Chalut.
Après notre long séjour dans la galerie marchande nous retournâmes dans la cave que Odette prétend posséder. Elle n’était pas trop avitaillée mais cela devait suffire à reprendre des forces, à condition de ne pas faire les difficiles :
– C’est quoi ça ? a dit Herbert lorsque Odette a disposé devant chacun d’entre nous une petite boite d’un genre de pâté peu appétissant.
– De la bouffe pour chat ! Désolé j’ai pas l’équivalent pour ragondin !
– De la bouffe pour chat ?
Herbert était réellement circonspect tandis qu’Atlas déclara qu’il passait son tour au grand plaisir de Boobi qui pris une option sur la portion dévolue au rat blanc. La mine déconfite d’Herbert me fit sourire.
– T’en fais pas Herbert ! Moi aussi la première fois qu’on m’a vendu cela pour de la bouffe pour chat, j’ai un peu tiqué.
– Oui mais moi je ne suis pas un chat, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué !
– Pour chats, chiens, rats… quand les humains ont décidé de mettre de la bouffe en boite, c’est peu ou proue la même merde ! Mange ! Juste pour l’apport calorifique !
– Tu dirais la même chose si j’étais un cheval ?
– T’es pas un cheval !
– Qu’est-ce qui te dit que je ne suis pas herbivore ?
– Depuis quand les rats sont herbivores ?
– Je ne suis ni un rat ni un ragondin ! Je suis un campagnol amphibie et je suis très rare !
– Oui ben ça tu l’as déjà dit !
– Eh bien pour ta gouverne sache que je suis pratiquement végétarien !
– Pratiquement. Dans le sens de la pratique ou dans le sens de presque ?
– Je suis presque végétarien !
– C’est ce que je me disais ! Mange ton pâté ! Faut prendre des forces ! Surtout si tu veux rentrer chez toi !… T’habites où au fait ?
– Au nord ! C’est comme je vous ai dit !
– Mais où exactement ?
– Sur l’île de la Pape.
– T’es sérieux là ?
– Mais oui !
– Mais comment t’as atterri ici ?
– C’est comme je vous ai dit ! Par le métro !
– Donc si je comprends bien, cette bande de rats, que tu sembles avoir à la bonne, Odette… Cette bande de rats s’en va chercher des ragondins à dix bornes d’ici pour les forcer à porter des choses pour eux ?
– Tu ne vas pas mettre tous les rats dans le même paquet sous prétexte que Herbert s’est laissé entraîné dans une sombre histoire !
– Peut-être bien que si !
– Cela ne t’honore pas !
– Et toi ? Tu trouves ça honorable de fréquenter cette vile espèce ? Et par-dessus le marché tu leur donnes des coups de main ! Et puis d’abord c’est quoi cette histoire de concentré vitaminique et de farcie ? Et pourquoi tu construis des tunnels à seule fin d’aller les rencontrer ? Et pourquoi tu leur installes l’électricité ? Et comment ça se fait qu…
– Oh Oh Oh ! On va se calmer là ! T’es jaloux ou quoi ?
– Jaloux de ces… Quoi ? Moi jaloux de ces… Ah ! ah ! Ben manquerait plus que ça ! Ben elle est forte celle-là dis !… Hein ? Non mais !… Mais d’abord c’est pas une raison pour faire des choses pour eux que tu ne ferais pas pour moi !
– Qu’est-ce que je ne ferais pas pour toi par exemple ?
– Par exemple tu ne me donnes pas de concentré vitaminique à moi !
– Parce que t’en as pas besoin !
– Comment ça pas besoin ? Pourquoi j’en aurais moins besoin qu’un rat !
– Darwin ! Ces rats travaillent dans des conditions difficiles ! Ils vivent deux ans quand toi tu pourrais bien dépasser les vingt ans si tu continues à passer ta vie à méditer sur ta cheminée !
– Je ne médite pas sur ma cheminée mais sur l’état du monde !
– Oui mais vautré sur ta cheminée ! Tu mesures la différence entre ce mode de vie et une vie qui consiste à travailler sans relâche ? D’autant plus que depuis que je t’assiste pour tes tâches les plus problématiques, ta vie s’en trouve passablement facilitée ! Alors ne me dis pas que je ne fais rien pour toi !
– Comment peux-tu affirmer que je vivrai vingt ans si tu ne me donnes pas des vitamines ?
– Je n’affirme rien ! Je dis que c’est possible ! Comme il est possible que, à supposer que tu sois encore vivant dans quinze ans, tu puisses te retrouver abandonné par tous les humains au beau milieu d’une guerre généralisée entre pigeons et rats ! Vaudrait peut-être mieux passer l’arme à gauche avant cela !
– Tu ne vas pas remettre le couvert ! C’est n’importe quoi cette histoire ! Comme si l’humain allait disparaître du jour au lendemain ! Quand il est question d’être au beau milieu d’une guerre généralisée, c’est pas de becs et d’incisives que je remplis mes cauchemars !
– Et de quoi donc Môssieur Darwin Le Chat ?
– De bombardiers furtifs et d’ogives nucléaires par exemple !
– Donc tu es d’accord pour dire que ces trous du cul pourraient bien en arriver à se foutre définitivement sur la gueule comme des sales gosses ?
– Là je suis d’accord mais…
– S’ils se foutent définitivement sur la gueule alors ils disparaissent et une autre espèce prend la relève !
– Mais non ! Non non ! Car ils en restera toujours une petite proportion ! Celle-là même qui fantasme cet apocalypse depuis que le rejeton d’Enola Gay a commis son crime inexpugnable et qui s’imagine justement survivre comme une bande de rats dans un trou à rats surmonté de cinquante mètres de béton armé ! Même au beau milieu d’un nuage radioactif cette bande de rats là aura toujours le dessus sur celle que l’on vient de croiser dans l’égout qui leur sert d’étale. De toute façon ils pourraient bien inhaler n’importe quoi, y a rien qui semble en mesure de les rendre plus tarés qu’ils ne le sont déjà ! La folie les a guidés avec succès jusqu’ici, il n’y a pas de raison qu’il en aille autrement à l’avenir ! Ce qui me conduis à supposer que si une seule espèce devait survivre, ce serait l’espèce humaine !
– Ah oui ? Eh ben moi je mise sur les rats justement parce qu’ils sont experts en abris souterrains !
– Mauvaise raison ! Autant miser sur les robots parce qu’ils sont les meilleurs pour retenir leur respiration !
– Ah ouais ? Ben ils seront peut-être les premiers à crever durant l’hiver nucléaire !
– Ou peut-être que ce seront les fées !
– Ça ça m’étonnerait beaucoup matou ! Et de toute façon, si le danger devient pressant, j’aurai sûrement une remise de peine et elles viendront me chercher ! Tu crois que j’aurai une place pour toi dans mon arche ?
– A toi de voir.
– Je te conseille plutôt de miser sur l’option suivante : si l’alarme sonne trois fois, tu plonges directement la tête la première dans la cheminée !
– C’est pas très sympa ça Odette !
– Arrête de m’énerver !
– Arrête de t’énerver !
– Tais-toi un peu ! Si Pélopa revient avec les petits tu vas leur faire peur !
– C’est toi qui vas leur faire peur à force de brailler !
– Chut !
– Chut aussi !
Il y eut un blanc de quelques dizaines de secondes. Atlas était totalement impassible tandis qu’Herbert mâchait difficilement une nouvelle bouchée de pâté. Il finit par délaisser le reste de sa ration, ce qui n’échappa à l’œil aiguisé de Boobi :
– Tu finis pas ton pâté ?
– Non.
– Le reste est pour moi alors !
– T’as un drôle de sens du partage dis donc !
– Le fée bouffe pas de pâté et Darwin s’est à peine mâchuré le museau à force de piaffer comme un moineau, t’as vu ?
– Mais c’est pas une raison pour se conduire comme un castor !
– Qu’est-ce que les castors viennent foutre là-dedans ?
– Les castors sont de sales égoïstes ! Ils font des trucs dans leur coin sans se préoccuper des autres. Exactement comme toi !
– Je sais pas d’où tu tiens ça Bruno mais ça a l’air super cool d’être un castor, t’as vu ?
– C’est peut-être cool d’être un castor mais c’est pas cool d’être le voisin d’un castor ! Et a plus forte raison d’être le voisin d’une famille de castor !
– Toi ? T’es le voisin d’une famille de castors ? Mytho ! Y a pas de castors ! Ils ont disparu les castors, t’as vu ?
– Y a des castors ! Ils sont réapparus !
– Tu dois confondre avec des hérissons !
– Avec des hérissons ? Et pourquoi pas des hérons pendant qu’on y est ? Tu crois que les hérissons squattent des morceaux de berges grands comme vingt nids de cigognes ? Tu crois que les hérissons se calent des branches grosses comme toi sous les incisives dans l’idée d’obstruer le lit de la rivière tout entier ? Non mais sérieusement ? Elle est aux castors ou quoi la rivière ? Depuis quand on s’empare d’un cours d’eau sans se soucier de ceux qui vivent en aval ?
– Depuis qu’y des castors, t’as vu ?
– C’est dégueulasse !
– T’as qu’à y aller leur foutre sur la gueule, t’as vu ?
– Et toi, t’en as déjà vu un de castor ?
– Pas que j’ me souvienne, t’as vu ?
– Les castors on leur met pas sur la gueule ! Ni toi, ni moi ! En plus maintenant c’est devenu illégal !
– De ?
– De s’en prendre aux castors !
– Qui dit ça ?
– Les humains !
– Ben qu’est-ce qu’on en a à foutre ?
– Pourquoi ils font ça ?
– De ?
– Protéger les castors ! C’est insensé !
Je cru bon d’intervenir dans cette conversation devenue digne d’intérêt :
– Au contraire ! C’est une excellent initiative, pour une fois.
– Là c’est le moment où on apprend que Môssieur Darwin Le Chat a lu la page Wikipédia sur les castors ?
– Pas du tout ! C’est juste une question de bon sens écologique !
– Hein ? Mais il est fou ce chat !
– Dis donc le ragondin ! T’es contre la protection de la nature ? a dit Odette de son air pas commode.
– Au contraire ! Je suis pour la protéger ! Je suis pour qu’on empêche les castors de couper les arbres et de modifier la circulation fluviale !
– D’accord ! Alors on n’a qu’à tuer tous les castors ! Et les mecs en chemise à carreaux avec des tronçonneuses tant qu’on y est !
– Oui tant qu’on y est !
– Et à la place tu verras débarquer un type en costard cravate au volant d’une bagnole démesurément grande garée à proximité d’une machine encore plus grande qui t’attrape un arbre de deux mètres de diamètre et de cent pieds de haut et te le saucissonne en rondelles en un clin d’œil racines comprises ! Hou ça décoiffe ! J’ai pas un peu de sciure dans les cheveux ?
– Non t’as de la terre !
– Bon Herbert ! Faut que tu comprennes que tout arbre qui ne passe pas sous les incisives d’un castor barre potentiellement la route d’un humain près à le transformer en bois de chauffage à la première occasion ! Quant au lopin de terre qui vous sert de crèche à toi, ta famille et tes voisins castors, il y a autant de trous du cul que la terre compte de promoteurs immobiliers disposés à le transformer en centre commercial en forme de boite à sardine géante, l’odeur en prime, pour les péri-urbains lyonnais ! Compris ?
– Oui madame.
– Bien ! Alors crois-moi ! Là où un gang de castors réapparaît, c’est plutôt le signe qu’il y a peut-être un avenir pour les individus de ton espèce. Tu piges ?
– Oui mais j’aimerais vous y voir vous autres, en aval d’un barrage de castors !
– Si t’as pieds en aval vas piquer une tête en amont ! Et dire qu’à côté du génie bâtisseur d’un castor, un major de promo à l’école des Mines passe pour un galérien des études… Un peu de respect tout de même !
– En amont c’est pas chez nous, c’est chez les castors !
– D’accord… Sinon je te file un tuyau et une turbine, t’auras la lumière à l’étage du dessus, ce sera toujours ça de gagné !
– Quoi ?
– Oublie ça ! T’as pas un peu sommeil ?
– Un peu… Et même beaucoup.
– Bon. Je décrète l’heure de la sieste pour tout le monde ! Calez-vous chacun dans un panier !
Personne ne se fit prier. Odette éteignit la lumière et je me suis dit qu’avec un peu de chance, elle irait chercher du repos dans son propre repère. Mais non, elle crut bon de venir s’allonger sur moi, ce qui est relativement désagréable tant que ses ailes n’ont pas totalement ramolli. Heureusement elle ne fut pas longue à s’endormir. Au bout de cinq minutes je pensais bien être le seul à ne pas être encore tombé dans les bras de Morphée. Je me laissai gentiment attiré en repensant aux heures écoulées quand Herbert brisa soudainement le silence :
– Un bon castor est un castor mort !
Darwin.