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Darwin Le Chat
3 octobre 2015

Le cas Steve Bartman

Chalut.

Je pense qu’aucun de mes zéro lecteurs humains n’est devenu expert en Baseball à la lecture de mon dernier billet, pas plus que moi d’ailleurs, mais nous en savons suffisamment pour comprendre la mésaventure qui arriva à Steve Bartman, un jeune homme de 26 ans, fan absolu des Cubs. Nous sommes le 14 octobre 2003, les Cubs sont en finale de la league nationale contre les Marlins de Miami. Cinq matchs ont déjà été joués et les Cubs mènent trois victoires deux. Il leur reste deux matchs à domicile pour tenter d’empocher cette quatrième victoire qui les enverrait aux World Series. Les supporters sont fébriles mais pleins d’espoir, le stade est bondé. Steve Bartman est venu en compagnie d’un couple de ses amis, ils ont de très bonnes places, au premier rang des gradins latéraux côté troisième base, en territoire des fausses balles donc mais non loin du territoire des Home Run. Steve porte une casquette des Cubs et un polo de la petite équipe de quartier dans laquelle il entraîne des jeunes. Il a des écouteurs car il écoute parallèlement les commentaires du match à la radio. Dans cette partie les défenses ont pris le pas sur les attaques et à l’entrée de la huitième des neufs manches les Cubs mènent trois à zéro. Il y a donc seulement trois batteurs des Cubs qui ont réussi à faire un tour complet du circuit et aucun des Marlins. Vient la huitième manche, les Cubs en défense ont déjà réussi à éliminer un batteur, les spectateurs sont surexcités, stressés, ils font le compte des batteurs à éliminer pour aller aux World Series : plus que cinq ! On le dit, en baseball, surtout quand le match reste serré, on ne doit pas faire le décompte des éliminations de batteurs, par superstition et parce que la situation peut vite s’inverser. Oui mais on le fait quand même ! Pour les Marlins vient à la batte le dénommé Luis Castillo. Il saisit sa chance, frappe une balle longue et haute dans l’espoir d’un Home Run. La balle part sur la gauche, le stade comprend qu’elle va sûrement sortir du côté des fausses balles et se rassure. En défense Moisès Alou suit la balle et courre vers les gradins dans l’espoir de pouvoir la rattraper, car souvenez-vous, si la balle est rattrapée de volée le batteur est éliminé, tandis que si elle sort simplement en fausse balle, il aura encore sa chance. La balle redescend pratiquement à l’aplomb du mur, tous les spectateurs se lèvent de concert, lèvent les bras, certains pour tenter de la saisir, d’autres pour ne pas être frappés par les premiers ou recevoir la balle en pleine tête. La trajectoire est incertaine en raison du vent. Moisès Alou pense pouvoir la capter, il se détend, allonge le bras par-dessus le mur… mais la balle ne vient pas à lui car Steve Bartman l’a touchée sans pour autant l’attraper. La balle roule entre les bancs du premier rang, Steve tente de ramasser son dû, trop tard, elle est dans les mains d’un certain Jim qui la brandit, hilare. Moisès Alou est furieux, jette son gant, hurle sa rage : « J’aurais pu l’avoir ! » Le stade comprend qu’un spectateur l’a empêché dans sa tentative d’éliminer Luis Castillo : « Oui ! ON aurait pu l’avoir ! » L’ambiance devient soudainement irrespirable. Les Cubs demandent une interférence à l’arbitre, qui la refuse, sans doute à tord, arguant que la balle était bien dans les gradins et que le spectateur avait le droit de la toucher. Oui possiblement, et si le défenseur avait été un Marlins, le spectateur serait à cet instant acclamé en héros. Tandis que les amis de Jim lui conseillent de faire profil bas, Steve Bartman comprend peu à peu la portée de son geste. Dans les gradins on se passe le mot : « Qui l’a touchée ? » « Le garçon à la casquette bleue et au col vert. » « Ah ! c’est donc lui ! Le traître ! Que quelqu’un lui casse la gueule ! » Il n’y a pas d’écran géant dans le stade mais le diffuseur repasse l’action en boucle et une clameur venue de l’extérieur finit par retentir à l’intérieur du stade : « Asshole ! Asshole ! Asshole ! » Voyez ce qu’il reste du Friendly Confine, une enceinte qui se laisse glisser dans une haine irrationnelle au lieu de continuer à encourager son équipe. Après tout rien n’est perdu puisque les Cubs mènent toujours trois à zéro… Oui mais voilà ! La malédiction de la chèvre est de retour ! Luis Castillo va profiter de la nouvelle chance qui lui est offerte pour permettre aux Marlins de marquer leur premier point. Puis un défenseur des Cubs manque une occasion en or de conclure la huitième manche par un raté inhabituel. Les Marlins vont revenir dans la partie. Les joueurs qui ont fait des erreurs, et dans d’autres circonstances auraient dû porter le chapeau, seront bien heureux de voir la diversion opérée par le cas Steve Bartman. Quand il a entendu à la radio que son geste malheureux avait sans doute fait basculer le match, quand il a compris que les insultes proférées l’étaient à son égard, Steve est resté assis sur sa chaise, regardant la suite du match sans en mémoriser un geste, sans enlever ses écouteurs, sans parler à ses amis encombrés de sa présence. Un voisin de siège lui tend sa carte de visite de façon ironique en lui disant : « Tu te rends comptes de ce que tu as fait ? » Steve la refuse, demande simplement à d’autres voisins s’ils pensent qu’il a fait quelque chose de mal. Ils lui répondent que non, que tout le monde aurait fait la même chose, au fond tous soulagés de ne pas avoir touché la balle et sans manifester plus de solidarité. Quand le match est définitivement perdu la colère collective monte d’un cran, les insultes se multiplient « On va te tuer ! » des morceaux de papiers, de pizza, volent dans la zone de Steve. Un fan descend de plusieurs rangs à seule fin de lui jeter sa bière au visage. Steve s’essuie, triste, d’une tristesse à faire pleurer, mais digne. Il aurait fallu qu’il soit lui-même une brute, qu’il s’insurge dès le début, qu’il prenne ses voisins à partie : « N’as-tu pas toi-même essayé de toucher cette balle ? Et toi ? Et toi ? Quelle différence cela fait entre vous et moi si cette balle est tombée sur moi ? » Il aurait fallu qu’il cogne la première personne osant mettre en doute son amour des Cubs. Ainsi il aurait été évacué des gradins pour une échauffourée et tout le monde aurait compris qu’il n’était pas disposé à servir de bouc émissaire. Mais Steve est un garçon discret, peu expansif, peu querelleur, il garde ses écouteurs, reste assis, il est un bouc émissaire parfait. Les responsables du stade comprennent que sa vie est en danger, c’est qu’ils le lyncheraient ces salauds là, ils décident de l’évacuer, lui et ses amis. Bien entouré il traverse des couloirs pleins d’hostilité, des bras se tendent pour tenter de lui ôter sa casquette, les mots sont abjects : « Mettez-lui un flingue dans la bouche et tirez ! » Ses « amis » s’éclipsent discrètement pendant qu’on le met à l’abri. Sur les lignes des radios locales les auditeurs viennent chanter leur haine, car oui, pour les fans c’est certain, sans lui, les Cubs auraient gagné ce match. Pendant ce temps Steve est fagoté en stadier, emmené incognito dans un hôtel tandis que, souvent à seule fin de moquerie, les médias se déchaînent sans mesurer le poids destructeur des mots. Le lendemain matin, ses noms, adresse et employeur sont divulgués. La police envoie six véhicules garder sa maison. Steve fait passer un communiqué dans lequel il fait part de sa désolation d’avoir causé tant de peine aux fans des Cubs, sans minimiser la portée de son geste mais simplement en expliquant qu’il avait eu les yeux rivés sur la balle et n’avait pas perçu l’effort de Moisès Alou pour la rattraper. Parallèlement il reçoit le soutien des jeunes joueurs qu’il entraîne et tous ceux qui le connaissent le décrivent comme un garçon adorable. Devant le déferlement de haine dont il est l’objet les Cubs se sentent tenus de prendre sa défense, arguant que ce n’était qu’un fait de match comme un autre et qu’ils n’auraient pas nécessairement gagné sans cela. Rien n’y a fait, Steve Bartman est devenu célèbre malgré lui, icône culturelle mangée à toutes les sauces mais bannie à jamais du Wrigley Field. On a tout dit sur lui, qu’il avait déménagé en Angleterre, en Californie, qu’il payait toujours tout en liquide. En Floride où on a gardé un bon souvenir de lui, les fans des Marlins lui offrant même des cadeaux, le gouverneur lui a paraît-il proposé « l’asile politique. » Les demandes d’interviews ont été nombreuses, il les a toujours refusées et n’a jamais monnayé son infortune bien qu’elle lui ait beaucoup coûté au-delà de simples considérations financières. Steve est un solitaire, un bouc émissaire parfait. Ce n’est peut-être pas à vous que je vais apprendre l’origine du bouc émissaire mais, puisque l’explication me fut donnée dans ce même reportage, je l’expose pour les fées, mouettes et chats lecteurs de mon blog. On dit que dans l’antiquité un bouc innocent était mené auprès d’un prêtre. Celui-ci apposait ses mains sur sa tête afin de transférer en lui les pêchés de son peuple. Puis le peuple insultait copieusement le bouc. On sortait le bouc de la ville et on fermait les portes pour qu’il ne revienne jamais (plus probablement on s’assurait de son trépas rapide.) Le reportage soulignait la troublante similitude avec Steve Bartman, jeté hors le stade sous les injures. Pauvre Steve, pauvre bouc émissaire.

Hé ! mais… attendez ! Les Marlins ont gagné le sixième match pour égaliser à trois victoires partout. Mais il en faut quatre pour gagner une série ! Il restait donc une chance aux Cubs de l’emporter, pas plus tard que le 15 octobre 2003 et toujours au Wrigley Field. S’ils en ont gagné trois, pourquoi pas un quatrième ? Ils ne vont pas le gagner car les joueurs, les fans, les journalistes… tout le monde se raccroche à ses superstitions. Moisès Alou, qui est dominicain, a même déjà réservé son avion pour le 16. Quand à Jim, celui qui a récupéré la balle, il se dit que si les Cubs gagnent le septième match, tout le monde oubliera Steve Bartman. Mais il songe au prix de cette balle si les Cubs perdent. En effet les Cubs, convaincus de perdre, perdent. Et en effet, la balle de Jim vaut de l’or, 113000 dollars plus exactement, acheté par le propriétaire d’un grand restaurant pour la détruire lors d’un fastueux cérémonial et toujours dans l’idée de conjurer le sort. Si Steve Bartman est un parfait bouc émissaire, cette année là les joueurs et le public des Cubs furent vraiment des chèvres pour ne pas avoir cru plus que ça en une victoire qui leur tendait les bras. Qui croit à la malédiction sera maudit !

Darwin

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