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Darwin Le Chat
2 août 2016

Rat Blanc Maculé.

 

 

Chalut chers lecteurs !

 

Je fus longtemps à vous laisser sans nouvelles mais vous comprendrez aisément pourquoi quand je vous aurais raconté un peu les mois écoulés. La folie du Pokemon Go s’étant emparée d’Odette depuis quelques jours, je profite de ses absences plus prolongées que d’habitude pour reprendre le récit de mes aventures. J’en étais donc resté à ma rencontre avec Grancorpe, rencontre qui devait bouleverser mon quotidien. En fait ce sont plutôt les rencontres faites à la suite de la demande de Grancorpe qui eurent le plus de répercussions.

 

Nous suivîmes Grancorpe et ses sbires et fîmes retour dans le métro mais cette fois tout au bout du tunnel. A l’abri d’un convoi en stationnement nous poursuivîmes la conversation.

– Pour commencer Darwin, tu peux constater que je ne suis pas tout jeune.

– C’est rien de le dire !

– Mais selon les humains, mon espérance de vie à ma naissance ne dépassait pas deux ans.

– Dans ces conditions, je dirais que tu dois avoir environ 1 an et 364 jours, il était temps qu’on se rencontre !

– Ah ! ah ! Très malin ! Ne t’en fais pas pour moi, je vivrais peut-être encore quelques mois. Les humains n’ont pas tout à fait tord, de par le monde les rats bruns ne dépassent guère les deux années d’existence. Mais les choses ne sont pas figées n’est-ce pas ?

– On se rassure comme on peut !

– Ferme-la un peu Darwin ! a dit Odette. Et écoute ce que Grancorpe a à te dire !

– Darwin ! a repris Grancorpe. Tu n’es pas sans savoir que l’humanité touche vraisemblablement à sa fin.

– C’est ce que disent certains. A mon avis c’est assez peu probable.

– Au contraire, la probabilité est très élevée !

– Elle est surtout incalculable.

– Mais supposons que cela arrive !

– Soit ! Supposons !

– Une espèce dominante devra prendre la relève. Cette espèce ne peut être que celle des rats bruns.

– L’une de mes connaissances m’a dit à peu près le même phrase il y a peu.

– Et elle était dans le vrai !

– Sauf que dans cette phrase il faut remplacer « rats bruns » par « pigeons. »

– Pigeons ? Vraiment tu es bien naïf pour un chat chavant. Nous aurons tôt fait de leur régler leur compte ! Nous dominerons facilement les sous-sols, la chaussée et les étages.

– Les étages ? Quels étages ? Sans les humains tout s’écroulera en quelques années… quelques décennies au mieux pour ce qui est des parties vraiment solides.

– Pas forcément.

– Oh si ! Cette fois c’est sûr à 100 %.

– Il est peut-être temps pour toi de réviser tes connaissances sur les rats bruns. Je ne te jette pas la pierre. Ici-bas mes congénères ont eux aussi du mal à croire qu’un chat puisse tenir un blog sur l’1-Terre-nette. Vous êtes réputés parfaitement maladroit avec vos pattes hormis pour ce qui est de maintenir une proie à seule fin de la torturer.

– J’avoue que niveau doigté j’ai quelques faiblesses… mais ce qui compte c’est d’en avoir dans le ciboulot.

– Et que sais-tu du ciboulot des rats bruns ?

– On vous dit facilement adaptables au changement. Mais s’il est seulement question d’adapter votre métabolisme aux poisons que les humains cherchent à vous faire avaler, je crois savoir que, gros ou microscopiques, c’est une spécialité des parasites !

– Tu comprendras vite que ça va au-delà de ça ! Et sinon ? Que sais-tu d’autres sur les rats bruns ?

– Je sais que leur chair est moins tendre que celle du bœuf !

– Tant mieux ! Rien d’autre à notre avantage ?

– Je sais que vous vous êtes bon nageurs et bon grimpeurs, rajoutons que vous savez vous contorsionner comme des vers de terre et l’on comprend comment vous arrivez à votre délice suprême : patauger dans la cuvette des chiottes !

– Ce n’est qu’une activité accidentelle de nos éclaireurs !

– Accidentelle ? Quand on remonte le filet de merde il faut pourtant s’attendre à tomber sur la fosse à merde !

– Soit !… Je te trouve plutôt avare en compliments. C’est sûrement plus par ignorance que malhonnêteté.

– Honnêtement, je ne vois pas ce que je pourrais dire de positif. Vous vivez comme des rats !

– C’est à dire ?

– En groupe restreints et ostracisant dans lesquels les forts exploitent les faibles, un ramassis de consanguins qui ne tolèrent même pas la présence d’autres individus de leur espèce. Avec de telles attitudes on se demande comment vous avez pu vous répandre aussi facilement sur la terre.

– Peut-être parce que cela ne représente pas la réalité !

– Qu’est-elle alors ?

– Je ne dis pas que tu ne croiseras pas ici et là de petites communautés récalcitrantes au contact. En tant que « non rat brun » le contact ne saurait de toute façon être facile, la présence d’étrangers peut être parfois non tolérée et combattue frontalement. Mais à ma connaissance l’autarcie totale n’existe pas. Et ici, dans les primo-quartiers de la cité, il est même douteux de pouvoir encore parler de communautés sans parler d’inter-communautés. A tel point qu’il n’est peut-être pas si présomptueux de nous imaginer comme la société de rats bruns la plus avancée du monde.

– Si tu le dis…

– Je le crois car toutes les informations que nous recevons le confirment.

– Désolé de te dire que ce n’est pas passé au journal !

– Oh ! mais nous faisons tout pour que cela passe inaperçu. Particulièrement aux yeux des humains !

– Pas besoin de vous donner cette peine, les humains sont aveugles de l’esprit, ils ne peuvent croire que ce que leur disquette interne les autorise à croire.

– Prudence est mère de sûreté ! Toi et tes amis, ne faites-vous pas attention à n’être jamais pris en flagrant délit d’excès d’intelligence ?

– Oui mais c’est surtout pour ne pas finir dans un cirque ! En ce qui vous concerne, vu le peu d’amitié qu’ils vous portent, à juste titre, on ne voit guère ce qu’ils pourraient tenter contre vous qu’ils n’ont déjà tenté.

– Sans doute rien qui puisse menacer notre existence mais le temps pressant, nous ne pouvons pas risquer une hécatombe. S’il leur venait l’idée d’inonder les sous-sols de la ville, les dommages seraient considérables malgré toutes les précautions que nous avons prises.

– Ce genre de chose peut arriver naturellement. D’où la nécessité d’avoir une cheminée en son usufruit ! Attention je préviens ! Qu’aucun rat ne s’avise de se réfugier sur ma cheminée !

– Il y a probablement plus à t’inquiéter pour ta sous-pente que pour ta cheminée mais je ferai passer le message.

– Bien !… Et sinon, as-tu une explication à la présence de Herbert dans le tunnel du métro ?

­– Il ne vous l’a pas dit ?

– Si mais cela reste un obscur.

– Je ne connais pas personnellement ce Campagnol mais j’imagine que c’est un porteur de farcie. Je ne crois pas que nous en ayons déjà employé à autre chose.

– Justement, Odette et moi on aimerait bien savoir pourquoi il est obligé de porter des choses pour vous.

– Exact !

– C’est sûrement pour le paiement d’une dette de famille. N’est-ce pas Herbert ?

– On m’a juste dit qu’il y avait ce travail à faire !

Odette, qui visiblement en savait plus sur la question qu’elle ne nous en avait dit, a haussé le ton :

– Grancorpe ! Je ne pige pas tout là ! C’est quoi cette histoire de farcie ?

– Euh… Si je te le dis, tu promets de ne pas piquer une colère ?

– Non ! Mais si tu ne me le dis pas, sois sûr du résultat !

– Ah !… Bon. Je n’ai pas pu t’en parler plus tôt mais on a dû diversifier un peu les approvisionnements en concentré vitaminique. Ce n’est pas ta recette qui est en cause ; on n’a aucun reproche à lui faire.

– Quel est le problème alors ?

– La disponibilité. Le filon chez les apothicaires et les épiciers s’est peu à peu épuisé. Ils n’allaient pas rester sans réaction, penses-tu ? La maraude a été fatale a pas mal d’entre nous.

– Pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?

– C’est à dire qu’on a préféré se débrouiller par nous-mêmes. Après tout la région regorge de trésors végétaux. Pour être franc on s’est permis de changer un peu ta recette, il n’y a plus une mais plusieurs recettes de farcies.

– Plus efficaces que la mienne ?

– Je n’ai pas dit cela, l’efficacité dépend du prix qu’on y met. Il faut bien payer la matière première aux campagnols, le conditionnement, les coûts de transport.

– Vous achetez la farcie aux campagnols ?

– Essentiellement mais pas que. La matière première est dans les champs, les forêts et même dans des cours d’eau, certes proches à vol d’oiseau mais pas à marche de rat. Tout ceci implique les écureuils et les individus du genre de Herbert. Bref, on a mis en branle un sacré chantier dont on a quelque peu perdu la maîtrise. Une flopée d’intermédiaires, ça complique un peu la donne. Depuis quelques temps nous avons tenté de reprendre le contrôle de la situation mais je me demande si le remède n’est pas pire que le mal. D’où la raison de votre présence ici.

– Attends un peu ! a repris Odette. Si vous achetez de la matière première auprès des espèces campagnardes… comment un campagnol amphibie pourrait vous devoir quelque chose qui l’oblige à se mettre à votre service ?

– C’est difficile à dire. C’est le système. Les choses sont compliquées alors on n’en connaît jamais vraiment les tenants et aboutissant. Mais si un individu contracte des dettes d’une manière ou d’une autre, il faut bien qu’il les paye ! A défaut, ceux qui se sont portés caution pour lui ou qui ont été mis en gage payent sa dette. Quel mal y a-t-il à cela ?

A ces mots Herbert s’est passablement emporté :

– Quoi ? Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je ne me suis pas porté caution pour une dette moi ?

– Alors tu as été mis en gage !

– En gage ? Jamais de la vie ! 

– Ecoute ! Ils n’ont peut-être pas osé te le dire ! Ce n’est pas à moi qu’il faut en vouloir ! Adresse-toi à tes parents, tes frères ou tes cousins ! Je n’en sais pas plus que toi !

– Ah ! ben elle est forte celle-là ! Moi ? En gage ? N’importe quoi !

– Qu’il est naïf !

– Naïf ou pas il a raison d’être en colère. Ce système dont tu parles me semble quelque peu amoral.

– Mon problème n’est pas qu’il convienne à la morale d’un chat ou pas, nous aurons tout le temps de penser à la morale quand nous aurons stabilisé notre organisation. Non, mon problème c’est qu’il se détraque et met notre projet en danger.

– Il se détraque ?

– Oui ! Les équilibres sont rompus ! Nous sommes peut-être allés trop vite en besogne. Certains rats de la Presqu’île ne veulent plus rien faire par eux-mêmes et les sous-sols débordent de rats bruns de l’extérieur dont on n’est jamais sûr qu’il continueront à accepter les règles. Si encore c’était des croix-roussiens…

– Qu’est-ce que ça changerait ! Vous me paraissez absolument tous interchangeables. D’ailleurs vous avez tous absolument la même sale tête, si ce n’est la différence liée à l’âge.

– C’est une vue de l’esprit, sinon comment expliques-tu que je puisse reconnaître un rat parmi des milliers d’autres ?

– Tu peux faire ça ?

– Evidemment !… Je commence à me demander si tu pourras nous être utile.

– Aucune idée, mais cela ne m’empêchera pas de dormir. Que veux-tu au juste ?

– J’ai besoin d’un regard neuf. J’ai beau réfléchir, je ne sais plus quel conseil donner aux miens. Je ne fais plus guère confiance aux chats archivistes tandis que ta réputation est celle d’un chat honnête.

– Que viennent faire les chats archivistes là-dedans ?

– Ils sont archivistes non ? Toi qui te dis chavant, si tes capacités à apprendre n’étaient servies que par ton sens de l’observation, tu serais pratiquement une coquille vide. C’est parce que d’autres ont appris avant toi que tu as pu apprendre aussi vite. Or, et c’est regrettable, notre tradition orale n’est pas aussi poussée que celle des chats archivistes. De plus, vous les chats entrez facilement en contact avec l’homme tandis que nos relations restent conflictuelles malgré tout ce qu’ils nous doivent. Les archives des chats nous sont donc utiles.

– Utiles à singer les humains ?

– Si tu  veux.

– Et il ne vous est jamais venu à l’esprit que les chats archivistes pouvaient inventer de toute pièce ce qu’ils vous transmettent ?

– Le doute m’est venu il y a peu.

– Perspicace. Et donc, en gros, ce que tu voudrais c’est que je comprenne ce que tu ne comprends pas. A priori ce n’est guère difficile.

– Un regard neuf ! J’ai besoin d’un regard neuf !

– Certes… Cependant ce regard neuf devrait s’exprimer à travers des yeux plongés en permanence dans l’obscurité puisque telles sont les scènes de vos crimes.

– C’est moins un problème d’obscurité que de myopie. a cru bon de rajouter Odette.

– A partir du moment où Odette t’accompagne, je ne vois pas où est le problème.

– C’est vite dit ! Elle ne rate jamais une occasion de m’abandonner !

– Oh le pauvre matou ! Il se sent abandonné ! Je reviens toujours à temps, t’as remarqué ?

– Je remarque surtout que vous me demandez une chose impossible !

– Pourquoi impossible ?

– Mais parce que je ne peux pas passer ma vie dans les sous-sols de la ville à observer celles des rats ! J’ai d’autres choses à faire !

– Quoi par exemple ?

– Quoi ? Eh ! bien tenir mon blog à jour par exemple !

– Et que racontes-tu dans ton blog !

– Mes aventures !

– Comme celles que tu as eu dans les sous-sols de Lyon ?

– Exactement ! Comme celle que j’ai eu dans les s…  … Oui ben c’est vrai ! Mais sauf que c’était toujours l’affaire d’une nuit !

– Rien ne t’empêche de remonter au grand air entre deux observations ! Et puis on ne te laissera pas seul. Boobi restera avec toi et Atlas t’accompagnera.

– Atlas ?

– C’est un rat dont la présence assure quelque facilité.

– Pourquoi.

– Pour être honnête je devrais dire que c’est peut-être parce qu’il est fou.

– Fou ?

– Oui.

Il s’adressa alors à l’un de ses gardes du corps :

– Vas chercher Atlas !

Puis à moi :

–  Au premier abord il est parfaitement normal, peu loquace mais répondant aux questions qu’on lui pose… anormalement gourmand pour un rat domestique mais pas pénible. Cependant il pique régulièrement des crises.

– Du genre ?

­– Des crises durant lesquelles il a l’air de se prendre pour un prophète.

– Carrément !

–  Enfin… je ne sais pas si prophète est le bon terme. Ce serait un peu long à expliquer et je ne pense pas que tu sois très versé dans la cosmogonie des communautés de rongeurs.

– Pas vraiment.

– Je dois te prévenir qu’il peut te prendre à parti. Si tu as l’idée de lui répondre, tu peux mais sache que c’est rarement utile ! Mieux vaut laisser passer l’orage et il n’est jamais dangereux physiquement. De plus sa présence est très avantageuse pour qui veut voyager tranquillement dans les souterrains.

– Pourquoi ?

­– Et bien, quoique les rats natifs de la Presqu’île aient une base culturelle suffisamment rationnelle pour ne pas s’effrayer de ses accès de délires, par prudence ou par jeu, mes concitoyens semblent devoir traiter cet Atlas avec beaucoup de déférence. Tu verras par toi-même. 

A cet instant le fameux Atlas fit son apparition, un beau rat blanc au physique solide, le poil sali pour avoir trop traîné dans les sous-sols. Avenant, il s’est présenté :

– Bonjour. A qui ai-je l’honneur ?

– Moi c’est Darwin.

– Enchanté, Atlas.

Odette et Herbert se présentèrent, Atlas ne laissa transparaître aucune surprise. Il ne fit pas non plus de difficultés lorsque Grancorpe me força un peu la patte en nous imposant sa présence :

– Odette et ses amis voudraient bien aller faire un tour dans les souterrains. Voudrais-tu les accompagner ?

– Les accompagner ? Oui certainement.

 

C’est ainsi que nous partîmes en expédition à travers les sous-sols de Lyon. Réticent au départ je me laissais convaincre par Odette et Boobi. Je ne fis cependant aucune promesse à Grancorpe concernant l’aide que je pourrais lui accorder.

 

Je fus rapidement sans notion de l’heure qu’il était mais la première rencontre importante que nous fîmes arriva sûrement un peu avant le début du service du métro. Nous longions les voies quand nous fûmes surpris dans notre dos par une approche massive de rats bruns parfaitement excités. Ils étaient probablement plusieurs dizaines et quand ils arrivèrent à notre hauteur il ne se départirent pas vraiment de leur agitation mais s’inclinèrent légèrement en passant devant Atlas, manière de le saluer. Ils ne manifestèrent que peu d’intérêt à mon endroit ou pour Herbert, pourtant tout tremblotant, et semblaient, pour la plupart, avoir déjà croisé Odette. Certains saluèrent Boobi dans un langage passablement argotique et la meute nous dépassa. Elle s’arrêta un peu plus loin, juste avant la station Ampère dont l’éclairage parvenait pratiquement jusqu’à nous. Nous parcourûmes quelques dizaines de mètres pour constater que les rats s’étaient rangés de part et d’autres des voies et semblaient attendre un événement. L’excitation allait crescendo et on hurlait des prénoms que je peinais à distinguer les uns des autres. Nous nous arrêtâmes en bout de file et attendîmes. Soudain le silence se fit ! Je n’entendis plus qu’une voix lointaine semblant pratiquer un décompte. Puis les hurlements reprirent de plus belle, les rats se dressèrent sur leurs pattes. Regardant en direction de la station, je distinguai finalement quatre rats courant chacun sur un rail. La course se termina juste devant nous, deux rats étaient au coude à coude et l’un jeta même son corps en avant, fit une roulade pour s’en aller s’assommer à moitié sur une traverse. Il se releva groggy sans perdre le nord et répétant : « J’ai gagné ? J’ai gagné ? » Tandis que la masse des rats affluait en se demandant qui avait terminé premier, l’un des quatre autres concurrents répondit par la négative : « Même pas en rêve gamin ! J’ai gagné ! » Une partie de la foule hurla de joie tandis qu’une autre contestait le résultat : « Non ! Non ! Pétrolette-Gazeuse a gagné ! » « Jamais de la vie ! Chevelure-Chauve a gagné ! » S’ensuivit une vilaine querelle qui manqua de peu dégénérer en un magnifique pugilat avant qu’une voix forte ne s’élève au-dessus de la mêlée ! :

­­– Impossible de dire qui a gagné ! Donc je dis match nul des quatre concurrents !

Explosion de joie de la moitié de la foule.

– Il suffit de demander à Odette ! a dit une toute petite voix.

– Comment pourrais-je savoir qui a gagné si je ne sais pas où était la ligne d’arrivée.

– Juste là ! Exactement à l’aplomb de cette traverse.

– Au milieu de la traverse ?

– Non ! Au début !

– Alors désolée pour Pétrolette-Gazeuse, malgré un bel effort, en cet endroit précis Chevelure-Chauve est parvenu en premier !

Explosion de joie chez les partisans de Chevelure-Chauve. C’est l’instant que choisit Boobi pour semer un peu la discorde :

– J’étais pile en face de la ligne et à mon avis Pétrolette-Gazeuse l’a passée en premier, t’as vu ?

Explosion de joie chez les partisans de Pétrolette-Gazeuse. Odette ne s’en laissa pas compter et hurla à la foule :

– Qui pense que Boobi était mieux placé que moi pour voir qui a gagné ?

Les partisans de Pétrolette-Gazeuse répondirent à l’unisson :

­– MOI !

– Bon d’accord. Et qui veut recevoir une décharge de 1000 volts en travers les gencives ?

Personne ne moufta.

– Bien ! Je déclare Chevelure-Chauve vainqueur de la course.

Explosion de joie chez les partisans de Chevelure-Chauve. Malgré quelques protestations l’affaire fut entendue. La voix forte demanda le silence :

– Silence ! Le vainqueur va faire son allocution !

Le fameux Chevelure-Chauve fendit la foule, pas peu fier, se hucha sur l’un des rails et se dressa sur ses pattes arrières.

– Qu’est-ce que ceci ? Ceci est ma victoire ! Ma victoire ! Admirez la bête ! Mais vous qui croyez qu’il suffit d’être un athlète né pour devenir un athlète accompli, détrompez-vous ! Travail ! Le mot, l’unique. Travail ! Travail ! Travail ! Un quart de jour d’entraînement par jour, six jours sur sept, voici la clé du succès ! 132 victoires, voilà la clé de la richesse ! Des centaines de piloms de gains ! J’ai douze double-couchettes en ma jouissance quand nombre d’entre vous ne savent même pas où ils dormiront tout à l’heure pour avoir manqué d’ambition. Seul le travail paye ! Travaillez et cessez de geindre ! Si vous aviez travaillé autant que j’ai travaillé alors…

Comme Odette s’était éloignée vers la station Ampère dès le début de l’allocution, Herbert et moi pensèrent plus prudent de lui emboîter le pas sans attendre. Boobi et Atlas firent preuve de moins d’empressement, au point d’être rappelés à l’ordre par Odette :

–  Dépêchons bande d’escargots !

Puis elle désigna un espace sous le quai de la station.

– Enfilez-vous là-dedans ! Je vous retrouve dans la cave attenante !

Je jetai un œil :

– M’enfin Odette ! C’est truffé de câbles !

– Tu passes dessous les câbles et tu prends le tunnel que tu trouveras plus loin sur ta gauche !

– Mais je suis trop gros pour…

– Fais-toi petit ! ça passe !

Boobi, Herbert et Atlas plongèrent sous les câbles et disparurent. Après une seconde d’hésitation je me lançai à mon tour, heureux d’être tout en souplesse. La lumière d’Odette pénétrait difficilement dans le conduit mais assez pour que j’aperçoive la queue d’Atlas disparaître soudainement sur ma gauche, je trouvai ainsi l’entrée d’un tunnel plongé dans l’obscurité et à peine plus spacieux que le passage sous les câbles. Je rampais sur quelques trois ou quatre mètres qui m’en parurent vingt. Toujours privé de lumière je sentis que j’avais atteint un espace bien plus vaste, plus humide aussi, à l’odeur de vieille cave. J’entendais les voix de mes compagnons sans les voir pour autant et je m’arrêtai tout net quand ma tête rencontra une planche en bois posée à la verticale. Le bruit du choc fit marrer Boobi qui crut utile de rajouter à contretemps :

–  Gare à la planche Moustache-malade !

Je supposai qu’il mettait en doute la capacité de mes moustaches, ce qui me fit mettre en doute la capacité des siennes :

– Monsieur prétendrait avoir senti la planche ?

– Un peu que je l’ai sentie ! 

Voire. A force de vivre avec les rats peut-être… Enfin la lumière fut ! Odette ! Elle vint s’accrocher à une grille qui se trouvait à quelques mètres de nous :

­– Ramenez-vos fesses les ragondins !

Pas le temps d’étudier la topologie des lieux.

– La rue est encore déserte. On va passer par l’extérieur !

Nous sortîmes à l’air libre après avoir emprunté un très vieil escalier en colimaçon suivi d’un couloir richement décoré. Ce n’était malheureusement pas une heure pour s’attarder en pleine rue, certains appartements résonnaient déjà du pas des maîtres à toutous matinaux. Nous marchâmes à vive allure en suivant un trottoir, traversâmes un carrefour, reprîmes le long d’un trottoir, malgré ma myopie supposée j’eus le temps de reconnaître au loin les immeubles sis au sud de la Basilique, on se dirigeait vers l’ouest. Nous passâmes sur la gauche d’un long bâtiment puis Odette passa subrepticement sa main sur le digicode d’une porte qui s’ouvra, non par magie mais à l’aide d’un vérin hydraulique. De nouveau nous plongeâmes dans un sous-sol mais aux caves mieux entretenues et disposant d’un bel éclairage. Odette s’arrêta devant une porte en bois qui ne payait pas de mine.

– Darwin ! Espèce de gros sac ! Tu préfères l’entrée de service ou l’entrée des artistes ?

Je compris qu’elle me proposait de me faufiler dans le coin gauche de la porte ou une ouverture suffisante pour un chat de faible gabarit avait été aménagée.

– Si tu peux ouvrir la porte, j’aime autant prendre l’entrée des artistes.

– Je peux ouvrir toutes les portes, et celle-ci à plus forte raison.

La serrure tourna sans bruit :

– Bienvenus chez moi !

Elle alluma la lumière. Une chatte et trois chatons qui dormaient dans un panier ouvrirent des yeux contrariés.

– Rendors-toi Pélopa ! On ne fait que passer !

Odette referma la porte derrière nous. La cave n’était guère encombrée que de paniers à chats posés sur un treillis de bois courant sur trois-quarts de la pièce.  Il y avait également, adossée à un mur, une étagère sur laquelle se trouvaient de nombreux petits objets et quelques victuailles, principalement des bonbons et de petites conserves en aluminium. Odette jeta son dévolu sur un paquet de bonbons rouges en forme de fraise bien plus gros que sa bouche. Elle en croqua un bout avant de nous proposer d’y goûter. Nous déclinâmes l’invitation ; de mon côté j’étais fort intrigué :

– Tu habites là Odette ?

– Mais non crétin, c’est une cave que je possède ! Posséder n’est peut-être pas le mot, disons que j’en ai l’usufruit.

– Comment c’est possible ?

– C’est un travail de longue haleine. Il faut dissocier la cave de l’appartement qui va avec, donc trafiquer les baux, les archives, tout ça tout ça. Les locataires de l’appartement ignorent qu’il y a une cave avec et comme les propriétaires ne le savent pas vraiment non plus ou seraient bien en peine de savoir laquelle… on est peinard pour un bail !…  J’en ai quelques-unes comme ça !

– Ah ! bon ? T’en n’as pas une dans mon immeuble ?

– Mais j’ te l’aurais dit matou ! J’en ai pas dans ton quartier ! C’était pas un endroit où je traînais beaucoup avant de te connaître.

– Et ça te sert à quoi d’avoir des caves ?

– A ça !

Elle se dirigea dans le fond de la cave, ouvrit une petit grille d’une cinquantaine de centimètres de large et de haut. Cela pouvait donner l’illusion d’un système d’aération, l’objet était tout autre. Odette attrapa quelque chose sur l’étagère puis nous enjoignit de la suivre. Il y avait une haute marche mais c’était de la vieille pierre bosselée qui laissait suffisamment de prises pour que même Herbert la gravisse sans problème. Nous étions parvenus à l’entrée d’un long couloir voûté fait de pierres relativement petites et assez grossièrement agencées. Il avait la taille idoine pour une déambulation de fée, les ailes d’Odette frottant tout juste les côtés tandis que je l’aurais préféré un poil plus haut. Je crus bon de faire une remarque qui fut très mal reçue :

– Ce tunnel ne me dit rien qui vaille ! Ce n’est visiblement pas de l’ouvrage romain !

Odette fit s’arrêta et hurla :

– Répète un peu ça matou !

– Ben quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

– Parce que tu crois que vous feriez mieux toi et tes coussinets foireux ? Des mois de boulot que tu contemples ici ! Et c’est du solide !

Le doute était permis mais sans doute pas exprimable :

– Excuse-moi Odette ! J’ignorais que tu étais aussi dans le BTP !

– Je suis dans tout ce qu’il est utile d’être !

 

Le tunnel n’était pas long et donnait sur une petite porte en bois fermée par un loquet adapté à la taille des mains d’Odette. Nous pénétrâmes un lieu qui me laissa sans voix tandis qu’une violente odeur de rats m’agressait les narines. Odette se servit de l’objet qu’elle avait en mains, je distinguai alors une toute petite bouteille qu’elle ouvrit : la magie opéra. Des milliers de petites étoiles semblèrent s’échapper de la bouteille et se répandirent à droite et à gauche en scintillant avant de s’évaporer. L’odeur de rat disparue instantanément. Je regardai à gauche et à droite ; nous étions dans un tunnel plus vaste que celui que nous venions de quitter, mieux élaboré également. Je fus d’emblée surpris par l’éclairage artificiel distillé par ce qui ressemblait à des guirlandes de sapins de Noël mises bout à bout. L’installation semblait pour le moins précaire mais offrait un éclairage suffisant pour percevoir le remue-ménage ayant cours. Un filet d’eau passait au centre de l’édifice et des rats pataugeaient dedans sans y prêter attention, tous occupés à bavarder avec d’autres rats qui, j’allais rapidement le constater, avaient quelque chose à vendre.

– Où sommes-nous ? demandai-je à Odette.

– Dans une galerie marchande ! Du moins à cette heure ci. En fait c’est un ancien égout dont les humains ne se servent plus. Plus précisément c’est une petite partie d’égout barrée au nord et au sud par de nouveaux aménagements. Le nord est par-là !

Elle marcha lentement dans la direction qu’elle avait indiquée en tentant de ne pas bousculer les rats se trouvant sur son passage. Puis elle s’arrêta auprès d’un rat qu’elle semblait bien connaître.

– Bonjour Délit-Légal. Tu vois ce chat ?

– Le contraire serait inquiétant.

– C’est Darwin.

– Ah ! c’est lui ?

– Oui. Et il serait sûrement curieux de connaître ton petit talent particulier.

– Eh ! bien, je change les ampoules le cas échéant.

– Ah ! ah ! C’te blague !

– J’étais sûr qu’il ne te croirait pas.

– Ok ! Qu’il le prouve ! Qu’il change une ampoule !

– Aucune n’est cassée ! Reviens quand l’une sera cassée et je te montrerai.

– Ah ! ah ! Trop facile ! Vous avez failli m’avoir. Un rat qui change une ampoule, n’importe quoi !

– Incrédule !

– Je prends cela comme un compliment. Et sinon, il y a quelque chose à voir d’intéressant.

– On te laisse juger par toi-même. Tu n’as qu’à arpenter la galerie.

 

C’est ce que je me décidai à faire. Boobi, lui, ne fit pas un mètre avant de stopper net devant trois morceaux de viandes posés à même le sol :

– Wech Bruno ! Combien pour le plus gros morceau, t’as vu ?

– Trois piloms ! Un seul pour le petit.

– J’ai pas de piloms !

– Si tu ne peux pas payer tu ne peux pas acheter. Tu sais bien ça, évidemment.

–  Evidemment… Sauf si tu acceptes de le troquer contre autre chose, t’as vu ?

– Dis toujours.

– Je suis chatteur de…

– Chip-chop, oui je sais. Mais je ne suis pas sûr d’être intéressé aujourd’hui.

– Comment pourrais-tu le savoir tant que je n’ai pas chatté ?

– Si tu as un échantillon gratuit… sait-on jamais ?

– OK

ZBARAAAAAA

T’es au ZOO

Boule de rat fais pas l’ Yankee !

Izy Izy

– Hum…  Faut voir… Continue.

– J’boufferai gratos face de rat !

Ton steack sort d’un corbillard

J'connais tes trafics bizarres

Mais tous les rats flics s’égarent

Bruno, j’ deviens barge

Dans ton village

Mais tu m' retardes

Tu vois mes fesses ? Elles reflètent ton visage !

Les rats musqués j’arrête pas d’ les sèm

Abusé moi Rob McEwen, toi Pat la chienne

En chien de chez chien, battu et sale dégaine

J’ te dis merci pendant que mon derrière te souffle le zen

Toujours en guerre, j’affronte les tics, débite deux malles de tête

Deux milles tonnes de suite, elle michetonne pour payer mes dettes

Pour l’heure c’est frais, demain ton steak dessèche

Boobi style passe pas la crème même si la dalle le presse

 

La concurrence existe peu, crois-moi le doute est levé

J’ai les compteurs usés à compter ses rimes oubliées

Même en mode Auto j ‘déroule un tas de refrains

Bruno, bien planquée dans la foule comme un rat de Pékin

J’ai trouvé ta sœur les deux mains au panier

Dix rates ne valent pas mieux qu ‘mon cœur

J ‘n’ai pas d’espèce mais j’ te casse tes dents d’enculé

Et ta sale gueule, ta sale vie si tu me laisses pas y goûter

 

– Hum… Pas si mal. Je dis ok pour le petit morceau !

– Non le gros !

– Le petit !

– Le gros amputé d’un morceau équivalent au petit, t’as vu ?

– ça équivaut au moyen !

– Vas pour le moyen ! Affaire conclue Bruno ?

– D’accord.

Boobi s’est emparé de son morceau de steak et s’est éloigné vers le sud histoire d’être bien certain de ne pas avoir à le partager. Ayant moi-même un soudain petit creux, il me parut utile de me renseigner un peu plus sur cette histoire de piloms :

– Bruno, pourrais-tu me dire ce qu’est un pilom ?

– Ne m’insulte pas !

– Qu’est-ce que j’ai dit ?

– Tu m’as appelé Bruno !

– Tu ne t’appelles pas Bruno ?

– Non. Je m’appelle Etoile-Crasseuse !

– Et pourquoi Boobi t’appelle Bruno ?

– Façon de parler. Mais je trouve cela insultant et particulièrement dans une bouche n’appartenant pas à un rat brun.

– Comme Boobi.

– Oh mais lui… depuis le temps qu’on le voit, on a presque oublié qu’il était un chat.

– Alors excuse-moi Etoile-Crasseuse. Qu’est-ce à dire donc qu’un pilom ?

– C’est ça !

Il releva le buste pour me montrer quelques petites billes de couleurs roses ou bleues qu’il tenait au chaud. Cela ne répondait pas encore à ma question :

– A quoi ça sert au juste ?

– C’est la monnaie officielle !

– La monnaie officielle ? Tiens donc ! Et c’est fait avec quoi ?

– De la Mort aux Rats !

Je manquai m’étouffer en entendant cela :

– De la Mort aux..  C’est une blague ?

– Absolument pas ! C’est bel et bien de la Mort aux Rats ; enfin… pas pure ! C’est enrobé d’une substance dont j’ignore la composition. On dit que c’est une sécrétion émise par des blattes ou je ne sais quel insecte… Il faudrait avoir ses entrées à la banque centrale pour en savoir plus.

– Mais c’est stupide d’avoir choisi cela comme monnaie !

– Pas tant que ça. Tout d’abord il y a une forme de rareté même si potentiellement les gisements sont nombreux. Il faut pouvoir y accéder, ce qui est moins évident qu’il n’y paraît.

– Si je ne craignais pas de m’empoisonner moi-même je pourrais aisément t’en ramener de bons paquets !

– Oui mais voilà ! Tu crains de t’empoisonner, c’est là toute l’astuce ! La fausse monnaie est difficile à faire et celui qui s’y adonne met à la fois sa vie en jeu et plus encore celle de ceux à qui il peut laisser croire que c’est de la vraie monnaie. De plus il te faut être conscient d’une chose, la meilleure façon de mettre en sécurité ses piloms quand on se déplace est bel et bien de les avaler pour éviter de s’encombrer une main. Pour toi ce serait même la seule façon vu que t’as pas de mains !

– Pas besoin ! On n’a pas de monnaie nous ! On est évolués !

– Que tu dis ! Mais présentement trois piloms suffiraient à te donner accès à ce steak !

– Si j’avais des piloms sois assuré que je ne les transporterais pas dans mon estomac ! Je ne suis pas suicidaire !

– Dans tes oreilles alors ?

– J’ignore où mais pas dans mon estomac !

– C’est pourtant ce que font tous les rats dès que le besoin s’en fait sentir. L’avantage économique est certain notamment pour une très bonne raison : au bout de quelques cycles de digestion, l’enrobage s’amenuise. Vient nécessairement un jour, normalement aux environs du douzième cycle, où la Mort aux Rats va vous passer directement dans le sang !

– Tu parles d’un avantage ! Si c’est une manière de limiter la surpopulation alors oui, je conçois que cela puisse être très efficace !

– C’est un avantage pour la société ! Personne ne veut s’empoisonner donc chacun prend ses précaution. Quand on reçoit un nouveau pilom on s’en va l’échanger auprès d’un changeur agréé par la banque centrale pour en avoir un garanti avec un enrobage neuf. Puis, selon la confiance que l’on a concernant sa propre acidité gastrique, si l’on est toujours en possession du même pilom au bout de huit ou dix cycle, on doit de nouveau le changer auprès d’un changeur agréé. Pour les autorités il est difficile d’avoir un meilleur contrôle de la monnaie.

– Vu sous cet angle là…  Bien. Cela ne me dit toujours pas comment je pourrais avoir ce steak.

– C’est toujours trois piloms !

– Mais j’ai cru comprendre que tu n’avais rien contre le troc culturel. Donc je pourrais te raconter une histoire car je suis chavant !

– J’ai eu ma dose de culture pour aujourd’hui. Reviens demain si tu veux.

– C’est maintenant que j’ai faim ! Attends… Je vais demander à Odette si elle a des piloms.

 

Je me mis en quête de la fée que je n’apercevais plus. Mais, faisant quelques pas, il me vint soudain une vision scabreuse. Je me tournai vers Etoile-Crasseuse :

– Non mais attends ! Pour récupérer les piloms avalés il faut que tu farfouilles dans tes…  dans ta…

– Il faut ! Puis tu le roules un peu sous le palais et il ressort comme neuf.

– Mais c’est… Beurk ! Franchement pas ragoûtant !

– Au contraire c’est 100 % rat goûtant !

Quelques marchands et chalands à proximité ricanèrent. Je me dirigeais vers l’extrémité nord du tunnel avec cette vision d’horreur en tête et Herbert sur mes talons. Quant à Atlas il n’avait guère à s’inquiéter pour son estomac tant il y avait de rats soucieux de lui apporter des offrandes. Je fis remarquer à Herbert que par prudence mieux valait éviter de lui demander de partager.

 

Un bloc de béton barrait l’extrémité nord de l’égout mais un gros trou à sa base avait été creusé et l’on pouvait manifestement passer dessous ce que j’imaginais être une gaine pour des câblages ou un autre égout plus récent. J’hésitai entre deux attitudes pareillement honorables : m’engouffrer dans le trou ou bien envoyer Herbert en éclaireur. Mais Herbert venait de tomber sur son pêché mignon, un renfoncement dans le tunnel contenait une petite vasque dans laquelle arrivait un tout petit tuyau d’où jaillissait cette eau qui coulait lentement à travers l’ancien égout. Il se jeta illico dans la vasque qui, quoique de faible profondeur, sembla lui procurer un bonheur sans égal. Je l’observai un instant se rouler dans son élément favori ; quelques secondes plus tard la tête d’Odette apparut dans le trou :

– Pousse-toi de là matou ! Je sors !

Elle se glissa hors du trou et j’entendis le bruit caractéristique de ses ailes raclant une paroi, la terre qui s’y était déposée lui donnait un drôle d’air. Elle semblait contrariée et jeta un œil du côté de la vasque sans pour autant exiger d’Herbert qu’il lui céda la place. Elle se contenta de s’épousseter un peu tout en regardant vers l’autre côté de l’égout.

–  T’aurais pas des piloms Odette ?

– Pour quoi faire ?

– M’acheter un steak. J’ai faim !

– T’as qu’à manger un rat ! C’est pas ce qui manque !

– M’enfin Odette ! Si j’attaque un rat je ne sortirai jamais vivant d’ici !

– Je peux t’en indiquer un que tous les autres détestent si tu veux !

– Ah ! il y en a un comme ça ?

– C’est possible ! Ou sinon on fait ça : je te donne des piloms à condition que tu me rendes un service !

– Lequel ?

– Suis-moi !… Toi aussi Herbert !

Herbert ne se fit pas prier tant la trouille de se retrouver seul semblait encore plus vivace chez lui que le besoin de se rouler dans l’eau.

 

Nous nous rendîmes à l’autre extrémité du tunnel, barrée elle aussi par du béton. Le filet d’eau disparaissait dans un siphon à la base du mur. Odette observa un amas de quelques pierres fraîchement ôtées dans la structure même de l’égout. Un trou dans lequel j’imaginai pouvoir me glisser sans trop de peine avait été creusé, visiblement par l’extérieur car il n’y avait pas de terre dans l’égout. Odette se baissa pour jeter un œil :

– Bande d’enfoirés !

– Qu’y a-t-il ?

– Regarde ! Tu vois quoi ?

– Y a comme de toutes petites lumières ! C’est quoi ?

–  L’objet du délit !

–  Quel délit ?

–  Un gros délit ! Mais j’ai une idée ! Comme je ne peux pas passer par ce trou avec mes ailes rigides, je vais m’endormir et quand mes ailes auront ramolli tu me tireras à travers ce trou !

– Ce trou, ce trou… c’est vite dit. Ça m’a plutôt l’air d’être un tunnel ! Je ne suis pas sûr de pouvoir.

– Il fait tout au plus un mètre ce tunnel !

A cet instant, Boobi, que je n’avais pas entendu arriver dans mon dos, donna un avis très personnel :

– Faire passer des ailes molles c’est une chose, t’as vu ? Mais ton gros cul risque de rester coincé dedans !

Le voilà parti dans un sale rire qu’on n’avait pas entendu depuis longtemps. Odette protesta mais pas aussi énergiquement qu’on aurait pu le penser :

– Quoi mon cul ? Il n’est absolument pas gros ! Tu trouves que j’ai un gros cul Darwin ?

– C’est à dire ?

– Elle est pas claire ma question ?

– Ben ça dépend ! Gros relativement à quoi ? Je connais pas d’autre fée alors c’est difficile de comparer.

– Ben compare par rapport à une femme que tu connais !

– Laquelle par exemple ?

– Je sais pas moi. Une femme qui puisse soutenir la comparaison. Tiens, disons… Rihanna ! Est-ce que j’ai un plus gros cul que Rihanna ?

– Rihanna ? Moins gros…Oh oui, je crois... Oui moins gros ; très certainement.

– Ah ! Et toc Boobi ! Je n’ai pas un gros cul et je ne vais pas rester coincée !

– Sauf si tu te réveilles au milieu du tunnel et que tes ailes re-durcissent !

– Je n’avais pas pensé à ça… Hum… Ce serait un peu flippant.

Elle réfléchit vingt secondes.

– Bon ce n’est pas grave ! Boobi et Darwin vous allez traverser ce tunnel et à tous ces cons de rats qui se trouvent à l’autre bout vous leur direz de ma part que je les attends ici de pied ferme !

– On leur dit ça ?

– Oui ! Que je les attends ici de pied ferme !

– Bon d’accord. a dit Boobi avant de filer à travers le trou.

 

Je le lui emboîtai le pas. Deux bons mètres plus loin se trouvaient six rats dans une sorte de petite caverne, ils étaient entourés de quelques dizaines de toutes petites lampes dont certaines semblaient se mouvoir. Boobi arriva là-dedans comme un chien dans un jeu de quille :

– Alors c’est ici que vous avez déménagé votre business ! C’est pas terrible !

– Fais gaffe où tu fous tes pattes pleines de griffes ! Tu marches sur mes vers !

– Désolé, t’as vu ? Bon ben la fée vous fait dire qu’elle vous attend ici de pied ferme.

– Où ça ici ?

– Ben là-bas ! A l’entrée dans la galerie marchande !

– Ah ! ah ! Elle peut toujours attendre !…  C’est quoi le gros truc sombre derrière toi ! ça pue le chat !

– C’est Darwin !

– Ah ! Le fameux Darwin ! Un bon conseil l’ami ! Retourne sur ta cheminée et ne viens pas te mêler de ce qui ne te regarde pas.

Je préférai garder le silence.

– Bon Boobi. Nous on est là justement pour éviter que la fée ne vienne foutre son grain de sel dans nos affaires. Elle tue le business avec ses états d’âme ! Tiens par exemple quand elle est là je ne peux pas faire ça !

Sur cette parole il attrape l’une des petite lampes, se fourre la partie sombre dans la bouche et la croque tout net. J’entendis alors comme une lointain clameur et je vis toutes les loupiottes prises de panique, certaines parvenant à gagner le tunnel dont je barrais l’entrée en se faufilant sous mes pattes.

– Rends-toi utile le chat ! Arrête-les !

Comme je ne bougeai pas l’un des rats se jeta carrément sous mon corps pour rattraper les loupiottes échappées. Je sursautai si bien que je me cognai le dos avant de trouver refuge dans un coin moins passant. Quand le calme fut revenu et les loupiottes ramenées à la raison la conversation repris son cours :

– Pourquoi tu bouffes ton stock ? a dit Boobi.

– C’est pas de gaîté de cœur tant il est particulièrement immangeable. Mais il faut bien vous prouver qu’il est à moi, à moi, rien qu’à moi ! Je le bouffe si je veux ! Je perds de l’argent si je veux ! Et j’en gagne autant que je veux à la manière que je veux sans avoir à en référer à la fée Odette ou à qui que ce soit ! Pigé ?

– Ouep ben moi je m’en bats les couilles, t’as vu ? Là je fais juste le messager mais si c’est pour les bouffer tout cru tes vers luisants, pas la peine de me faire chier quand je marche dessus !

–  Mais parce que tu n’as pas à marcher dessus ! Ce sont mes vers pas tes vers ! Tu ne comprends pas que ceci est un business et que c’est compliqué le business. Tiens regarde ! Lui là ! Comment tu t’appelles déjà toi ?

– Désert-Ombragé !

– Bon. Alors ce con là, Désert-Ombragé, il m’a loué six vers luisants avant hier. Je lui ai même fait un prix d’ami, six pour le prix de sept ! Bon ! Le Bruno qui se sent pas les épaules pour surveiller six vers luisants durant 48 heures, qu’est-ce qu’il fait hein ? Il en loue que quatre, ou même que trois. On l’explique ça, hein ? Hein ? On te l’a pas expliqué ça quand t’es venu l’autre jour Bruno ?

– Si monsieur !

– Bon alors si je te loue six vers tu me ramènes six vers ! C’est pas plus compliqué que cela ! T’essayes pas de t’en garder un sous le coude pour éclairer ta couchette.

– Je ne l’ai pas gardé pour ma couchette. J’en n’ai même pas de couchette !

– Fainéant !

–  Il s’est enfoui avec la complicité des cinq autres ! C’est comme je vous ai dit.

– Ah mais grave accusation ! La parole est à la défense ! Ecoutons ce qu’elle a à nous dire !

Je vis les rats tendre l’oreille en direction d’un vers luisant mais moi-même d’où j’étais je ne percevais qu’un murmure. Le rat accusé de vol se redressa ensuite en criant :

– Il ment ! Il ment ! Ce sont tous des menteurs ! Vous n’allez tout de même pas mettre en doute ma parole contre celle de vulgaires insectes !

– La justice nous commande une attitude impartiale. Comme nous serions bien en peine de savoir qui dit la vérité il convient d’en revenir à la responsabilité individuelle. Sinon ne serions-nous pas des monstres ? Imaginons que nous laissions aller à croire l’histoire que nous sert Dessert-Partagé ; nous serions tentés de penser que les vers ourdissent un complot contre nous. Et qu’est-ce qu’il nous faudrait faire dès lors ? Les tuer tous !

A ces mots les vers se figèrent sur place

– Les tuer tous certes ! Mais pour que cela ne se reproduise plus il faudrait encore qu’ils meurent dans d’affreuses souffrances ! Il faudrait les dépiauter à la manière de…

D’un geste foudroyant il a saisi un nouveau vers.

–…moi-même.

De nouveau ce fut la débandade chez les vers et l’on fut bon pour une agitation de cinq minutes. Désert-Ombragé n’épargna pas sa peine pour ramener les vers à la raison, manière pour lui de tenter d’alléger celle à venir. Puis le loueur de vers repris sa « plaidoirie » :

–  On pourrait commencer par lui ôter les pattes une à une…

Murmure d’effroi.

– …puis les ailes.

– ça va comme ça. ai-je dis.

– Quoi donc le chat ? Tu ne veux pas savoir ce que je ferai à cet insecte toujours bien vivant malgré les premiers châtiments ?

– Je ne vois pas ce que ça pourrait nous apporter. Ni à toi d’ailleurs.

– A moi ? Mais la paix ! La paix sociale ! Le paix instaurée par le seul gouvernement pensable : le gouvernement par la peur ! D’ailleurs ils ont si peur qu’il est pratiquement impensable qu’ils aient pu ourdir un tel complot. D’autant moins que je les traite bien. Entre deux locations ils ont toujours le droit d’aller se ressourcer au parc. Ce qui m’amène à penser la chose suivante : en toute probabilité les vers ne sont pas coupables. Reste donc un seul coupable possible !

– Non ! non ! Il s’est enfoui je vous dis !

– C’est donc à toi qu’il faut infliger un châtiment ! Quel pourrait-il être ?

– Non ! Vous n’avez pas le droit ! Je suis un rat brun natif ! Vous ne pouvez pas faire ça !

–  J’ai une idée. On pourrait confier à nos hôtes le soin de s’amuser avec toi avant de te dévorer tout cru, il paraît que les chats sont les meilleurs bourreaux du monde !

– Pure légende ! Mais je veux bien l’emmener avec moi si ça t’arrange.

– Entends-tu ça ? Le gros chat noir veut bien t’emmener avec lui ! C’est un risque à courir non ? Il se pourrait qu’il te ramène auprès de la fée Odette sans même toucher à un seul de tes poils. Alors ? Qu’est-ce que t’en dis ? Tu pars avec le chat ou tu préfères savoir quel châtiment j’ai imaginé pour toi ?

– Euh… Je crois que je vais choisir le chat.

– Oh ! non ! Quelle déception ! Faire le choix de cette race impie ! Je ne te croyais pas si félon ! Eh ! bien pour la peine tu viens avec nous !

En moins de temps qu’il en faut pour le dire deux des rats poussèrent Désert-Ombragé dans un petit tunnel que je n’avais même pas remarqué, deux autres crièrent aux vers de se mettre en route et ceux-ci décampèrent en rangs serrés par le même tunnel. Les rats fermèrent la route, le loueur passant en dernier sans omettre de nous dire une dernière chose :

– Dites à Odette qu’elle peut toujours nous attendre à l’entrée, nous on préfère la sortie !

Dès lors nous avons entendu des appels au secours de plus en plus lointains tandis que la caverne était plongée dans le noir :

– C’était mieux avec les vers. T’es où Boobi ?

– Là ! Je retourne voir Odette ! Suis-moi !

Son sens de l’orientation dépassant le mien en ces souterrains, je me fiai à sa voix. Nous retrouvâmes Odette pour lui expliquer la situation. Elle demanda des précisions :

– C’était qui le marchand ?

– Texan-Parfumé ! Il était avec quatre de ses rats de main, je connais même pas leur nom.

– Soit ! S’il croit qu’il peut faire ses affaires loin des stands officiels on s’arrangera pour faire connaître ses méthodes !

– Moi j’ dis qu’ ses méthodes seront bientôt les officielles si on en croit ce qui se passe de l’autre côté du Rhône, t’as vu ?

– Peut-être pas si Darwin remplit la mission que Grancorpe lui a confiée.

– Moi je veux bien… mais je sais même pas en quoi ça consiste.

–  Les choses s’éclaireront peu à peu si tu es aussi chavant que tu le dis !

–  Ah ! ça ! pour être chavant, pas de doute, je suis chavant !

 

Nous repartîmes vers le nord, chemin faisant dans la galerie nous fûmes interpellés par un rat :

– Dites ! C’est la quatrième fois que vous passez devant moi et vous n’avez même pas regardé mon stand.

– Quel stand ! Il n’y a rien devant toi ! Que vends-tu ?

– Un numéro ! Je suis ratourneur !

– Ratourneur ? C’est quoi donc ?

– Eh ! bien je me dresse sur les pattes arrières et je tourne tourne tourne sur moi-même.

– Et tu n’as pas le tournis ?

– Au début oui ! C’est pour ça que presque personne ne peut devenir ratourneur. La plupart ne tient pas longtemps ! Mais moi je suis le meilleur ! Vous voulez que je vous montre ?

– Ce sera long ? me suis-je enquit.

– Ce sera gratuit ? s’est enquit Boobi.

– La longueur dépendra du prix que vous pourrez y mettre.

– On n’a pas de piloms !… Oh ! mais d’ailleurs ! J’y pense ! Odette ! Tu m’a promis trois piloms !

– Comment ça trois ? On n’a pas statué sur le nombre !

– Il me faut trois piloms pour acheter mon steak !

– Le boucher est parti. a dit le ratourneur. Il avait vendu tous ses steaks. C’est bien, comme ça vous pouvez vous payer un numéro culturel ! Ce qui ferait bien mes affaires car il faut bien que je paye le placier.

– Je n’ai rien contre la culture mais ça remplit pas l’estomac !

– Certes mais c’est un numéro unique qui demande beaucoup d’entraînement.

– Tu t’entraînes combien de temps par jour ?

– Un quart de jour d’entraînement par jour, sept jour sur sept !

– Ah ! mais alors tu dois avoir au moins quatorze double-couchettes en t’as jouissance et un bon gros paquet de piloms !

– Bien sûr que non mon pauvre ami ! Je n’ai même pas de couchette ! Et j’ai dû beaucoup travailler aux services de transport en dehors de mes heures d’entraînement pour payer la location de cet emplacement. Je l’ai pour la semaine malheureusement elle touche à sa fin et personne ne m’a acheté mon numéro.

– Pourquoi as-tu choisi d’être ratourneur alors ? Il fallait devenir sprinter !

– Mais je suis nul à la course ! C’est en ratourneur que je suis bon moi ! Malheureusement ça ne semble intéresser personne !

– Allons, allons ! Faut pas dire ça ! Moi je veux bien te l’acheter ton numéro si Odette me donne les piloms qu’elle m’a promis.

Odette a fouillé difficilement dans une poche à peine perceptible de sa combinaison, en a extirpé trois piloms qu’elle a posés devant le ratourneur. Ce dernier a poussé ses pions le plus loin possible :

– En fait, vu que vous êtes quatre, si vous me donnez quatre piloms ça fera un compte rond, je n’aurais pas à m’arrêter au beau milieu d’un tour.

De mauvaise grâce Odette a consenti à chercher un quatrième pilom.

– En réalité nous sommes cinq mais Dieu le père est en train de bâfrer.

Après avoir observé de près les quatre piloms pour vérifier leur authenticité, le ratourneur s’est dressé sur ses pattes arrières et a commencé à tourner sur lui-même, au début plutôt lentement et sur ses deux pattes, puis de plus en plus vite sur une seule patte. Tandis qu’il semblait avoir atteint sa vitesse de croisière une petite foule de rats s’agglutinait autour de nous pour admirer l’artiste. Il en vint comme ça une bonne vingtaine qui restèrent jusqu’à la fin du spectacle. J’ignore si le ratourneur compta précisément le nombre de tours effectués mais je ne crois pas qu’il fut conscient de l’arrivée de nouveaux spectateurs, il s’arrêta au bout de quelques minutes et la foule cria bravo ! Cela le contraria fortement. Sans doute pas peu fier de son succès il compris d’emblée qu’une masse de non-payants avait profité du spectacle. Il tenta de mettre la main sur ce qu’il estimait être son dû en courant derrière les opportunistes :

– Hé ! Tu me dois un pilom ! Hé ! Toi aussi tu me dois un pilom !

Peine perdue, une seul grosse rate accompagnée d’un petit dénia lui adresser la parole :

– Eh ! bien ! T’es un drôle toi ! Tu te donnes en spectacle au beau milieu de l’allée marchande et tu voudrais qu’on te paye. Garçon, loue une caverne ou bien l’allée toute entière la prochaine fois !

Le ratourneur en pris son parti. Il retourna auprès de ses quatre piloms d’un air tout penaud. Je voulus bien le consoler un peu :

– Comment t’appelles-tu ?

– Vent-figé.

– Vois le bon côté des choses Vent-figé. Ton spectacle semble plaire et peut-être qu’avec le bouche à oreille tu pourras trouver des spectateurs payant la prochaine fois. Il faut voir cela comme un investissement pour l’avenir.

– Oui mais enfin… Quatre piloms et la semaine touche à sa fin ! Sans compter la taxe de change, c’est la ruine !

– La taxe de change ?

– Je dois échanger mes piloms. J’ai de la route à faire et je ne peux pas avaler des piloms dont j’ignore le nombre de cycle.

– Oh ! mais je ne pense pas qu’Odette te donnerait des piloms usagés.

– Qu’est-ce que j’en sais moi s’ils sont usagés. Tu crois tout de même pas que je m’emmerde avec cette histoire de change ? J’ai des poches moi !

– Ah ! tu vois ! Il faut que j’aille chez l’agent de change tout de suite. C’est trop risqué de garder cela à côté de moi.

Je compris dès lors que même mieux outillé qu’un chat pour attraper quelque chose, un rat peut difficilement transporter plus de trois piloms dans une main, puisque l’on peut tout de même appeler cela une main tant la ressemblance physique entre les rats et les humains est patente. D’ailleurs Vent-Figé dû avoir recours à ses deux mains pour aller jusqu’au bureau de change, ce qui l’obligea à marcher sur ses deux pattes arrières, il était bizarrement bien moins agile à marcher ainsi qu’à tourner. Herbert et moi le suivîmes sans demander sa permission. L’agent de change avait l’air d’un commerçant ordinaire en dehors du fait qu’il était entouré de deux gardes du corps. Une petite pyramide de piloms était disposée sur sa gauche et une autre un peu moins haute sur sa droite. Vent-Figé annonça d’emblée :

– J’en ai quatre !

– Pose-les là !

Vent-Figé déposa délicatement ses piloms sur la pyramide de droite.

– Si tu en avais eu dix j’aurais pu appliquer la dîme et t’en aurais rendu neuf. Payes-tu l’impôt de suite ou veux-tu qu’on te fasse crédit ?

– Si je paye de suite, tu m’en rends trois et si j’en amène six la prochaine fois je ne paierai pas d’impôt, n’est-ce pas ?

– Tu es mal renseigné. Si tu ne payes pas de suite, tu devras donner les deux que tu ramèneras au compte de huit et de neuf. Mais c’est déjà beaucoup de travail de tenir le compte des débiteurs donc nous ne tenons pas le compte des créditeurs sur impôt.

– Donc si je paye maintenant… dites-moi si je me trompe… J’enlève un à quatre, il me reste trois, cela me fait un impôt de 25 % ! Tandis que si j’enlève deux à dix… c’est… 20 % ? D’un autre côté si je ne paye pas de suite, j’ai quatre au lieu de trois, donc 33 % en plus. Et si je paye de suite j’aurai ensuite neuf au lieu de huit, soit huit divisé par neuf de plus. Combien ça fait huit divisé par neuf ?

– Approximativement 8,88 %. ai-je répondu.

– Alors je fais quoi ?

– Vu sous cet angle il vaut mieux payer plus tard.

– Pas exactement. m’a contredit l’agent de change. 

– Evidemment, de votre point de vue, c’est le contraire !

– Ce n’est pas une question de point de vue ! Je ne gagne rien à vous prendre vos piloms moi, je ne suis pas payé à la com, je suis fonctionnaire ! Mais tant que vous ignorez qu’il y a des pénalités de retard, vous ne risquez pas de donner de bons conseils.

– Il y a des pénalités de retard ?

– Si je vous le dis ! Quand on a entamé une tranche de dix il faut la finir dans les trente jours suivants. Sinon le piloms au compte de dix est retenu lui aussi.

– C’est donc 30 % l’impôt maximal si on ne paye pas de suite.

– Non car il y a d’autres pénalités si vous ne finissez pas la tranche dans les soixante jours, les piloms au compte de cinq et de six sont aussi retenus !

– Comment pourriez-vous les retenir avant de savoir si on va finir la tranche dans les soixante jours ?

– Par anticipation et précaution on les retient de toute façon !

– Voilà autre chose ! Je décèle là la patte des chats archivistes !

– Sachez que si vous ne finissez pas la tranche dans les 90 jours vous avez une nouvelle pénalité !

– Laissez-moi deviner ! Les piloms au compte de deux, trois et quatre sont retenus par anticipation ?

– Oui mais cela ne soldera pas votre dette car l’échelle des pénalités est exponentielle ! Pour trois mois de retard la pénalité est de huit piloms, qui s’ajoute bien sûr aux trois premiers !

– Onze piloms de pénalité pour une tranche de dix ! C’est insensé !

– C’est retenu sur la tranche suivante !

–  Imaginons que j’amène un seul piloms initiant une tranche de dix, je ne vais tout de même pas payer l’impôt s’il n’y a pas de décompte des créditeurs sur impôt.

– Si vous n’avez qu’un seul pilom vous pouvez le porter dans la main ! Enfin… peut-être pas pour un chat mais il peut se le fourrer dans la bouche. La salive attaque moins l’enveloppe que les sucs gastriques.

– Je ne prendrai pas le risque, d’autant moins en connaissance de cause !

– Quelle connaissance de cause !

– Il y a de fortes probabilités que ce pilom sorte du trou du cul d’un rat !

– Et alors ? Je ne vois pas où est le problème.

– Si vous ne voyez pas où est le problème, alors moi non plus ! Mais laissez-moi finir ma démonstration ! Disons que j’ai un seul pilom et il m’est tout de même impératif de le changer. Je ne peux pas choisir de payer un impôt de 100% !

– C’est vous qui voyez.  Moi tout ce que je dis c’est que par prudence ce saltimbanque serait bien avisé de payer de suite puisqu’il a plus d’un pilom. Sitôt ouverte sa tranche est refermée ce qui évite les suites à problèmes !

–  Bon d’accord ! Je paye !

– Pourquoi ne t’entends-tu pas avec d’autres rats pour ramener dix piloms d’un coup ?

– Décidément le chat, tu es très ignorant. Non seulement l’entente a toute les chances de ne pas dépasser le cap de la retenue d’un pilom, mais de plus toute entente en ce domaine est un délit de catégorie un !

– C’est à dire ?

– On lie les pattes des coupables et ils sont précipités dans le Rhône ou la Saône.

– Petit délit. a dit Herbert. On pourrait retourner à la vasque ?

 

Nous abandonnâmes Vent-Figé et le changeur. Je demandai à Herbert s’il lui était possible de me montrer une étale de farcie mais il me répondit qu’il n’en avait point vu. Enfin nous retrouvâmes Odette et Boobi un peu plus loin qui tentaient de convaincre Atlas d’arrêter de manger. Ils eurent gain de cause et Atlas se mis péniblement en branle à notre suite. Arrivé à la vasque Herbert se jeta derechef dans l’eau, Odette lui accorda deux minutes :

– L’odeur reprend forme ! Il faudra bientôt partir !

– Il faut surtout que je mange et que je dorme !

– On en est tous là… sauf Atlas.

– Faisons ça alors ! T’as un plan ?

– J’ai une cave ! Allez zou ! Sors de là Herbert !

Quand Herbert eut libéré la vasque en ronchonnant, Atlas choisit de s’y glisser à son tour malgré un bide bien gonflé. C’est là que la première crise intervint. Mais je vous conterai cela dans un prochain billet.

Darwin.

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