyez qu’il suffit de peindre des vélos sur la route !

– Encore une fois je n’ai rien peint !

– Alors ne peignez rien ! Je vous file une truelle et un seau et vous irez faire de vraies pistes cyclables  où les cyclistes peuvent avancer sans craindre pour leur vie à chaque instant !

– Comme si l’agglomération n’avait pas fait de vraies pistes cyclables ! Y en a plein !

– Trop peu, trop courtes ! J’habite à cinq kilomètres de mon travail par la voie la plus directe, plein Est ! C’est exactement la distance dont on dit qu’elle est idéale pour le vélo. Sauf que si je veux vraiment prendre des pistes cyclables sécurisées, il faut que je mette le cap au sud, puis que j’aille à l’est, avant de remonter au nord. Au total c’est sept kilomètres et c’est plus tout à fait la même chose ! Vous comprenez ?

– Mais oui mais bon, Rome ne s’est pas faite en un jour ! On ne peut pas transformer du jour ou lendemain toutes les rues de Lyon !

– C’est pourtant exactement ce qu’on fait en peignant dans tous les sens des vélos dans toutes les rues ! Tout cela est parfaitement annonciateur d’un manque flagrant d’ambition parce que Lyon n’arrive pas à dépasser l’ère de l’individualisme automobiliste ! Si on avait vraiment de l’ambition pour des modes de transport écolos, on supprimerait des rangées entières de places de stationnement pour créer des pistes cyclables.

– C’est exactement ce qu’on a fait dans ma rue.

– Eh bien il faut le faire dans beaucoup plus de rues !

– Personnellement je n’ai rien contre mais quand on le fera dans votre rue, il faudra accepter quelques aléas !

– Lesquels ?

– Par exemple l’impossibilité de garer un véhicule sans bloquer totalement la rue, ni donc de déménager avec un monte-meuble, ou toute chose occasionnellement utile. Je peux vous assurer que c’est très contrariant quand l’occasion se présente !

– Ça c’est parce qu’on a pris l’habitude de tout organiser en fonction de l’automobile ! Si vous habitiez à Venise cela ne vous empêcherait pas d’avoir des meubles !

– C’est plus facile à dire quand on n’est pas concerné directement. De plus, quand vous aurez supprimé toutes les places de parking, vous allez les garer où les voitures ?

– Quelles voitures ?

– Toutes les voitures qui sont garées dans les rues ! Suffit de jeter un œil par la fenêtre !

– Quand tout le monde ira à vélo, nécessairement, il y aura moins de voitures !

– Tout le monde ne peut pas aller à vélo et aller à vélo ne signifie pas qu’on ne possède pas de voiture.

– Peut-être mais vous ne pouvez pas nier que la ville a été largement remodelée au siècle dernier pour le développement d’un mode de transport individualiste et polluant ! On est même allé jusqu’à supprimer les tramways ! Aujourd’hui on les remet partout ! Donc globalement cela signifie le retour en force des transports en commun ou bien de moyens individuels qui prennent moins de place et polluent moins. Dans ce schéma là ce n’est pas à moi de dire où on va garer les voitures de ceux qui persistent à en avoir une en la laissant 95 % du temps stationnée sur l’espace public ! Qu’ils s’achètent un garage ! Non mais sérieusement ! Ma rue est relativement commerçante mais vous ne croisez pas deux poussettes sur les trottoirs tellement ils sont étroits ! Mais pour l’automobile on a fait deux voies de circulation et deux rangées de places de stationnement ! Les samedis vous pouvez compter une automobile qui passe pour plus de cent piétons. Vous trouvez cela normal qu’on consacre autant d’argent et d’espace à la voiture ? Pourquoi moi je devrais payer pour la bagnole en plus de subir ses nuisances à longueur de journée ?

– Sur vos cent piétons y en a peut-être plus de la moitié qui ont tourné pendant une demi-heure pour chercher une place de parking ! Supprimer des places de parking ne fera qu’accentuer le problème !

– Quand cela deviendra vraiment l’enfer pour se garer, les gens réfléchiront à la nécessité de se déplacer autrement !

– Je crois que votre façon de voir est des plus autoritaires. En plus c’est très inégalitaire dans la mesure où effectivement les plus riches pourront toujours se payer des parkings privés très chers et garderont leur voiture tandis que tous les autres seront contraints d’y renoncer ou devront faire de gros sacrifices financiers ! Vous êtes quand même capable de comprendre que certaines personnes ont besoin de leur voiture tous les jours parce qu’elles travaillent loin de chez elles dans des zones mal desservies ! Vous croyez que c’est marrant de se taper des correspondances de métro et de bus ? Ben non ! 

– Ah mais moi je vous le dis tout net ! Je pense que beaucoup de gens en sont venus à faire des choix sous la contrainte et qu’il n’y a rien d’insupportable à l’idée de les contraindre désormais à faire des choix en sens inverse. Appelez-ça comme vous voulez ! De l’écolo-fascisme comme disent certains qui sont souvent les premiers défenseurs de ce que moi j’appelle l’économico-fascisme ! Et si c’est l’égalité qui vous importe plus que l’écologie, il y a bien d’autres moyens d’avoir une société plus égalitaire qu’en permettant à tout un chacun d’avoir une bagnole qu’il peut poser où il veut quand il veut sur l’espace public !

– Oui enfin, c’est pas gratuit non plus !

– Encore heureux ! Vous pensez égalité alors que la bagnole est un fléau pour les pauvres ! Toute notre économie s’est articulée autour de la possibilité de faire des dizaines de kilomètres par jour pour aller bosser ! Sans cette possibilité l’aménagement du territoire serait très différent et les gens travailleraient plus près de chez eux ! Tout le monde y trouverait son compte !

– Je ne vois vraiment pas comment vous pouvez affirmer cela ! Il y a bien des pays où peu de gens ont des voitures et ça ne les empêche pas de construire des villes tentaculaires où la misère et les inégalités font rage !

– Mais nous on n’est pas un pays du tiers-monde ! On se tiers-mondise justement à cause des déséquilibres territoriaux créés par la toute-puissance de la bagnole !

– C’est très contestable comme point de vue ! Je déplore personnellement la manière dont des zones se désertifient et d’autres deviennent surpeuplées mais je ne pense pas que cela soit la faute des réseaux routiers. Au contraire les pays du tiers-monde sont sous-équipés en infrastructures. Les raisons sont à chercher ailleurs. Si le charbon avait encore le vent en poupe en Europe il y aurait peut-être moins de monde à Lyon et plus à Saint-Étienne ; l’économie a ses impondérables.

– Balivernes ! L’économie n’a plus ses impondérables dès lors que tout se joue sur la course aux bas salaires ! On a décidé que le prix du transport devait compter pour un minimum et le prix des gens pour un maximum ! C’est sûrement plus facile d’amener des tonnes de trucs made in China à Bordeaux qu’à Paris mais c’est pas pour cela que Bordeaux va croître plus vite que Paris ! L’aménagement du territoire actuel et massivement le fruit de choix politiques qui ont été faits ou pas faits ! Il y a des trous perdus dans le nord-est de la France où on pourrait très bien faire pousser une mégapole de cinq millions d’habitants à proximité de dynamiques Länder allemands qu’on envie tant !

– Certes, et Paris pourrait être à plus au centre de la France mais dans ce domaine c’est un presque un phénomène naturel que de voir les gros devenirs obèses et les minces maigrir. Difficile de lutter contre une forme de synergie.

– Ah bon ? Je crois personnellement que c’est tout à fait possible de lutter dès lors qu’on ne croit pas utile de dessiner des toiles d’araignées en bitume autour des points où l’on a décidé d’entasser le bas peuple ! Des autoroutes à six voies qui s’entremêlent, on peut toujours arguer qu’on les fait parce que c’est nécessaire au vu de la répartition de la population mais elles participent beaucoup plus à cette répartition, justement, qu’elles n’en sont la conséquence inéluctable !

– Ça se défend… enfin oui, il y a nécessairement une forme de synergie mais il n’empêche que les autoroutes c’est tout de même indispensable !

– Pourquoi ?

– En premier lieu pour la sécurité ! Et secondairement parce qu’un pays sans autoroutes aurait bien du mal à exister dans l’économie actuelle ! Entre une région bien desservie et une autre mal desservie le choix des investisseurs est vite fait !

– Mais pourquoi diable ramener sans cesse ces questions au choix de supposés investisseurs ?

– Que nous le voulions ou non, ainsi va la marche du monde ! 

– Et le résultat ? Vous en êtes content ?

– C’est à dire ?

– C’est à dire qu’effectivement s’il y a des manières de ne pas rebuter les détenteurs de pognons, l’âne a tendance à ravager sa pâture ! Je ne suis pas un grand voyageur alors j’ignore si tous les pays riches ou en fort développement construisent des autoroutes à tour de bras ; mais je suis bien convaincu que l’obsession de l’investissement est la même partout. Du coup vous avez plutôt l’impression que l’innovation a tendance à s’accélérer ou à ralentir ?

– Difficile en profane de voir le moindre signe de ralentissement en ce domaine. Mais encore faudrait-il savoir ce que l’on mesure.

– La seule chose qu’on mesure à coup sûr c’est la croissance ! Et vu qu’il y a que ça qui compte, pour faire bonne figure on la mesure à l’échelle du monde histoire de mettre en sourdine les piètres résultats des pays déjà saturés d’un trop plein de choses inutiles ! Évidemment, quand on est déjà à la surface, la seule façon de monter c’est de rajouter de l’eau ! N’en jetez plus la coupe est pleine ! Les trois quarts de l’humanité n’ont pas atteint un confort que nous jugerions inférieur à celui dont jouissaient nos grands-parents. Alors il faut investir, investir encore pour que notre confort s’améliore et que celui du monde entier suive le rythme. C’est pas grave si en quelques décennies de cette logique notre écosystème est tout simplement menacé d’effondrement ! Non c’est pas grave ! C’est pas grave si l’humanité se donne les moyens pour son confort de faire disparaître en quelques années plus d’espèces animales et végétales qu’un météorite géant s’abattant sur la terre. C’est pas grave si l’on suffoque, si l’on tousse, si l’on a les yeux qui pleurent, en hiver, au printemps, en été, à l’automne, du moment qu’on investit suffisamment pour faire émerger et vendre à bon prix les molécules qui calment la toux et assèchent les yeux tant et si bien qu’il en faut d’autres pour les réhumidifier. C’est pas grave si l’homme qui n’a jamais plus chaud, ni froid, ni faim et ne craint guère pour son intégrité physique se sent obligé de se gaver de pilules pour espérer trouver le sommeil ou simplement entrer en contact avec son prochain sans être submergé par l’angoisse. Tout cela n’est pas grave tant le résultat est patent ! Nos aïeux pas si lointains vivaient jusqu’à 50 ans et nous jusqu’à 80, certes souvent apeurés et branchés sur le secteur, mais avec un cœur qui bat à défaut d’un cerveau qui résonne !

– Écoutez ! Je suis tout à fait d’accord avec vous...

– Non c’est faux ! Vous n’êtes en aucun cas d’accord avec moi ! Sinon vous ne sortiriez pas des phrases du genre :«L’économie a ses impondérables ! »En toute sincérité j’ai plus de respect pour un type comme Trump aussi idiot soit-il que pour 99 % de notre assemblée nationale, vous y compris.

– Ce n’est pas très fair-play de venir dans mon bureau pour me dire cela. J’imagine que vous avez aussi plus de respect pour Macron que p…

– Chut ! Ne prononcez pas ce nom devant moi !

– Ah !

– Quoiqu’il ait le mérite de dire tout haut ce que beaucoup de vos congénères pensent tout bas, surtout quand il oublie qu’il est entouré de micros, je concède que je ne peux vraiment pas le saquer !

– Et Trump non ?

– Pareil mais il est moins manichéen ! Je crois qu’il est réellement assez idiot pour penser ce qu’il dit à propos du réchauffement climatique ! Donc il y a une forme d’honnêteté chez lui. Je préfère le genre de type qui annonce qu’il veut manier du bâton plutôt que celui qui dit qu’il faut ménager la chèvre et le chou alors qu’il a clairement l’intention de tabasser la chèvre avant même qu’elle soit en vue du chou ! Et vous vous êtes le troisième larron, celui qui caresse la chèvre mais la laisse se faire tabasser et finit par se faire inviter à la table du planteur de choux !

– Laissez-moi réfléchir !   Hum…  Non je ne crois pas ! D’ailleurs si vous avez l’intention de me corrompre un jour, levez-vous de bonne heure !

– En politique la simple abdication est une forme de corruption ! Peu importe si vous n’acceptez pas de valises de billets mal blanchis ou des pots de vins ! Quand on rentre dans une posture de reniement de ses engagements avec en tête le scrutin suivant, on entre illégitimement dans la carrière en se justifiant par des maximes imbéciles du genre « Y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis ! » Et c’est, selon moi, tout à fait assimilable à une forme de corruption dès lors que les mandatures s’accompagnent d’un niveau de vie des plus confortables !

– Comme vous y allez ! D’abord je tiens à vous signaler que ce n’est pas une partie de plaisir et que c’est même un travail plutôt harassant ; ensuite je vous rappelle que je n’en suis même pas à la moitié de ce qui est jusqu’ici mon premier et unique mandat ! Alors c’est un bien vilain procès que vous me faites là !

– Ne le prenez pas comme une attaque personnelle !

– Excusez ma susceptibilité !

– Ce que je veux dire c’est qu’on n’avance pas d’un poil pour la simple raison qu’il y a toujours un argument relatif à la concurrence internationale ! Au bout du compte la droite n’a même plus besoin de se référer à ses auteurs principaux, ou bien pour la forme ! Les théories concernant la nature humaine qui ont construit l’homme économique trouvent toujours leur justification dans la réalité mais, manque de bol, les différents comportements observables permettent de construire tout aussi bien l’anti-homme économique ! Ces théories n’auraient pas suffit à façonner le monde sans leur mise en œuvre par ceux qui affirment ne pas y adhérer ! Faire la politique de son adversaire en disant que si on ne le fait pas un autre le fera de manière plus brutale, c’est une belle connerie !

– Pragmatiquement ce n’est pas non plus une contre-vérité !

– C’est une contre-vérité de dire que la droite mène sa politique de manière plus brutale que la pseudo gauche pressée de l’imiter ! La pseudo-alternance c’est de la merde ! La meilleure chose qu’il aurait pu nous arriver c’est que ceux qui s’affirment vraiment en tant qu’extrême-droite financière ne lâche jamais le pouvoir dans tous les pays qui comptent au rang de puissance économique. Au moins elle serait forcée de prendre à son compte le désastre qu’elle amène au lieu de brailler sans cesse que les problèmes viennent de ce qu’on n’a pas appliqué à 100 % ses idées !

– L’extrême-droite financière ?

– Vous ne comprenez pas le terme ?

– C’est à dire que… Je ne suis pas sûr de vous suivre tout à fait.

– Si vous je vous disais que je milite dans un parti qui veut abolir totalement la propriété privée et entend soumettre toute l’activité économique au contrôle de l’état. Que parallèlement je sois pour ou contre le mariage gay, que je sois pour ou contre l’égalité des femmes, que je sois pour ou contre l’abolition des frontières, qu’est-ce que vous retiendriez de mon programme ? Qu’il est un programme de la gauche la plus extrême ! Alors le soi-disant progressisme moral dont voudrait se parer le président Macron et par lequel il a cru devoir positionner ses petits soldats à gauche des Républicains ou du Rassemblement National dans l’hémicycle où vous siégez, permettez-moi de vous dire que dans l’urgence qui est la nôtre, on en a un peu rien à carrer ! La vérité c’est que si l’on s’en réfère à des critères purement économiques, les violets mènent une politique d’extrême-droite à faire pâlir de jalousie les bleus et les bleus-marine qui sont autant d’extrémistes en puissance malgré qu’ils s’en défendent pour mieux capter l’électorat sans cervelle ! J’ai pas raison ?

– Je ne vous donnerai pas tout à fait tort sur le sujet.

– A la bonne heure ! Ce qui m’étonne c’est que l’on ne cesse de dire qu’actuellement les frontières politiques sont brouillées et poreuses alors qu’un simple petit exercice intellectuel permet de bien replacer les choses. Imaginez que nous n’ayons pas une assemblée mais deux assemblées élues en même temps mais dont les champs législatifs sont bien distincts !

– Bien distincts ? Cela me paraît déjà être un vœu pieu ! Quels seraient vos critères ?

– Eh bien ma foi, on ne les choisirait pas selon des vérités absolues mais on les définirait aussi bien qu’on définit le champ d’exercice des ministères !

– Mauvais exemple tant les ministères sont changeants à travers l’histoire !

– Ces choses-là pourraient très bien être définies constitutionnellement si on souhaitait de la stabilité. Mais peu importe ! L’important c’est que chaque candidat pour une assemblée sache quelles sont les limites de son domaine de législation et se positionne sur ce domaine-là. Bien entendu on ne pourra pas être à la fois élu dans l’une et dans l’autre assemblée. Il est possible et probable que les couleurs des deux assemblées ne soient pas exactement les mêmes. Mais chaque assemblée fera paire avec un certain nombre de ministères et la répartition de l’enveloppe budgétaire globale ne pourra pas être modifiée sinon par référendum. C’est à dire que si le budget global de l’État est en baisse, sa répartition en pourcentage pour les deux blocs de ministères ne sera pas modifiée. Un ministère ressortissant d’une assemblée pourra voir une partie de son budget allouée à un autre ministère ressortissant de la même assemblée. Par exemple on pourra avoir d’un côté les ministères de l’intérieur, de la défense, de la justice, de l’éducation nationale, de la culture, des sports. De l’autre ceux de l’économie et des finances, du travail, de la santé, de l’agriculture. Le président devra choisir des ministres représentant la majorité de l’assemblée en question même si son parti n’est majoritaire que dans l’autre. Cela peut conduire à une forme de cohabitation partielle mais de toute façon on peut également envisager un régime réellement parlementaire avec un président au pouvoir amoindri et élu par les deux assemblées.

– C’est un poil alambiqué. Je crois comprendre que vous faites le tri par rapport à une forme de morale. Vous supposez que la morale devrait moins entrer en compte en ce qui concerne le travail qu’en ce qui concerne la défense ?

– En quelque sorte oui ! Mais je vous ai donné cela pour l’exemple ! Dans le travail il pourrait y avoir des pans législatifs qui sont débattus par l’assemblée traitant du droit des gens. Je préfère l’idée de droit à celle de morale même si ceux qui voudraient expurger l’idée de morale font de la sémantique individualiste. Le droit et la morale ne peuvent pas s’exclure l’un l’autre. Pour moi il est naturel de considérer que les modes d’action de nos forces de l’ordre et de défense soient dans le champ de la morale. C’est une autre façon de dire que les modes d’action des forces de l’ordre doivent être encadrés par la volonté de préserver les droits individuels de la violence collective tout comme la collectivité cherche à se prémunir de la violence des individus. Cela ne signifiera pas que les décisions d’une assemblée traitant du droit des gens et de la violence collective seront plus morales au sens de ma propre morale ! Cela permettra simplement de mieux cerner nos élus, donc de mieux les élire en quelque sorte. Prenez un élu de l’assemblée traitant plus spécifiquement de chiffres que de droit et de morale et qui vote manifestement en faveur de la finance d’extrême-droite, cet élu ne sera plus en mesure de fanfaronner qu’il a, en tant qu’élu, des positions pleines de mesure et progressistes parce que par ailleurs il est pour le mariage gay et pour le droit des enfants à coucher avec leur maîtresse d’école ! Non ! Il sera considéré comme un élu d’extrême-droite dans son domaine de législation !

– Je ne suis pas sûr que l’ensemble des français partage vos points de vue sur ce que cela signifie d’être d’extrême-droite en matière de finance et d’économie !

– Croyez-moi deux assemblées ainsi constituées seraient très formatrices à ce sujet dès lors que la soi-disant porosité des frontières deviendrait bien moindre. J’en reviens à mon exemple d’une économie totalement communiste et totalement centralisée ! Positionnons-nous d’un point de vue libéral et admettons qu’on appelle cette économie une horrible dictature communiste !

– Le terme ne m’apparaîtrait pas usurpé.

– Moi non plus ! C’est pas comme si je portais l’URSS et la Chine dans mon cœur. Or une logique d’opposition entre lois du marché débridées et dirigisme étatique semble assez pertinente pour positionner les élus sur un hémicycle traitant majoritairement de questions d’ordre économique. Nos partisans d’un tel communisme seraient inévitablement placés à l’extrême gauche, quoiqu’à l’heure actuelle il est peu probable qu’ils trouvent à se faire élire.

– Peu probable et peu souhaitable.

– Oui mais dès lors on est en droit de réfléchir à ce que cela signifie d’être simplement de gauche, ou bien centriste, ou bien de droite, et surtout d’être d’extrême-droite dans une telle assemblée ! Est-ce que par exemple considérer que les individus ont le droit d’entreprendre mais que ce droit d’entreprendre ne s’applique pas à certains domaines dans lequel l’État s’arroge un droit de monopole par l’entremise d’entreprises publiques, est-ce que cela ferait de vous un affreux gauchiste ou bien un centriste ?

– Eh bien j’imagine que cela pourrait dépendre du nombre de domaines ainsi réservés considérés.

– Certes, mais à priori, un État qui cherche à soustraire ses routes, son énergie, son rail ou même sa fabrication d’armes de la loi du marché ne devient pas une dictature communiste dans la mesure où il laisse l’accès à la propriété privée, autorise les gens à se faire paysans, commerçants, artisans, libéraux, entrepreneurs. De mon point de vue c’est une position qui peut très bien se situer quelque part entre la droite de la gauche et la gauche de la droite. Cela n’est en aucun cas extrémiste. Et il y a de multiples formes d’interventionnisme d’État qui sont plus ou moins considérées comme anti-libérales mais ne transforment en aucun cas une nation en dictature communiste. Maintenant positionnons-nous de l’autre côté de l’échiquier… ou de l’hémicycle pour rester cohérent. L’opposé de la dictature communiste c’est l’anti-dictature ultra-libérale ? C’est donc la liberté absolue ?

– Euh… La question est complexe. La liberté absolue ne peut pas exister même en termes purement économiques. Ou alors il faut prouver qu’elle conduit nécessairement à une forme d’équilibre harmonieux. C’est pour cela que le libéral convaincu ne peut pas se considérer comme un extrémiste même sur un point de vue économique et même si vous tenez à le placer en opposition au communisme supposé dictatorial. Lui il se considère comme un homme mesuré dès lors qu’il pense que le système qu’il défend conduit à l’équilibre donnant la meilleure quantité de bonheur global.

– Oh mais j’entends bien les prétentions dogmatiques ou utopiques ! Mais il se trouve que dans les hémicycles il y a potentiellement deux extrêmes qui se font face et non pas un extrémisme intolérant faisant face à des anges faits hommes. Si les nazis ont détestés autant que les américains l’URSS c’est peut-être que ces deux-là avaient quelque chose en commun et que ce quelque chose était exacerbé chez les nazis ! Pourtant ce n’est pas le non-interventionnisme d’état que l’on louerait chez les nazis. Alors à contrario en viendrait-on à supposer que les soviétiques et les nazis seraient du même côté d’un hémicycle ne traitant que de questions économiques ? Vous y croiriez ?

– C’est peut-être cette idée qui autorise les libéraux idéalistes à se considérer comme des individus pleins de mesure.

– Sans doute mais regardent-ils la vérité en face ?

– Vous me faites de plus en plus penser à un de nos concitoyens que j’ai reçu il y a peu. Mr Boudard. Vous êtes de sa famille ?

– Non mais cet homme doit être très intéressant ! La vérité c’est que dans les affaires humaines il n’y a rien qui approche de près ou de loin un ordre naturel ou je ne sais quel concept incongru ! On peut comme beaucoup se livrer à moult exercices pour tenter d’ancrer le fantasme dans la réalité mais pour ne pas finir par admettre la limite de la méthode, il faut avoir de sacrées œillères !

– De quoi parlez-vous au juste ?

– De l’idée de main invisible, d’équilibre général, de marché auto-régulé, tout ça tout ça !

– Je ne sais pas. N’y a t-il pas au moins un exemple de marché qui a été relativement efficient et, en quelque sorte, équilibré et auto-régulé ?

– A quelle marché pensez-vous ?

– Je pense plus généralement aux meilleurs siècles de l’Islam. On peut considérer que c’est une économie de marché avec peu d’interventionnisme d’état concernant le fonctionnement du marché. Mais un marché de marchands, pas un marché de capitalistes.

– J’ignore à peu près tout de cette époque et surtout comment on empêche des marchands de devenir des capitalistes. Mais j’imagine moins le résultat d’une main invisible qu’un équilibre né de garde-fous empêchant l’accaparement de la richesse par quelques-uns au détriment des autres. En outre il faut se méfier des analyses concernant les ères économiques en expansion soutenue par des conquêtes militaires.

– Sans doute.  

– Pour moi s’il était possible de définir un état naturel on ne pourrait le déduire que d’une économie en autarcie ou totalement globalisée, ce qui devrait revenir au même sauf qu’on est d’autant moins capable d’expliquer l’économie quand elle est plus vaste et complexe. Les économistes repartent toujours des mêmes concepts issus de la micro-économie eux-mêmes conçus à partir des hypothèses les plus douteuses. Aujourd’hui on parle de monde globalisé mais ce n’est pas le cas tant que le processus est en cours. Un processus d’ouverture en cours ne dit rien sur un état naturel sous-jacent, et encore moins lorsque la dynamique ressort principalement des déséquilibres entre deux économies s’ouvrant l’une à l’autre. Je ne prétends pas que le commerce entre deux zones ne puisse pas être profitable à l’une et à l’autre, simplement qu’il est antinomique de tenter de démontrer que les gains mutuels sont automatiques tout en s’appuyant sur des supposées lois naturelles. S’il y avait des lois naturelles capables d’expliciter le comportement d’individus au cœur d’une cellule familiale, on ne tenterait pas d’en faire la démonstration en prenant exemple sur l’interaction entre deux familles ! Mais j’en reviens à mon sujet…

– Le vélo ?

– Non, pas déjà, l’assemblée économique ! Quoiqu’en disent les meilleurs siècles de l’Islam, l’idée d’un non-interventionnisme d’État me semble assez fallacieuse. Il y a toujours intervention, soit de l’État, soit d’une entité supérieure, un État ingérant, une entité supranationale. Il me semble que quelque soit le pays que l’on choisisse, quand on le juge économiquement interventionniste c’est qu’il a quelques prétentions redistributrices, donc qu’il intervient ou qu’il prétend intervenir dans l’intérêt d’une proportion conséquente de la population. A contrario quand on le juge libéral c’est à mon sens qu’il intervient expressément en faveur du sommet de la pyramide.

– Oui mais l’intervention dans ce dernier cas sera moins sûrement économique. Quand le pouvoir économique est entre quelques mains il a surtout besoin de sécuriser son environnement. Donc c’est plutôt sur des dispositions législatives que l’État va intervenir, comme par exemple affaiblir le droit du travail ou les normes environnementales.

– Oui, ou envoyer ses flics pour mater les grévistes. Mais pas que ! Parce que même des États jugés peu interventionnistes sont des machines à dépenser du fric. Faudrait que le Pentagone fasse systématiquement des appels d’offre internationaux non biaisés pour qu’on ait l’ombre d’un doute concernant la réalité du libéralisme occidental. Mais l’idée que les masses s’en font est nécessairement très variable d’un pays à l’autre. Dans une économie dominante le système génère suffisamment de revenus pour nourrir des pans entiers de la population. Qu’importe dès lors si les pays libéraux ont toujours une frange de la population dans le quart-monde, le système est massivement appuyé par tous ceux qui ont l’intuition qu’ils sont mieux lotis que la moyenne. Le libéralisme économique dans des pays moins avancés ou en déclin a nécessairement plus de mal à sauver les apparences parce que moins il y a à partager plus les écarts se creusent. Dans ce contexte l’autoritarisme étatique, à défaut de l’interventionnisme économique, doit contrecarrer toute velléité de changement politique. Hormis chez les vrais puristes à la vue déficiente le libéralisme économique est bien souvent un discours de façade car en arrière-plan tout est acceptable du moment que les milieux d’affaires y trouvent leur compte. Prenez l’Algérie ! A bien des égards tout le monde peut s’accorder pour dire que ce pays aurait peu à faire pour être plus performant et qu’il ne forme pas un modèle de gouvernance libérale quand bien même il n’est pas totalement rétif aux injonctions du FMI et de la Banque Mondiale. Mais quoiqu’il advienne du revenu moyen et de sa répartition dans ce pays, les puissances dominantes s’en accommoderont toujours tant que certaines de leurs entreprises y font leur beurre. Aux États peu puissants, peu démocratiques et peu libéraux, la seule chose qui importe pour leur survie c’est d’être suffisamment libéral vis-à-vis des investissements étrangers. Toutes les ingérences occidentales dans les pays émergents ou ceux du tiers-monde sont guidés par cette idée. Le libéralisme économique ce n’est jamais « laisser faire, laisser aller », c’est une œuvre permanente de déconstructions et de constructions officielles ou officieuses. D’abord parce qu’au départ les entraves commerciales existent et qu’il faut être bon comédien pour laisser entendre qu’elles sont toujours un frein au développement. Si dans mon assemblée économique vous pensez siéger au centre, vous savez que les réglementations commerciales sont des leviers dont il est possible de se servir à bon escient. Elles ne sont ni bonnes ni mauvaises par principe, il est aussi absurde de dire qu’il ne faut rien laisser passer que de dire qu’il faut tout laisser passer, n’admettre aucune norme restrictive, ne penser qu’il n’y a aucun secteur stratégique méritant quelque protection.

– Si vous êtes dans une vraie union douanière, vous êtes bien dans le second cas.

– Vous en avez une en tête qui ressemble à une réussite fantastique ? Même l’Europe est en proie à des problèmes qui font douter de sa pérennité ! A vrai dire j’aurais aimé voir ce que cela aurait donné si on était resté à six ou douze mais les puissances financières avaient tout intérêt à amener du déséquilibre car c’est sur celui-ci qu’elles font le mieux leur beurre. La puissance financière et les écarts technologiques sont avant tout des héritages de violences guerrières et guère la résultante d’une plus ou moins grande aptitude au commerce. Adam Smith était bien convaincu que le commerce était amplement supérieur à la conquête guerrière pour le bonheur des hommes, mais il n’empêche que si chacun avait toujours préféré le commerce à la guerre, la répartition des richesses sur la terre serait bien différente. Il est alors très facile de se positionner en héritier des valeurs libérales quand on est d’abord des héritiers tout court. Je ne dis pas que tout héritier trouvera ses intérêts dans la promotion d’un libéralisme commercial ; il y a bien des fortunes qui se sont faites grâce à l’absence de concurrence internationale sur des marchés protégés par le concours de l’État. Mais dans un monde dominé par la possession de titres financiers et la possibilité de transférer rapidement des usines entières dans des pays où la main d’œuvre est bon marché, il faut être notoirement incompétent pour devenir pauvre quand on est né riche. Ce n’est pas tant de l’avantage des nations à l’ouverture commerciale dont il faut traiter mais de l’avantage des individus qui rentrent dans la course avec des kilomètres d’avance.

– Vous ne croyez pas que le réel argument en faveur du libre-échange c’est justement l’investissement direct étranger et les possibilités de transfert technologique qui en découlent ? Que ces écarts technologiques soient des héritages qui doivent peu au commerce ne change rien à la donne. Comment, seul, pourriez-vous être en mesure de les combler en partant de tout en bas ?

– Vous pourriez trouver un pays développé sympathique disposé à vous transférer amicalement son savoir-faire !

– Trêve de plaisanterie ! Il me semble que les libéraux n’ont jamais dit qu’il fallait compter sur la générosité d’autrui mais sur son égoïsme. En ce point la pensée libérale reste cohérente. 

– Je sais. Tout comme je ne sais pas trop quoi penser de la réalité des transferts de technologie. Je pense qu’on peut convenir que la Chine est le meilleur exemple en ce domaine mais le processus par lequel c’est advenu rentre-t-il dans le cadre de la rhétorique libérale ? Pas vraiment ! En premier lieu par que c’est tout le contraire d’un État non-interventionniste puisque c’est un État planificateur en plus d’être un État autoritaire et, sous bien des aspects, dictatorial. S’il avait été un État non-interventionniste gageons qu’il ne serait pas actuellement en mesure de faire flipper autant nos amis américains concernant leur prééminence.

– Un libéral prétendra que la Chine aurait déjà dépassé largement les USA si elle avait joué le jeu du libre-échange intégral.

– Il peut prétendre ce qu’il veut, apporter les preuves de ce qu’il avance est une autre paire de manches ! J’ai parfois entendu des libéraux déballer des arguments à faire rougir de honte un acharné de la théorie du complot tant ils montaient haut la barre de la mauvaise foi. Par exemple, considérant la décennie des années 30, qui fut économiquement catastrophique notamment aux USA, un libéral pointera du doigt la responsabilité du New-Deal et ses échecs. Il cible un truc intervenu tardivement dans la période à l’exclusion de tout le reste, oubliant jusqu’à l’évocation de la crise de 29, un détail de l’histoire tant qu’il n’est pas en mesure de mettre en avant la responsabilité manifeste de l’État en la matière. Cette manière de faire, qui consiste à mettre toutes les réussites au compte de la mise en œuvre de ses idées et tous les échecs au compte de celles de ses adversaires, ça me dépasse. Merde alors ! Si vous avez un esprit porté sur le collectivisme et que vous n’êtes pas fichu de penser l’URSS ou même les déviances de simples coopératives comme des échecs à méditer, vous êtes du même acabit que ces libéraux-là ! Alors moi je crois que si la Chine avait simplement décidé de s’ouvrir à tout vent, et en supposant que les occidentaux aient fait de même, une bien plus grande part des fruits de sa croissance serait entre les mains d’actionnaires occidentaux. Ce qui se serait passé précisément je n’en sais rien, mais le fait est que si elle considère le chemin parcouru en tant que nation, elle est dores et déjà en mesure de s’inviter dans toutes les discussions importantes alors qu’elle comptait pour partie négligeable il y a 40 ans ! Et elle l’a fait sans menacer qui que ce soit militairement !

– Mais un vrai libéral n’est-il pas dans l’attente d’un monde réellement sans frontières ? En ce sens la réussite n’est pas à mesurer sur la base de la nation mais de la somme des bonheurs individuels.

– Certes, mais si j’ai la conviction que les théories libérales sont truffées d’ethnocentrisme, à contrario je doute que la vocation du libéralisme économique soit la lutte contre le nationalisme.

– Cela peut tout de même y participer. Ce qui ne serait pas un mal.

– Peut-être mais si l’esprit libéral au sens large est une valeur occidentale, en quel honneur devrions-nous nous attendre à ce qu’il soit partagé par le monde entier ? Et s’il est une valeur universelle, pourquoi ceux qui sont si pressés de mettre en place des traités de libre-échange sont les mêmes que ceux qui postent des flics et posent des barbelés aux frontières ? Pourquoi les pays invoquant le mieux l’esprit libéral sont souvent ceux qui hissent le plus souvent leur drapeau en beuglant leur hymne national ! Les communistes ont leur internationale, à plus forte raison les libéraux devraient avoir un hymne à la liberté universelle si elle leur importait autant que ça !

– Y en a peut-être un.  

– Qui le connaît ?

– Pas moi. Mais je ne connais pas non plus l’internationale !

– En tout cas, la leçon de la réussite de la Chine en tant que nation et non pas en tant qu’espace de liberté individuelle serait donc plutôt : « Surtout ne soyez pas trop libéraux, ni économiquement ni moralement ! Soyez-le selon vos intérêts ! Ouvrez-vos frontières au rythme où vous le déciderez vous ! » Je doute néanmoins que cela soit reproductible, sinon peut-être pour l’Inde, comparable en terme de puissance démographique mais enfermée dans des carcans culturels qui ne sont pas ceux d’une dictature dite communiste. En un sens elle pourra représenter un meilleur modèle de développement libéral en termes purement économiques, mais le fait est que pour l’instant elle est à la traîne. Mais prenez des processus de développement s’amorçant comme en Chine, par la mise en branle d’industries gourmandes en main d’œuvre peu qualifiée, telle l’industrie textile. Quand on voit au Bangladesh des immeubles pourris avec des rangées entières de simples machines à coudre, on ne voit guère en quoi un pays aurait besoin d’investissements directs étrangers pour cela et quels transferts de technologie s’opèrent.

– Dans ce cas là la technologie est dans l’innovation textile.

– Faut le dire vite ! Dans ces millions de tonnes d’exportations y a quand même un sacré paquet de simples fringues en coton ou polyester ! L’avantage acquis des pays occidentaux importateurs est surtout dans la notoriété des marques et leur puissance de feu commerciale. C’est un bon exemple de déséquilibre indépassable. Le pays produit des choses dont il n’a pas besoin mais dont il retire une proportion infime de la valeur ajoutée. Tout cela pour que chaque occidental possède trois fois plus de fringues qu’il ne lui en faut. Et pour espérer rester dans le jeu quand on n’a pas la puissance démographique de la Chine, il faut vraiment être aux ordres des pays riches et des multinationales. Faut dira Amen à tout ! Au fond le Bangladesh, le Vietnam, le Cambodge et tous les autres à la queue-leu-leu ressemblent à une bien meilleure affaire que la Chine sauf s’ils décident un jour d’être ses obligés au sein d’une union douanière avec elle et de nous dire d’aller nous faire mettre. En attendant si leur seul avantage c’est le faible coût de leur main d’œuvre, donc le fait d’être des pays pauvres, leurs seules armes c’est comme vous l’avez souligné la lutte acharnée contre les droits sociaux et les normes environnementales ! Or ça c’est partout le pendant du libéralisme économique dans un monde en cours d’ouverture et en total déséquilibre : la lutte contre les droits sociaux et les normes environnementales. Évidemment c’est bien plus exacerbé dans les pays pauvres mais dans mon assemblée économique, qui serait celle d’un pays encore riche, c’est à cela qu’on reconnaîtrait un député d’extrême-droite : celui qui lutte contre les droits sociaux et les normes environnementales ! Et je mets dans le même camp celui qui fait obstruction au développement des droits sociaux et des normes environnementales puisque l’état d’esprit est le même. Vous comprenez bien qu’à l’heure actuelle il est plus facile de noyer des paysans chinois ou brésiliens que leurs homologues européens sous des tonnes de glyphosate ! Les populations d’Europe sont plus informées et plus en position de se préoccuper des conséquences.

– Sans doute parce qu’elles sont plus libérales !

– Vous cherchez à me provoquer ?

– A peine à vous titiller !

– Mais évidemment qu’elles sont plus libérales ! Elles ont plus le loisir de l’être en tant qu’héritières d’économies qui ont dominé le monde par la conquête militaire ! Mais voilà la nouvelle ironie ! L’esprit de l’occident, soi-disant celui qui incarne des valeurs libérales qui feraient notre terreau commun et notre différence, par lequel nous aurions le devoir de réclamer notre union, d’en être fier et même de nous barricader pour éviter l’invasion des illibéraux… pas de bol, cet esprit là est le plus enclin à contredire les excès du libéralisme économique ! Alors il faut batailler contre cet esprit ! Mettre un lobbyiste derrière chaque député d’une assemblée unique qui traitera d’état d’urgence le matin, de mariage gay l’après-midi, de pesticides le soir et du budget la nuit !

– Dites donc ! Vous avez un problème avec le mariage gay ! Vous êtes homophobe ?

– Non pas du tout. Mais le terme sonne mieux que PMA…  Alors maintenant on a une bonne idée des  députés qui siègent à l’extrême-droite de mon assemblée économique. Et je pense que leurs rangs dépassent allègrement le centre tant ils sont nombreux ! A moins de les empiler les uns sur les autres pour qu’on n’oublie pas qu’ils sont en fait d’extrême-droite ! Ils ont voté en pleine conscience, là-bas pour l’Alena, ici pour Maastricht, pour l’Euro, pour Lisbonne. Ils ont voté ici et là-bas pour le Ceta, pour le Tafta ! Ils veulent imposer des traités iniques à l’Afrique pour encore mieux la piller ! Ils sont ces représentants de l’État soi-disant au service de l’État qui veulent que l’État soit au service de l’entreprise, ils veulent un État d’extrême-droite économique, ils sont l’extrême-droite de mon assemblée économique qui finira par se voir en miroir dans mon assemblée morale ! Vous voulez savoir pourquoi ?

– Je suis tout ouïe !

– Parce que s’il y a un fond commun à la plupart des hommes, il a peut-être quelque chose à voir avec un sentiment d’injustice. Bien sûr le curseur se déplace beaucoup d’un individu à l’autre mais jouer comme les libéraux sur les vertus de l’égoïsme, c’est comme jouer avec un couteau à double-lame. Au fond même si mon voisin se soucie peu de la maladie développée par le paysan chinois qui a respiré trop de saloperies, le fait qu’il se soucie de sa propre santé peut suffire à en faire un individu dangereusement réfractaire pour le monde des affaires ! Je ne mets pas sur le compte du libéralisme la somme des désastres qui incombent à l’humain, mais le capitalisme sous toutes ses formes tout comme le communisme ont cela de particulier d’avoir mis à mal les écosystèmes de la planète tout entière en un temps record ! Alors la révolte est inéluctable ! Elle va s’étendre mais elle peut aussi s’éteindre si l’extrême-droite de mon assemblée économique se regarde en miroir dans mon assemblée morale. Or il ne vous aura pas échappé qu’il n’y a qu’une seule assemblée et que le volet économique impose son agenda. Certes le terrorisme justifie un état d’urgence mais c’est un mouvement relatif à l’économie qui en fait le mieux les frais. Tout ce qui peut menacer la construction de l’ordre libéral économique trouvera cette réponse. La menace anti-système ira grandissante et la réponse ira fascisante. L’Europe économique libérale sera tôt ou tard une Europe fasciste !

– L’issue n’est pas encore écrite.

– Presque. La Chine, encore elle, envoie de sacrés signaux concernant l’avenir. Pour moi l’avenir c’est ça, un peuple sous contrôle soumis au diktat de l’économie. Les occidentaux détestent l’idée que la Chine pourrait leur damer le pion mais ce n’est pas en allant à l’encontre de ses process totalitaires qu’elle entend s’opposer à elle. Ils vont faire exactement comme elle.

– Vous venez pourtant d’affirmer que ce n’était pas un exemple de libéralisme ! Pourquoi penser qu’il puisse y avoir une convergence à partir de deux chemins différents ?

– Mais le résultat sera le même structurellement ! Cela finira par être un pays dirigé par des puissances financières concentrées sur un très faible pourcentage de la population ! La différence c’est que leurs dirigeants battent les nôtres non seulement au jeu de Go mais également au jeu d’échecs ! Ils ne se mettent pas des bâtons dans les roues par idéalisme libéral.

– En même temps c’est plus facile quand on part d’un état purement autoritaire.

– Certes. Vous savez que beaucoup ont justifié leur appui à des dictatures latines par l’espoir qu’elles suscitaient en occident quant à leurs possibilités de se transformer d’elles-mêmes en gouvernements libéraux. On minimisait leurs exactions ou, quand on était prétendument attaché à la démocratie, on disait que c’était un mal nécessaire pour éviter la voie de la dictature du prolétariat. Des penseurs influents ont donc pu théoriser sur la manière de passer de la dictature militaire à la démocratie, mais je crois qu’il convient surtout désormais de théoriser sur la manière dont un gouvernement libéral peut se transformer de lui-même en dictature. Je crains que ce soit le seul chemin envisagé pour contrecarrer la Chine !

– Je partage votre pessimisme mais à mon sens cela sera le fruit du « progrès scientifique » entre guillemets plutôt que la volonté farouche de contrecarrer la Chine. Mais tout cela nous éloigne passablement des pistes cyclables.

– Il est à craindre que les nouvelles routes de la soie ne se fassent pas à vélo mais je n’ai pas l’intention de pédaler si loin !

– Vous pédalez déjà beaucoup ! Du moins en pensée !

– Pas dans la choucroute j’espère !

– Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

– Vous savez, moi je me suis toujours défini comme plutôt centriste, du moins relativement à toutes les idées qui circulent. Or il est clair que je me sens beaucoup plus à gauche que Macron. En même temps je me considère aussi beaucoup plus libéral que lui à bien des égards, notamment en matière de défense des libertés individuelles qui vont pour moi bien au-delà de la liberté d’entreprendre. Fatalement, Macron incarne, sinon tout ce que je déteste, du moins une grande partie. C’est assez riche d’enseignement parce qu’il est assez probable que lui et moi avons lu certains auteurs sans en faire une interprétation similaire. Les économistes libéraux célèbres sont bien souvent plus que des économistes. La liberté économique peut être un simple aspect d’une réflexion plus générale sur la liberté individuelle mais il ne suffit pas de vouloir minimiser le rôle de l’État sur les questions économiques pour se passer de l’État. Donc l’État libéral doit être construit et de telle sorte qu’il soit stable. Si vous allumez votre télé vous verrez toujours les mêmes chiens de garde du système qui recrachent inlassablement les mêmes justifications à partir de théories auxquelles ils n’ont eux-mêmes rien apporté de nouveau. Mais le penseur libéral influent peut être à l’origine de réflexions sur l’organisation de la société qu’il serait stupide de rejeter en bloc sous prétexte qu’on a une meilleure opinion que lui de l’action collective ; et même quand ce penseur devient des plus décriés parce que ses idées sont relayées par des ennemis politiques comme justification de leurs actions. Comme bien souvent le penseur en question a passé l’arme à gauche depuis longtemps, il n’est de toute façon jamais sûr qu’il s’y reconnaîtrait. Prenez l’exemple d’Adam Smith et de son célèbre ouvrage : « La richesse des Nations. » Vous l’avez lu ?

– Je crains que non mais j’en ai étudié quelques concepts à l’école. C’est très lointain au demeurant.  

– Peu de ceux qui en parlent l’ont lu de toute façon, comme beaucoup de célèbres livres d’économie. Mais il est notoire que vous trouverez des économistes anti-libéraux qui pensent que ce livre a eu une influence majeure et désastreuse sur la marche du monde ! C’est limite s’il ne serait pas à mettre au feu en place publique. Je suis totalement opposé à cette idée là parce que c’est une œuvre tout de même remarquable pour toute personne qui est en mesure de ne pas se laisser abuser. C’est magnifiquement bien écrit, très didactique et c’est aussi un livre d’un très grand intérêt historique. Si vous ne perdez pas de vue que vous êtes en droit de vous interroger sur tout ce qu’il présuppose concernant la nature humaine et la mécanique sous-jacente aux rapports entre individus, selon moi, c’est un livre qu’on peut lire et relire. Savoir quelle influence sur le monde il a pu avoir est une autre histoire, elle est probablement surestimée car ses idées étaient de toute façon dans l’air du temps. Moi ce qui m’intéresse c’est l’interprétation qu’on peut en faire ainsi que d’essayer d’imaginer ce que penserait Adam Smith de l’état du libéralisme actuel. Pas que du bien à mon avis ! Même si je conçois parfaitement que c’est un homme qui défendait avant tout les intérêts de sa classe et qui cherchait à élaborer les justifications morales au fonctionnement d’une société qui ne l’était pas vraiment, cette démarche n’était pas nécessairement dénuée de sincérité. La façon dont on perçoit un homme cela compte tout de même. Par exemple je suis intimement convaincu qu’un néoclassique comme Pigou était un type bien plus sympathique et soucieux de justice que Keynes. Mais il suffit que le second soit classé parmi les défenseurs d’un fort interventionnisme pour trouver grâce dans les rangs de la gauche alors que le propos de Keynes n’était pas autre chose que de sauver le capitalisme en crise. Tenez ! Autre exemple ! Devinez qui m’a inspiré cette idée de deux assemblées ?

– Je ne vois pas trop comment je pourrais le savoir.  

– Cela m’est venu en lisant du Friedrich Von Hayek ? Vous connaissez ?

– J’en ai entendu parlé il y a peu. Il paraît qu’il a inspiré Reagan et Thatcher.

– Et Édouard Philippe !

– C’est prometteur ! 

– Je suis très très éloigné de ses présupposés et ses conclusions en matière de libéralisme économique mais au moins c’était un libéral pour qui la conception de liberté individuelle dépassait largement le cadre de l’économie. Il était totalement anti-constructiviste. Vous voyez ?

– Pas exactement. Du moins pas dans le champ économique.

­– C’est l’idée qu’on peut construire une société dans un sens déterminé par l’action collective. Hayek croyait à un ordre spontané né de l’action de chacun, donc à l’individualisme. Cela dépasse complètement les notions de droite ou de gauche. Hayek était vigoureusement anti-nazi et anti-communiste et l’économie de marché lui semblait être la seule à même d’être conforme à la liberté individuelle. A priori j’ai une conception du droit individuel qui me ferait plutôt pencher en défaveur du constructivisme mais une fois qu’on a dit cela, on n’a rien dit. Ce qui est important c’est ce qu’il adviendrait réellement du droit individuel si on était dans une société telle que l’a imaginée Hayek. Ce serait peut-être une marche forcée vers un totalitarisme qui n’est ni une dictature communiste ni le nazisme mais qui serait tout aussi sinistre. Et rien ne dit que le capitalisme ou le marché s’affranchissent du constructivisme, j’ignore même s’il est possible d’imaginer les marchés aussi liquides que les bourses d’échange comme réellement hors-champ du constructivisme. Même si vous croyez en cette spontanéité née du droit de l’individu, même si vous êtes le plus libertarien des libertariens, à moins d’aller vivre seul dans la jungle, vous concevez que le respect du droit individuel passe par une forme d’État dont il faut élaborer les institutions. Hayek pensait qu’il fallait une assemblée chargée d’élaborer les lois en représentation de l’opinion des gens et une assemblée gouvernementale.

– Quel est le rapport avec votre assemblée coupée en deux ?

– Ce n’est pas un rapport direct sauf si l’on considère que mon assemblée, entre guillemets « morale », ressemble à sa première assemblée. Mon assemblée économique ressemble un peu à son assemblée gouvernementale dans le sens où elle décide du budget global mais je n’ai pas à imaginer comme lui tout ce qui pourrait la prémunir de choix jugés trop collectivistes par un libéral pur jus. C’est plutôt qu’en le lisant je me suis mis à penser aux problématiques de notre propre assemblée que je trouve assez peu représentative de l’opinion des gens.

– C’est vous qui le dites.

– Oui je le dis ! Haut et fort d’ailleurs !... Et c’est alors que j’ai pensé que les positions confuses entre l’économie, le droit et la morale étaient lourdes de conséquences et que deux assemblées pourraient clarifier tout cela. Bon après tout moi je ne prétends pas avoir l’influence de Hayek ou de ses opposants les plus talentueux.

– Et au final vous êtes plutôt l’un de ses opposants ?

– Je ne crois ni au laisser-faire ni à la toute puissance de l’État ! Je crois à des formes intermédiaires dont il reste à prouver qu’elles sont nécessairement moins bonnes que les formes extrêmes. 

– Oui mais vous estimez qu’on est entré dans une forme d’extrémisme et je ne saisis pas bien s’il s’agit d’un extrémisme du laisser-faire ou de l’interventionnisme !

– C’est un extrémisme du laisser-faire dans mon assemblée économique, quoiqu’il soit totalement organisé puisqu’il doit se construire sur quelque chose qui n’était pas du laisser-faire. D’un autre côté c’est un extrémisme de l’interventionnisme en matière de libertés individuelles, ce qui ressort de mon assemblée qui traite plus spécifiquement du droit et de la morale. Moi je suis centriste dans les deux assemblées !

– C’est parce que n’avez pas confiance dans les formes économiques émergentes pour favoriser le développement des pistes cyclables ?

– C’est une blague ?

– Juste un trait d’esprit.

– Est-ce que j’ai confiance qu’un type qui a les moyens de se construire un stade de 60000 places va tout faire pour qu’on puisse s’y rendre en vélo ? Non ! Et je ne crois pas que des vélos ou des trottinettes posées anarchiquement dans les rues servent l’organisation des transports doux ! Le seul soucis de ces boites qui envahissent la ville c’est de fondre sur un marché qui sera juteux pour celui qui tuera la concurrence grâce à low-cost social plus poussé et le meilleur plan com ! A la limite le Vélo’v, ça ça a servi ! Justement parce que les pouvoirs publics ont pris les choses en mains tout en confiant la gestion au privé ! Donc en la matière je crois juste à l’interventionnisme en réparation des interventionnismes précédents qui ont donné lieu à cette situation désastreuse où tout le monde respire mal mais n’attend qu’une seule chose : que des efforts soit faits par le voisin ! A chacun son tour de faire des efforts alors on enlève des places de stationnement et on y met des pistes cyclables ! La force publique sera mal vécue par beaucoup mais en quoi serait-elle illégitime ? A ce que je sache, même les pays les plus libéraux du monde ne sont pas connus pour être recouverts de routes et de rues privées par lesquelles il est possible de passer en payant des subsides au propriétaire ! Ce n’est pas le cas, ce qui prouve assez que ce modèle-là n’a jamais été le mieux à même d’être plus efficace que des routes et rues construites par l’impôt et assez souvent gratuites d’accès ! Et à ce propos il est tout de même assez étonnant qu’il n’en aille pas de même pour les lignes de chemin de fer !

– Vous voudriez que le train soit gratuit ?

– Pas du tout ! Je considère simplement que toutes les dépenses afférentes au réseau ferré proprement dit n’aurait jamais dû être imputées comme charge à une entreprise exploitante. Dès lors qu’on avait décidé de racheter les lignes privées existantes, on aurait dû les traiter comme des routes privées qui seraient devenues communales, départementales ou nationales. C’est juste une question d’équité entre le rail et la route.

– En même temps il est de notoriété publique que les pouvoirs publics ont mis la main à la poche en permanence et continuent à le faire.

– Ils n’auraient peut-être pas eu à la faire si la route et le rail avaient été regardés sous le même angle ! Bien sûr je ne suis pas en mesure de dire quel équilibre il en aurait résulté. Rien n’est simple dès lors que les choix d’une génération influent directement sur ceux des générations suivantes, que l’efficience d’un jour n’est pas celle du lendemain, que l’efficience et les sentiments de liberté, de justice ou d’égalité sont difficilement conciliables. Si vous viviez dans un monde sans limites de ressources naturelles et polluable à souhait sans conséquence sur la santé, le choix entre le rail et la route serait vite fait. La route… ou plutôt l’automobile individuelle, c’est la liberté ! Le réseau ferré cela se prête difficilement à l’individualisme. L’idéal étant évidemment l’hélicoptère pour tous ou la soucoupe volante ! Mais si on s’en tient à l’équilibre né des décennies passées, ou à mon sens au déséquilibre, vous ne pouvez pas simplement dire que la voiture c’est mieux que le rail. Vous ne pouvez même pas dire que la voiture c’est mieux que le bus. Vous pouvez juste dire que c’est mieux pour vous de prendre une voiture en bas de chez vous et aller où bon vous semble avec la certitude que vous pourrez vous garer facilement. Mais cela ne vous donne pas beaucoup d’indications sur l’effort collectif qui a été mis en branle pour que vous puissiez faire cela ; ni ce qu’il vous en coûterait directement si chaque centimètre carré de terrain sur lesquels vous roulez devait donner lieu à des droits d’usage monnayables auprès de son propriétaire ; ni ce qu’il en coûtera aux générations futures de vivre dans un monde façonné pour la liberté de rouler de celles qui les ont précédées. Si ce dernier coût avait pu être calculé et intégré dans une forme de taxe compensatrice telle qu’on tente de la faire dans le principe du pollueur-payeur, une telle taxe aurait sans doute déprimé les achats d’automobiles et réhaussé l’attrait des déplacements en transports en commun. Or il va s’en dire qu’il fut un temps où le train avait un très net avantage sur l’autocar ou le camion en ce qui concerne les déplacements au long cours. De nombreuses lignes de chemin de fer ayant été à l’initiative d’entrepreneurs privés, on a peu de chances de se tromper si on prétend que durant des décennies le train apparaissait comme performant à la fois techniquement et économiquement. Au vu de la progression de la vitesse des trains j’imagine que sur les longues distances l’autocar seul n’aurait guère pu rivaliser avec le train sans le concours de l’automobile.

– Je dirais plutôt que l’automobile est le rival de l’autocar puisque de nombreuses lignes de cars ont été supprimées ou allégées à la suite de l’équipement des foyers en auto !

– C’est vrai mais en même temps les déplacements individuels ont largement participé à l’urgence de renforcer les infrastructures routières, notamment les autoroutes s’étalant sur plusieurs centaines de kilomètres. Le confort apporté par ces infrastructures donne une viabilité à l’autocar qui peut lui permettre de rivaliser avec le train sur la longue distance notamment parce qu’il apporte plus de souplesse.

– Qu’essayez-vous de prouver ? Qu’en fait on ne peut rien comparer puisque tout dépend de tout ?

– Oui et non. J’essaye de trouver des manières de comparer en tentant à la fois de voir ce qu’il en irait sans le biais de l’héritage historique, ou avec un biais différent si on avait pris en compte toutes les conséquences de nos choix. En tant qu’individu ayant besoin de vous déplacer sur des distances difficiles à faire en vélo ou à pied, vous prenez en compte la vitesse, la souplesse, le coût financier, peut-être le critère écologique si vous faites partie de la minorité qui s’en soucie. La souplesse et assez souvent la vitesse sont plutôt l’apanage de l’automobile sauf si vous êtes confrontés à de très nombreux bouchons ou d’énormes difficultés pour vous garer. Nécessairement le campagnard et le citadin avec des revenus similaires pourraient ne pas faire le même choix donc, même avec des individus qu’on pourrait penser proches sur de simples critères économiques, on ne sait rien dire des qualités intrinsèques de différents modes de transport. Mais imaginons que vous vouliez relier deux villes distantes de 500 kilomètres pour le transport de marchandises ou de personnes. Au départ il n’y a rien, pas de route, pas de voie ferrée. Vous représentez le pouvoir public, pas des intérêts privés même si la liaison est destinée à des usages privés. Ce que vous allez prendre en compte c’est une forme de rapport qualité-prix sur le long terme. Les prix à payer c’est le coût de l’infrastructure, coût de réalisation, coût d’entretien. Cela comprend bien sûr les impacts en termes fonciers. Si une autoroute à 4 voies demande une bande de terrain deux fois plus large qu’une ligne de chemin de fer à 2 voies, c’est autant d’expropriations en plus, autant de terrain en moins pour d’autres usages, notamment agricoles. Vous pouvez estimer qu’il y a une forme d’indifférence entre le fait de se déplacer en train ou en bus ou automobile. Mais si vous construisez une ligne à grande vitesse destinée au simple transport de voyageurs l’indifférence n’a plus cours, l’avantage de la rapidité allant au train mais le surcoût de construction étant conséquent. Quoiqu’il en soit la comparaison intègre nécessairement le moment de saturation de l’axe ! Si votre ligne de chemin de fer ne permet de transporter que la moitié des usagers relativement à votre autoroute, à coût de construction égal et pour une même vitesse de déplacement, son rapport qualité-prix serait deux fois moindre. Mais peut-être que l’entretien d’une voie ferrée sera moindre…

– Ce qui m’étonnerait vu la masse des engins qui passent dessus !

– Certes mais j’essaye de simplifier les choses. Pour le moment je ne fais pas entrer en ligne de compte la question du matériel dédié au transport. Il va de soi qu’en construisant une ligne de TGV on ne s’est pas dit qu’on verrait plus tard quel type de train serait à même de rouler dessus. Mais pour ma démonstration je fais comme si c’était le cas avec les trains aptes à rouler tout comme il existe des cars, des camions et des autos aptes à rouler. Ce qui m’intéresse c’est d’envisager qu’en ces termes, si on partait de rien du tout, il serait bien possible d’estimer qu’un des axes a un avantage économique sur l’autre. Autrement dit que l’autoroute a un meilleur rapport qualité-prix que la voie ferrée ou bien l’inverse.

– Pas évident que cela soit possible à estimer ! Justement vous ne savez rien de votre autoroute dans la mesure où vous y faites rouler tout et n’importe quoi ! Tout le monde a expérimenté des retards de train puisque le simple problème sur un seul train peut engendrer des retards sur tout un tas de trains à sa suite ou en correspondance. Mais également tout le monde a pu expérimenter des bouchons sur les autoroutes ! Des bouchons qui peuvent durer des plombes puisque tout le monde est en droit de s’élancer sur les routes même quand elles sont saturées. Si vous avez un bouchon de 20 bornes avec majoritairement des voitures individuelles enfilées les unes derrière les autres, rien ne dit que ce serait le cas si toutes les personnes installées dans ces voitures avaient entrepris le voyage dans des bus qu’on a rempli au maximum ! Pour moi l’automobile et le train sont plus difficilement comparables que le bus et le train. Ce qui signifie qu’on pourrait tenter de comparer s’il vaut mieux faire rouler des trains pleins sur des rails que des bus pleins sur des routes. Mais quel intérêt dans la mesure où personne n’aurait l’idée de construire une autoroute réservée aux bus ! D’ailleurs les bus n’auraient pas besoin d’une autoroute à quatre voies puisqu’ils ont des limitations de vitesse suffisamment basses pour qu’on exige d’eux qu’ils roulent tous à la même vitesse sur autoroutes ! Pas de dépassement donc juste besoin d’un muret central et d’une bande d’arrêt d’urgence pour la sécurité. Est-ce que cela serait plus viable que le train ? Plus souple, sans doute, plus écolo j’en doute ; mais on s’en moque un peu puisque cela ne va pas arriver.

– Je trouve au contraire que c’est un très bon exercice de comparaison et tout à fait dans mon propos ! Au final, en partant de rien, peut-être qu’on pourrait calculer qu’il est plus viable de se contenter d’une autoroute pour autobus et qu’il n’est pas utile d’avoir à la fois un chemin de fer et une autoroute. Ou du moins qu’on perd alors en qualité-prix.

– Sauf qu’on peut faire Paris-Lyon en 2h si on construit un TGV.

– Là n’est pas la question ! Ce qui m’intéresse c’est qu’à ce niveau de réflexion les pouvoirs publics n’auraient pas fait leurs calculs en se disant :« Il faut prendre en compte le fait qu’on devra avoir une ou des sociétés ayant le privilège de l’usage du réseau si on choisit de construire une voie ferrée plutôt qu’une autoroute ! » Il est évident qu’on ne peut pas individuellement prendre la file sur la voie de chemin de fer comme on le fait sur l’autoroute. Mais le calcul d’une valeur d’usage et qu’on met en relation avec le coût de construction et d’entretien ne doit pas être différent dans un cas ou dans l’autre. Les pouvoirs publics vont mettre en œuvre le chantier et le financer par les moyens qui sont les leurs : l’impôt, l’emprunt. Ensuite qu’ils décident de confier la gestion du trafic à une société publique ou privée, et même s’ils décident du monopole de l’exploitation commerciale par une société nationale, il n’y a aucune raison que cette société soit tenue de gérer le coût financier de la construction et de l’entretien de l’infrastructure. Par contre elle paiera un droit d’usage qui pourra correspondre sur la longue durée au coût de construction et d’entretien majoré du prix de l’emprunt.

– Je ne vous suis pas ! Qu’est-ce que cela change ?

– Je dis que cela pourra correspondre pas que cela va correspondre ! Simplement, si cela doit correspondre dans le cas où vous avez opté pour la construction d’une voie ferrée, cela doit correspondre aussi dans le cas où vous avez opté pour la construction d’une autoroute. Et comme manifestement les pays construisent à la fois des voies ferrées et des autoroutes, il serait normal que la même logique s’applique aux deux !

– Et ce n’est pas le cas ?

– Je viens de vous démontrer le contraire !

– Ah bon ? Vous m’avez surtout perdu en route !

– Vous avez conscience que pour construire des autoroutes l’État a avancé de l’argent !

– Certes.

– Pour construire de lignes de trains il faut aussi avancer de l’argent ! Dans le premier cas on ne parle jamais de l’endettement autoroutier, c’est l’endettement de l’État qui est sous-jacent ! Par contre on parle d’endettement de la SNCF ! Qui est très massivement une dette liée à la construction et à l’entretien du réseau ! Peu importe si les pouvoirs publics mettent la main à la poche. Le fait est qu’on ne traite pas le rail et la route sur un point d’égalité ! Et c’est le cas dans beaucoup de pays pour la raison principale que le rail y a perturbé l’esprit libéral en ayant été souvent soustrait à la loi du marché. L’Europe commissionnaire…

– Comment vous avez dit ?

– L’Europe commissionnaire.

– C’est pas possible ! Vous êtes le frère de Mr Boudard ! C’est exactement le terme qu’il emploie !

– Il n’y a pas que lui et moi... Donc l’Europe commissionnaire, la dogmatique Europe commissionnaire qui ne supporte pas l’idée de service public, a rapidement jugé insupportable celle qu’un mode de transport puisse être soustrait à une pure logique de concurrence commerciale. Le rail, en France particulièrement en raison du développement du TGV mais aussi ailleurs, était géré par des entreprises d’État parfois déjà très endettées au moment où l’on s’enfonçait un peu plus dans le dogme avec Maastricht. Qu’a demandé l’Europe commissionnaire : de réduire l’endettement de ces sociétés ! De quoi je me mêle ?

– La phobie des déficits n’est pas spécifique au rail !

– Détrompez-vous ! C’est une manière détournée de s’en prendre à un monopole d’État ! Pour ce qui n’est pas spécifiquement monopolistique l’Europe s’est toujours montrée moins regardante. Par exemple elle se mêle assez peu de l’efficacité des ministères de la défense et de l’intérieur. Après tout entretenir des armées surdimensionnées pour l’usage qu’on en fait et la menace fantôme de nos ennemis, l’Europe commissionnaire pourrait bien juger que cela participe d’un peu trop au déficit de l’État ! Mais ces ministères publics font des fortunes privées ! Le surcoût de la santé, oui ça l’intéresse ! Mais plutôt du point de vue du salaire de l’infirmière que du prix du médicament du grand laboratoire !  L’endettement des collectivités locales ça l’intéresse mais ça l’intéresse plus de savoir si les fonctionnaires sont trop nombreux ou mal managés que de s’interroger sur le bien-fondé de la construction d’une énième rond-point au milieu de nulle-part, surtout quand elle vient de prendre l’apéro avec le lobby du béton ! Le déficit de la SNCF, oui ça l’intéresse.

– Mais à ce que j’en sais l’Europe n’a pas interdit à l’État d’éponger la dette de la SNCF ! C’est un choix que d’autres pays ont fait, on n’avait qu’à le faire.

– On aurait pu et dû mais cela ne change rien au fait qu’il y a deux poids deux mesures. De toute façon en continuant à développer le TGV avec la même logique on serait reparti de zéro mais on n’aurait pas évité une grosse partie de la dette qui a eu lieu depuis. Les lignes à grande vitesse et les autoroutes sont un choix de société, qui à mon sens est très contestable mais qui est notre choix. Ce n’est pas de l’Europe commissionnaire qu’il faut attendre un avertissement quant à la valeur d’usage très douteuse de la ligne Lyon-Turin ! Elle n’aura rien à en dire parce qu’elle sait que son exploitation se fera dans le régime concurrentiel qu’elle nous impose ! Si vous restez avec une entreprise nationale qui construit et exploite le réseau, nécessairement déficitaire…

– Pourquoi nécessairement ? On pourrait tabler sur une hausse des prix.

– La majorité des trains roule déjà avec très peu de voyageurs, on ne va pas les rebuter d’avantage ! Quant au TGV il est déjà bien cher et ça ne l’empêche pas d’avoir largement participé à l’endettement de la SNCF ! Essayez de comprendre ! Le but de ma démonstration c’est que le rail ne peut historiquement pas rivaliser avec la route en tant que réseau global puisqu’on voudrait d’un côté demander des comptes à l’équilibre alors que le réseau routier est globalement un gouffre financier largement soutenu par l’impôt !

– Oui, oui, je vois bien ce que vous voulez dire ! Mais la route et le rail n’ont pas exactement la même valeur d’usage !

– C’est vous qui le dites ! Vous n’avez peut-être pas un train garé devant chez vous mais c’est quand même le moyen de se rendre d’un point A vers un point B.

– Oui mais alors la comparaison doit rester dans le cadre de ce que vous avez défini avant. Le rail se compare surtout à l’autoroute. Or justement les autoroutes sont financées par ceux qui y circulent ! C’est même ce qui fait râler les français, de constater que les autoroutes sont toujours aussi chères après tant d’années où elles sont censées être amorties !

– Amorties ? Sérieusement ? Parce que les entretenir ça ne coûte rien ? Faut peut-être y penser si on veut éviter de voir s’effondrer des ponts ! Si vous les faites construire par des concessionnaires il faut déjà que eux puissent rembourser leurs emprunts, ce qui pour le coup les met dans une situation plus proche de celle de la SNCF à une légère différence près : le concessionnaire est relié directement à une partie du réseau qui lui amène ses clients et que ni lui ni ses clients ne financent directement. Ce financement c’est l’impôt de tout un chacun qui l’assure. Il ne vous aura pas échappé non plus qu’il y a de grosses portions des axes rapides qui sont gratuites à proximité immédiate des agglomérations. Franchement les automobilistes devraient arrêter de se plaindre, globalement les kilomètres parcourus sont pas cher payés, même sur l’autoroute !

– Vous n’avez jamais dû prendre le périphérique nord !

– C’est tout à fait dans l’air du temps ! On veut continuer à développer les axes rapides mais nécessairement, plus on va de l’avant, plus les endroits où c’est facile d’en faire se font rares. C’est pour cela qu’on a instauré le principe de l’adossement qui consistait à récupérer une partie des péages des plus anciennes autoroutes pour financer les nouvelles sur lesquelles le kilomètre de construction est généralement plus cher. L’Europe commissionnaire a interdit le système de l’adossement, toujours selon l’état d’esprit maastrichien.

– C’était peut-être dans l’idée d’éviter le développement anarchique d’autoroutes ! Un geste de protection de l’environnement !

– J’en doute beaucoup ! D’ailleurs cela n’a guère ralenti les bétonneurs ! Sauf que l’État a encore moins de moyens qu’avant. Donc dans les sections d’autoroutes où le kilomètre construit monte en flèche, il peut passer par un privé qui fait ses petits calculs et trouve une banque pour le suivre grâce au flot de pognon gratuit que lui file la BCE. Sachant que l’air du temps est aussi au développement des inégalités, le privé table sur suffisamment d’automobilistes prêts à payer un tarif exorbitant pour s’éviter les bouchons. Mon avis est qu’on ferait mieux de faire des pistes cyclables pour tous !

– Globalement les autres automobilistes ne sont pas perdants si ça désengorge les axes qui restent dans leurs moyens.

– C’est surtout une manière de plus de continuer dans le tout-bagnole et de filer des marchés sans risque à des privés ! A ma connaissance l’État reprendra de toute façon l’emprunt si le concessionnaire se casse la gueule.

– Certes mais le risque est faible ! A propos de péages, à ma connaissance plus de 10 % des péages autoroutiers servent à combler le trou de la SNCF. Signe que l’État compense tout de même ce que vous appelez une inégalité de traitement.

– Ce n’est pas tout à fait exact à ma connaissance ! A ma connaissance la taxe d’aménagement du territoire sert au financement d’infrastructures de transport, pas uniquement au rail mais aussi à la construction d’autres autoroutes ! Et une partie de ce qui revient à la SNCF est définie comme une compensation de l’affaiblissement des lignes de trains corail en raison du développement autoroutier. Si la SNCF n’avait aucune contrainte plein de trains seraient simplement supprimés ! Autant faire une croix sur une partie de notre réseau !

– C’est donc bien ce que je dis ! Une compensation !

– Pas entièrement et en plus vous le dites de manière péjorative ! Si le rail était traité à égalité avec la route vous croyez que les camions ne payeraient que cinq ou six fois le prix d’une moto ?

– Je n’en sais fichtre rien étant donné que je n’ai aucune idée du prix qu’on demande à une entreprise pour mettre un camion sur un wagon au regard d’un billet de train pour le péquin moyen !

– Même s’il est seul dans le wagon le péquin moyen plus le wagon ça pèse déjà pas mal de tonnes ! L’impact sur les voies relativement à une remorque posée sur une plate-forme n’est pas aussi différent que l’impact sur les routes d’une moto relativement à celui d’un poids-lourd ! La moto a un impact limité et en plus il en faut pas mal pour engorger totalement une autoroute ! Il est tout à fait clair que globalement sur le réseau routier les poids-lourds sont subventionnés par l’impôt et les péages demandés aux automobilistes et motards.

– Cela dit les camions transportent des choses pour l’intégralité de la population !

– Mais peut-être mais cela ne change rien à la donne, bon sang ! Si vous vous positionnez d’un point de vue libéral comme l’Europe commissionnaire, vous comprenez bien que cette subvention indirecte est totalement inadmissible économiquement puisqu’elle fausse le jeu ! Non seulement il apparaît normal de financer globalement les réseaux routiers par l’impôt mais ses coûts de construction et d’usure sont poussés à la hausse par des poids-lourds, donc des intérêts le plus souvent privés, qui sont très loin de payer leur quote-part en terme d’impôt ou de péage ! Et de son côté il faudrait que le rail soit à l’équilibre ? Mais l’Europe commissionnaire tellement attachée à sa concurrence libre et non-faussée ne demandera jamais aux États membres d’arrêter de fausser cette concurrence-là ! Il ne faut surtout pas nuire à la circulation des marchandises alors qu’il serait tout à fait légitime d’y nuire même par simples convictions libérales ! On devrait aller faire une expérience dans un pays semi-désertique, donner deux concessions à des entreprises avec charge à l’une de construire une route et l’autre une voie ferrée à seule fin de transporter des marchandises. Vu qu’elles auraient à supporter chacune tous les coûts de construction et d’exploitation, à acheter leur matériel roulant, à l’entretenir et lui fournir l’énergie nécessaire, on pourrait alors avoir une petite idée de l’avantage d’un mode de transport sur l’autre. Sans même considérer la composante écologique !

– Si vos trains roulent au diesel…

– Non mais la tendance c’est quand même des trains électriques !

– Ce qui augmente sensiblement le prix de la ligne.

– Les moteurs électriques sont très efficaces figurez-vous ! C’est un investissement très facile à rentabiliser si le trafic est suffisant !

– Ah mais vous savez que j’ai vu qu’il existait des portions de route avec des caténaires pour camions ! Comme les trolley-bus !

– Non mais arrêtez ! J’essaye de vous donner des exemples pour comparer les choses ! Donc on suppose d’être en phase avec la technique actuelle la plus répandue ! Parce que si vous allez par-là vous pouvez aussi considérer qu’une entreprise ayant une autoroute à elle toute seule pourra y mettre des poids lourds avec cinq ou six remorques comme en Australie ! Mais ce qui nous intéresse c’est la condition moyenne en Europe où l’on fait voyager des millions de camions sur des autoroutes ouvertes à tous et où le ferroutage est en déroute malgré les vertus qu’on lui porte ! Est-ce qu’en termes purement économiques le ferroutage est réellement à la ramasse, c’est possible, ou bien est-ce le fruit d’une concurrence déloyale, ce que je crois ? Moi je pense, même si je n’y connais rien, qu’un long train tiré par deux ou trois motrices, doit pouvoir concurrencer les dizaines de camions qu’il remplace. Parce que j’ai l’intuition qu’il doit être globalement plus performant, en terme énergétique, en terme de matériel surtout car il est plus robuste, fini moins vite à la casse, en terme de sécurité aussi, les camions sur les routes c’est souvent la hantise de l’automobiliste non ? Ces choses-là seraient d’autant mieux mesurables si on voulait bien considérer des modes de financement parfaitement identiques pour la construction et l’entretien des routes et des chemins de fer. Et alors peut-être que les études me donneraient tort ! Peut-être que le camion est juste plus efficace que le train une fois tout pris en compte !

– Il est de toute évidence plus souple. Le camion sur l’autoroute livre en bas de chez vous, pas le train !

– Pff ! Vous rigolez ou quoi ? Je ne dis pas que cela n’arrive pas mais c’est plutôt l’exception qui confirme la règle ! Tenez, vous n’avez qu’à prendre un train vers Bourgoin pour voir par où transitent les camions ! On a saccagé la campagne environnante en la tapissant d’entrepôts dégueulasses ! Puisqu’on les voit du train y aurait peu à faire pour les relier au train. Tous les livreurs qui font les bouchons en ville, ils voient pas souvent un péage croyez-moi ! Y a presque pas une marchandise qui va directement d’un point A à un point B alors ça changerait pas grand-chose si elle faisait une partie du chemin en train, suffirait de le vouloir et de faire les aménagements en conséquence. Non vraiment, tout ça c’est du flan !

– Si vous le dites !

– Mais de toute façon moi je ne suis pas par principe pour le train contre le camion ! Si on peut me prouver par A plus B que le camion est plus écolo que le train je dirai vive le camion ! Sauf que ce que je dis plus sûrement c’est : « Mort au transport ! » Je crois que si on était capable de faire des calculs imputant tous les coûts réels du transport, si on pouvait intégrer toutes ses externalités, que ce soit à propos de l’environnement, de la santé… il apparaîtrait en premier lieu que le train gagne en compétitivité, non pas parce que lui-même est moins cher qu’on ne le dit, mais parce que le transport routier l’est beaucoup plus que les péages d’autoroutes ne le reflètent ! Et cela vous êtes quand même capable de comprendre que ça change beaucoup, mais alors beaucoup de choses, concernant les manières dont on conçoit la division spatiale du travail et les aménagements du territoire qui sont largement dépendants de cette division spatiale du travail.   

– Je le conçois, je le conçois! Mais cela ne me dit toujours pas comment on va transformer Lyon en Amsterdam pour satisfaire vos desiderata et malheureusement vous n’allez pas pouvoir me faire un dessin plus précis car nous avons été bavards ! Je suis désolé mais je vais devoir y aller !

– Ah ? Oh !…  Ah oui c’est dommage !... Oui c’est vrai, c’est passé vite faut dire !

– Mais j’ai été ravi de cette discussion ! C’était très riche et instructif même si on s’est un peu éloigné du sujet de ma consultation !

– Oui. Enfin non ! Tout est lié non ?

– Certainement ! On pourra en reparler une autre fois si vous voulez !

– Oui, oui ! Avec grand plaisir !

– Je vous raccompagne !

– Dites ! J’ai une question plus personnelle. Vous avez quelque chose à voir avec l’ancien député de Charente-Maritime ?

 

– Pas du tout !

 

– Ah, je me disais… Loulou ça fait un peu penser à Jean-Louis donc vous auriez pu vous appeler Jean-Louis Léonard Junior.

 

– En fait Loulou c’est vraiment mon prénom.

 

– C’était des originaux vos parents, non ?

 

– Un peu.

…..

– Au revoir Mr Salottino !

– Au revoir Mr Léonard ! 

 

»»»

 

Ainsi s’achève cette longue discussion qui est malheureusement partie dans tous les sens et dont il y a peu de leçons à tirer. Mais enfin cela aura permis à George de prouver qu’il est toujours aussi efficace avec son bec sur le clavier. C’était si long que ça l’a un peu fatigué quand même.

 

Darwin.

Publicité
Publicité
Commentaires
Darwin Le Chat
Publicité
Archives
Publicité