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Darwin Le Chat
1 juillet 2019

Loulou Léonard vs Mme Debusse

Les entretiens citoyens de Loulou Léonard, député de la 15ème circonscription du Rhône.

Objet : déplacements urbains.

Citoyen : madame Debusse, usagère des transports en commun.

Date : 25 janvier 2019.

 

– J’espère que vous ne venez pas faire l’apologie de l’automobile parce que je viens de rencontrer un concitoyen figé dans le passé !

– Vous voulez dire de l’époque où l’on a pensé qu’on pouvait transformer tous les abords de nos fleuves en doubles-voies ou en parking ?

– Oui.

– Cette douce époque où l’on a construit en plein centre-ville ce si magnifique échangeur de Perrache que le monde entier nous envie ?

– Voilà.

– Remarquez qu’on ne s’en sort pas si mal. Il me semble que certains pays ont construit des villes entières basées directement sur ce modèle-là. Et en plus on a sauvé Saint-Jean !

– Sauvé de quoi ?

– Des mégalos qui ont pensé faire du passé table-rase. Pour être honnête il n’a pas été utile d’attendre le règne du tout automobile pour que certains se croient autorisés à penser que des rues et bâtiments vieux de plusieurs siècles étaient nécessairement une entrave à une monde d’échanges ! Enfin… s’il est vrai qu’on ne peut pas tout garder du passé, on devrait quand même s’interdire de tout détruire.

– Certes. Et alors vous du coup ? Vous êtes plutôt marche à pied ? Vélo ?

– Ah non ! Comme vous l’avez peut-être remarqué j’ai un petit handicap.

– J’ai vu que vous boitiez un peu. C’est permanent ?

– Oui et j’ai cela depuis très longtemps. Pour moi la marche et le vélo ne sont pas impossible mais c’est moins simple que pour le commun des mortels. Alors j’utilise énormément les transports en commun. D’autant plus que j’habite au centre et travaille en banlieue.

– C’est plutôt mieux que l’inverse non ?

– A quel point de vue ?

– Pour les transports. J’imagine qu’il y a plus de monde qui voyage vers le centre le matin et vers la banlieue le soir.

– Je ne sais pas. S’ils sont moins bien lotis que moi dans l’autre sens, laissez-moi les plaindre parce que ce n’est déjà pas bien simple !

– Vous prenez le métro ?

– Deux métros et un tramway les lundis et mardis. Un métro et un bus les jeudis et vendredis. Je suis assistante administrative mais sur deux sites différents.

– Et comment ça se passe ?

– Quand cela se passe bien c’est pénible. Quand cela se passe mal c’est très très pénible.

– Ah !… Mais en moyenne est-ce que les horaires sont respectés ?

– Le matin ça va en ce qui me concerne parce que je pars avant l’heure de pointe. J’ai même remarqué que bien souvent les métros sont d’une exactitude qui est de l’ordre de la poignée de secondes le matin.

– Vous parlez du métro automatique ?

– L’un ou l’autre ! Je prends la B et la A ou la D mais le fait qu’il y ait un conducteur ou non ne change rien. Les métros sont à l’heure tant qu’ils n’ont ni problème mécanique ni problème lié au comportement des usagers. Or plus on approche la limite de capacité plus les problèmes mécaniques sont susceptibles d’arriver et plus il y a de contretemps liés à l’attitude des passagers. Il y a évidemment plus de chances que des gens empêchent la fermeture des portes quand le métro est plein. Et rien que le temps de laisser descendre et monter les gens devient plus aléatoire.

– Donc concrètement il paraît difficile d’échapper à ces contretemps.

– C’est difficile dans la mesure où le développement de la ville n’a pas été réfléchi il y a 40 ans sur le très long terme et qu’apparemment, vous les politiques d’aujourd’hui, vous ne réfléchissez pas plus sur le très long terme. Je dirais même qu’en raison de l’état déplorable des finances publiques, les décisions prises actuellement conduisent inévitablement à la saturation rapide du réseau.

– Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

– Ce qui me fait dire cela ? Paris ! Paris c’est l’exemple parfait !

– On n’est pas du tout à la même échelle ! C’est dix fois plus grand que Lyon !

– Mais le réseau aussi est dix fois plus grand ! Mais toutes les erreurs faites à Paris vous pouvez les calquer en proportion à Lyon. Ils peuvent faire ce qu’ils veulent du Grand Paris, rajouter ici et là des lignes de métro, à mon avis c’est de toute façon trop tard, ils sont régulièrement saturés et le seront toujours plus, tout ce qui est fait pour désengorger s’accompagnera de constructions et de nouveaux flux qui ré-engorgeront les lignes nouvelles en presque aussi peu de temps qu’il n’en faut pour le dire. Or Paris semble dédier des moyens proportionnellement bien supérieurs à Lyon à la problématique des transports.

– Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? Pour ma part j’ai toujours estimé que nous avions un réseau de transports en commun très bien développé. C’est même quelque chose que je vante.

– On verra bien ce que vous en direz dans vingt ans ! Vous allez déchanter à mon avis si la tendance des humains à s’agglomérer autour des gros centres urbains se poursuit. On nage déjà en pleine schizophrénie en tentant de gommer les erreurs faites il y a 40 ou 50 ans alors que dans les faits nous sommes encore totalement prisonniers de la logique qui prévalait à l’époque. Je dis encore alors que je devrais dire encore plus. Vous savez combien il y avait d’habitants en France en 1960 ?

– Une quarantaine de millions ?

– Non plus ! 45. Il y en avait une cinquantaine en 1970 et 53 en 1980. Dans le même temps le nombre de véhicules immatriculés est passé de 6 millions en 1960 à près de 14 millions dix ans plus tard pour atteindre près de 21 millions en 1980.

– Tout compris ? Voitures, poids lourds ?

– Oui mais de toute façon la part des véhicules individuels représente aujourd’hui plus de 80 % des immatriculations et à-priori cela représente depuis longtemps la grosse majorité. Donc vous voyez qu’en 1960 il y avait un véhicule immatriculé pour plus de 7 habitants. En 1970 il y avait un pour moins de 3,5 habitants. Puis on est passé à 1 pour 2,5 habitants en 1980. Alors vous comprenez pourquoi les hommes politiques des années 60 et 70 avaient des projets pour lesquels l’automobile était tout et le tramway plus rien du tout.

– Sans vouloir vous contredire, à ma connaissance le tramway a disparu de Lyon en 1956, donc bien avant le tout bagnole !

– Oui mais c’était aussi au profit des bus et trolley-bus. Le trolley-bus ça a un peu le même usage que le tramway, une forme de souplesse en plus, le trolley-bus ça monte à la Croix-Rousse, pas le tramway. Tout ça pour dire que depuis les années 90 on a décidé qu’il était temps de reprendre un peu de l’espace concédé au voitures, donc le tramway a fait son grand retour. A première vue c’est plutôt réussi puisque toutes lignes confondues il y aura bientôt plus de 100 millions de voyageurs par an. C’est beaucoup n’est-ce pas ?

– Il faudrait comparer par rapport au nombre de voyages faits en voiture.

– Ce qui est surtout intéressant c’est de comparer avec l’avant-guerre, quand le tramway était à son apogée. Dites-vous qu’à l’époque le tramway comptabilisait 160 millions de voyageurs par an. Il y avait bien sûr beaucoup plus de lignes et puis guère de modes de transport alternatifs. Mais j’imagine que les gens avaient moins la bougeotte qu’aujourd’hui.

– Ils étaient sans doute moins nombreux aussi.

– Cela dépend de quoi on parle. Sur le territoire de l’agglomération actuelle il y avait certes moins de monde mais dans les arrondissements lyonnais proprement dits, cela ne semble pas avoir beaucoup bougé. Disons même que cela a baissé avant de remonter depuis les années 90. Mais c’est un autre sujet ! L’histoire du tramway nous apprend surtout que si au lieu de le supprimer au profit des bus puis de l’automobile, si on n’avait jamais cessé de le développer en le préférant à tout autre moyen de transport en surface partout où la topologie s’y prête, il serait à mon sens capable de transporter des centaines de millions de voyageurs par an. Aujourd’hui on lui a refait un peu de place mais il est condamné à rester secondaire par rapport aux bus et à la voiture. Les chiffres parlent d’eux-mêmes !

– Quels chiffres ?

– On dit souvent que les années 70 sont celles du tout bagnole. Mais à ce compte là on peut en dire autant des années 60 et que dire des décennies suivantes. Je vous ai dit qu’il y avait un véhicule pour 2,5 habitants en 1980. Mais en 1990 c’était un pour 2 habitants ! En 2000 un pour 1,8 habitants ! En 2010 un pour 1,7 habitants ! Et en 2018, je vous le donne en mille…

– Un pour 1,6 ?

– Presque. Alors quoi ? Le tout bagnole c’était les années 1970 ou les années 2010 ? Tout le monde veut sa bagnole ! Et y a même presque un ménage sur trois qui a deux voitures ! Il est où l’effet dans les chiffres de ces fameuses voitures en temps partagé ? De ces quelques places de parking dédiées à des voitures électriques qu’on loue de façon commode pour quelques minutes ou quelques heures ? C’est dérisoire ! En 2020 tout le monde veut sa propre bagnole et tout le monde veut vous en vendre ! Vous avez déjà pris le temps de regarder une page de pub à la TV ?

– C’est difficile d’y échapper !

– Non mais vous avez vu le nombre de bagnoles qu’on veut vous vendre ? Et pas que des bagnoles pour petits budgets ! Alors dites-vous bien que l’ère des transports collectifs n’est pas près d’advenir. Et du fait qu’elle n’adviendra pas, je vous laisse imaginer ce que je pense de l’avenir de la planète.

– Ce que j’imagine c’est que vous n’avez vous-même pas d’automobile.

– Dans de rares occasions j’en loue une. Globalement c’est tout de même incommensurablement moins cher que d’en acheter une pour qui n’en a qu’un usage ponctuel.

– Oui mais il faudrait s’entendre sur ce que vous appelez ponctuel. Car je comprends bien ce que vous suggérez. Vous suggérez que, du fait que les voitures passent la majorité de leur temps en stationnement...

– Vous pouvez dire la quasi-totalité de leur temps, vous serez plus proche de la réalité ! Et c’est réellement absurde. C’est comme si les compagnies aériennes achetaient des avions pour les faire voler une heure par jour ! Ce serait un non-sens économique ! On entend souvent dire que les ménages qui ont les comptes dans le rouge doivent apprendre à gérer leur budget, comme une entreprise. Mais comment comparer un ménage à une entreprise alors qu’on les incite sans cesse à posséder des objets qui représentent un non-sens économique pour eux ?

– Vous jouez sur les mots là ! Personne ne pense qu’une famille et une entreprise ont quelque chose de comparable, ce n’est qu’une façon de parler. A ce compte là vous n’achèteriez pas grand-chose ! Pourquoi avoir une brosse à dents si c’est pour vous en servir six minutes par jour ?

– Parce que vous pouvez difficilement la partager avec votre voisin ! Mais par contre au lieu d’avoir une brosse à dents pour chaque membre de la famille vous pourriez avoir une tête de brosse à dents pour chaque membre de la famille et un seul manche de brosse à dents pour toute la famille. La réalité c’est que si vous vouliez vraiment penser de manière écologique, dès lors que vous estimez qu’il y a urgence à agir en ce domaine, vous finiriez par voir beaucoup de choses de ce point de vue. Or les voitures peuvent être très facilement partagées.

– Partagées de quelle manière ?

– Eh bien de n’importe quelle manière ! En propriété collective, ou appartenant à une entreprise, à la ville ou à l’état. Peu importe à qui elles appartiennent ! Ce qui compte c’est la manière d’y accéder. Pour que cela fonctionne il faut beaucoup de souplesse. On a réservé des places de stationnement pour ces voitures électriques là, les Bluely. C’est un tout petit pas en avant, vraiment tout petit, parce qu’on n’est pas vraiment capable d’imaginer un monde différent. Il faut un changement radical ! Et le changement radical c’est revenir à un nombre de voitures par habitant bien inférieur à ce qu’il est aujourd’hui alors qu’il continue d’augmenter année après année !

– Bon en fait, vous suggérez que tout le monde prenne le taxi ?

– Mais pas du tout ! Je vous parle de souplesse et de choses viables économiquement et écologiquement. Vous prenez un taxi traditionnel, vous y laissez votre chemise, vous prenez un Uber, vous encouragez  le système qui nous conduit dans le mur encore plus vite qu’avant ! Avoir un chauffeur pour soi tout seul, je ne vois pas en quoi cela peut être économiquement et écologiquement viable.

– Et moi je ne vois pas du tout ce que cela change ! Il y a 6 millions de demandeurs d’emplois en France, alors que certains soient chez eux à en attendre un ou qu’ils s’occupent à vous conduire quelque part, je ne vois vraiment pas la différence. Vous serez deux dans la voiture au lieu d’être tout seul, voilà tout.

– Cela fait toujours 60 kilos de moins à transporter, ce n’est pas si négligeable ! Et vous m’interrompez trop pour comprendre mon raisonnement ! Je sais parfaitement qu’on peut louer à l’ancienne des voitures ou appeler un taxi ! Mais cela s’inscrit dans le vieux modèle qu’il faut dépasser ! Et l’unique chance de le dépasser c’est de proposer des alternatives qui peuvent être comprises et acceptées par les gens parce qu’elles changeront les choses sans qu’ils aient l’impression d’être confrontés à des difficultés insurmontables. Louer une voiture quand c’est nécessaire au lieu d’en avoir une c’est bien mais pour que beaucoup plus de gens y viennent, il faut qu’il y ait des voitures à louer partout et de façon très aisée. Si vous en avez besoin à trois heures du matin vous n’allez pas attendre huit heures qu’une agence de location s’ouvre !

– C’est bien le principe des Bluely ! Vous la prenez, roulez et la reposez à une borne de recharge ! Combien de gens ont vendu leur voiture depuis que cela existe, à mon avis pas des masses. Alors ?

– Pas des masses parce qu’on n’a pas fait l’effort massif pour que cela advienne ! Vous prenez une Bluely, d’accord, mais c’est comme le Vélo’v ! Il faut d’abord aller à l’endroit le plus proche où elles sont garées..

– Oui ben c’est pareil pour votre voiture ! Vous ne trouvez pas forcément une place près de chez vous !

– Peut-être mais il y a des chances que votre voiture soit à l’endroit où vous l’avez garée. Des aires de Bluely qui sont vides j’en vois tout le temps ! Cela ne m’encouragerait pas à me débarrasser de ma voiture si j’en avais une. Il faut qu’il y ait des voitures disponibles ! Il faut que les gens aient une probabilité proche de 100 % de trouver facilement le véhicule qu’il leur faut, pour la durée qu’il leur sied et à des tarifs cohérents ! Il faut à la fois de la souplesse et également la moduler selon les objectifs qu’on veut atteindre. Parce qu’en réalité moi je conçois la grande ville comme étant l’espace du vrai transport en commun et des modes doux. A terme l’espace de la voiture partagée devrait être la petite ville et la campagne, là où il est plus difficile d’organiser des transports en communs efficaces. Évidemment, si vous vivez au bout d’un chemin perdu, vous pouvez difficilement vous passer de votre propre véhicule. Mais dès lors qu’il y a autour de vous quelques dizaines d’autres habitants, il y a de la place pour des voitures partagées.

– Vous idéalisez les choses ! Je vais vous donner des exemples pour vous montrer que cela ne peut pas être aussi simple. Premièrement il ne vous aura pas échappé que les gens partent en vacances un peu tous en même temps. Passez la semaine du 15 août à Lyon, la ville semble avoir perdu la moitié de ses habitants. A supposer que tous ceux qui ont voulu embarquer les pelles, les seaux et les matelas gonflables vers les plages aient trouvé une voiture à louer pour cela, il va en rester combien pour ceux qui ne sont pas en vacances ? Secondement, c’est dimanche, il pleut, pas de problème ; c’est dimanche, grand beau temps après un mois maussade, c’est le moment où tout le monde veut une voiture pour partir à la campagne. Troisièmement, s’il y a des heures de pointes pour les transports en commun, quand les enfants partent à l’école et les parents au travail, aucune raison que ce ne soit pas pareil pour les voitures, d’ailleurs c’est bien pour cela qu’il y a autant de bouchons ! Et plus rebutant encore pour la personne qui penserait échanger sa voiture personnelle contre une auto partagée : son emploi est situé au fin fond d’une zone d’activité, si elle a garé là le matin une voiture partagée, il y a des chances que personne d’autre ne l’utilise le reste de la journée puisque la plupart des gens qui travaillent là ont les mêmes horaires. Donc c’est un peu comme si elle était venue avec sa propre voiture, ce qui n’est pas le but recherché. Et de plus, si par hasard quelqu’un d’autre venu à pied décide de repartir en voiture, la personne qui sort un peu tard du travail se retrouve sans véhicule pour rentrer chez elle !

– J’ai bien conscience que cela peut générer des difficultés mais si on vous écoute alors on ne change rien ! Mais ce n’est pas comme cela que ça va se passer. On ne change rien ! Très bien ! Et les gens continuent à perdre des heures de leur vie dans des transports en commun inadaptés ou des bouchons interminables. Et puis un jours les new-yorkais et les hollandais ont les pieds dans l’eau.. vous savez, à cause de la fonte des glaces. J’ai bien dit les new-yorkais et les hollandais ! Bien sûr un tsunami pourrait emporter la moitié du Bangladesh, on aurait une pénurie de tee-shirt pendant un temps mais on oublierait vite cet incident. Mais les new-yorkais et les hollandais, ainsi que pas mal d’autres dont on pense qu’ils nous ressemblent un peu, ceux-là, le jour où ils seront contraints de quitter leur territoire, eh bien…  en fait j’ignore ce qu’il se passera exactement mais je sais que les choses changeront d’elles-mêmes, pour le meilleur et plus probablement le pire. Et pour ce qui vous concerne, quel sera le bilan de votre action ?

– On le fera en temps voulu si vous voulez bien.

– C’est maintenant qu’il faut agir ! On ne peut pas faire l’économie de la mise en avant des biens communs.

– Je veux bien mais dans ce que vous m’avez dit je ne vois pas réellement où sera l’avancée. Les gens prennent une voiture qui ne leur appartient pas et que d’autres utilisent aussi. Au final vous dites que si tout cela est très bien organisé les gens y trouveront leur compte. Dans l’idéal ils auront le véhicule qu’il leur faut toujours facilement à disposition. Donc ils feront toujours autant de kilomètres, sinon plus. Donc cela ne changera rien écologiquement.

– Vous avez une drôle de manière de compter.

– Ne venez pas me dire que ce sera des voitures propres ! J’imagine que vous pensez que toutes ces voitures seront électriques mais jusqu’à preuve du contraire l’électricité est majoritairement produite à l’aide d’énergies fossiles. Je veux bien croire que les moteurs électriques puissent être plus efficaces et durer plus longtemps mais si vous considérez que globalement c’est le fait de rouler qui use les voitures et consomme de l’énergie, il y a des chances que les voitures partagées fassent beaucoup plus de kilomètres par an que les autres. Donc elles partiront aussi bien plus vite à la casse ! Où est le progrès ?

– Eh bien déjà vous pouvez considérer que cela permettra de bénéficier plus rapidement des progrès technologiques. On pousse les gens à jeter leurs voitures qui sont anciennes et jugées polluantes. Mais tous comptes faits ce n’est jamais écologique de jeter quelque chose encore en état de marche. En partageant les objets on les use et jette plus vite mais globalement ils auront servi plus efficacement et seront remplacés par des objets aux nouvelles normes écologiques.

– Mais pas du tout ! Si vous avez une entreprise qui met des voitures à louer en grandes quantités à disposition de tout un chacun, vous pouvez être sûre qu’elles partiront à la casse bien avant d’être réellement usées ! Prenez l’exemple des Vélo’v ! Ils en ont changé plusieurs milliers d’un coup l’an passé ! Mais les anciens étaient encore capables de rouler des années ! Une entreprise commerciale a une image de marque à défendre et doit apporter sans cesse des améliorations aux yeux de ses clients. Si on reste dans le domaine du vélo je suis convaincu que malgré ses avancées Lyon est complètement à côté de la plaque par rapport à une ville comme Amsterdam.

– Oui mais l’avantage du partage c’est que vous pouvez adapter sans cesse les véhicules loués à votre usage. Dans l’idéal les gens qui partent seuls au travail devraient utiliser une voiture une place. Si le soir il faut passer récupérer les gosses que votre conjoint a déposé le matin, vous pouvez louer une trois ou quatre places alors que le matin vous êtes parti en Twizzy. En moyenne nous ferons un usage bien plus cohérent du parc disponible surtout si l’on joue sur le portefeuille. La location d’un gros 4X4 sera très largement taxée quand celle d’un scooter le sera moins. Je ne crois évidemment pas que les nouvelles technologies puissent résoudre la crise climatique, sinon on n’en serait pas là. Mais tout de même, cela peut aider d’avoir une auto qui détecte le nombre de passagers d’un véhicule, parce que celui qui s’évertuera à rouler seul dans une cinq places pourra voir s’envoler ses taxes locatives. Cependant il ne faut pas perdre de vue que c’est vers le transport collectif qu’il faut pousser les gens. Vous voyez bien qu’il n’est pas simple d’imposer une taxe sur les carburants parce que vous ne donnez aucune solution alternative à des gens qui ont déjà du mal à faire face. Il faut commencer par s’attaquer aux grandes villes mais pas comme vous le faites vous, les politiques. Pic de pollution, celui qui a les moyens d’avoir une voiture neuve roule encore et celui qui ne les a pas enrage. Si vous rendez les stationnements hors de prix en  ville vous faites la même politique. Ils n’ont pas à être hors de prix ! Ils peuvent être limités en nombre et limités dans le temps mais pas hors de prix. Ce sera dur de se garer et de plus en plus dur pour les véhicules individuels mais ce ne sera pas une question de prix, juste de places. Les places seront pour les véhicules partagés. Parallèlement on investit massivement dans les métros, tramway, bus, pistes cyclables. On ne fait pas comme à Lyon où l’idée est de remettre des tramways parce que le métro c’est trop cher à construire ! Si les générations précédentes avaient fait pareil le métro n’existerait même pas ! C’est pas métro ou tramway mais l’un et l’autre en même temps qui peuvent faire reculer l’auto. Et évidemment vous donnez aux gens la possibilité de se déplacer en transports en commun la nuit, du moins beaucoup plus facilement qu’à l’heure actuelle. Quand de moins en moins d’habitants des grandes villes auront leur propre voiture, le modèle s’étendra aux petites villes et aux campagnes.

– Peut-être. Mais outre le fait que vous n’avez pas donné de solutions aux problèmes que j’ai soulevés, je crois que vous êtes un peu plantée au milieu du gué. Vous imaginez des choses pour résoudre le problème de l’engorgement des villes tout en pensant œuvrer pour l’écologie, mais il y a quelques minutes de cela vous m’avez fait part de votre pessimisme. En réalité j’ai bien compris que vous n’y croyiez pas vous-même à ce que vous dites.

– Ah mais je sais parfaitement que cela ne va pas arriver. J’essaye juste d’imaginer une voie qui pourrait être acceptable par les gens. Je pense d’ailleurs que ce serait loin d’être suffisant. Je pense qu’il ne suffira pas de mieux se déplacer mais qu’il faudrait surtout beaucoup moins se déplacer, moins déplacer les humains, moins déplacer les choses… et puis moins vite.

– La décroissance en somme.

– Parfaitement ! Mais c’est tout le contraire qui obsède le monde. Il faut aller toujours plus loin et plus vite.

– Et de plus en plus nombreux.

– Cela n’aide pas mais c’est un peu facile de se cacher derrière la surpopulation. Prenez tous les pays occidentaux, rajoutez-y la Russie, la Chine, le Japon et les pays du Golfe, enlevez les autres, cela réduit déjà bien la population mondiale, du moins cela nous ramènerait au niveau d’il y a quelques décennies, à une époque où l’on avait moins conscience des problèmes écologiques. Vous croyez qu’avec ces pays en moins la situation serait bien plus brillante ? Moi je ne crois pas ! Ce qui est en question aujourd’hui c’est notre mode de vie, pas celui de l’africain ou de l’indien moyen !

– Certains prétendent le contraire !

– Ah bon ? Eh bien ce sont de fieffés menteurs !

– Sans doute mais par exemple si vous prenez le cas de Haïti dont on dit qu’elle souffre d’une grave déforestation, on a typiquement là une population pauvre qui détruit son écosystème. Et cela fait longtemps que des scientifiques s’interrogent sur les pratiques agricoles qui sont ancestrales comme les brûlis.

– Vous n’allez tout de même pas me faire croire que les problèmes d’Haïti sont liés à autre chose que le rapport de domination capitalistique que ce pays a subi depuis son indépendance et bien avant ! Quant à la culture sur brûlis c’est sûrement un sujet polémique mais on peut l’aborder sous différents angles ! J’avais vu une fois un reportage qui faisait grand cas du peu de respect que les aborigènes australiens ont eu de l’écosystème du continent quand ils ont commencé à pratiquer massivement les brûlis il y a quelques dizaines de milliers d’années. On ressentait dans ce reportage une forme d’accusation concernant la disparition de la mégafaune et l'aridité de certaines régions. Mais quand j’ai voulu avoir confirmation de cela je suis allée sur Wikipédia et si j’y ai lu la confirmation des transformations liées aux pratiques aborigènes ; cela semble avoir été une transformation mettant en péril la vie de nombreuses espèces mais en apportant une autre biodiversité à la place. Et il était assez clair que les transformations liées au passage à une économie capitalistique et au recul de la culture aborigène étaient autrement plus problématiques et rapides. Actuellement comme bien d’autres pays l'Australie subit une déforestation à marche forcée et elle n’est pas liée à la culture aborigène.

– Oui vous avez sans doute raison mais je pense qu’il serait justement très intéressant de mesurer précisément ces choses-là !   

– Précisément ces choses-là sont difficilement mesurables à mon avis. Vous pourrez toujours accuser de pauvres paysans dont les pratiques ancestrales sont contestables et passer sous silence le fait qu’elles n’ont guère posé de problèmes durant des millénaires ! Il n’y a absolument plus personne au monde qui ne soit soumis de près ou de loin à l’influence des économies capitalistes !

– Certes mais je dois concéder que j’ai toujours été un peu malthusien. Enfin non ! Je suis loin de la pensée de ce type assez peu recommandable mais en tout cas j’ai toujours eu l’idée que la surpopulation ne pouvait qu’être source de problèmes. Je me souviens avoir eu une prof qui répétait à l’envi que faire des enfants ne saurait jamais être un problème. J’avais 13 ans et une forme de respect envers cette prof sympathique et cultivée mais cela, viscéralement je crois, me faisait tiquer ! Cela a toujours été une évidence pour moi que l'humanité prise dans son ensemble n'a guère d’intérêt à croître et croître et croître. Un groupe d’individus peut avoir cet intérêt dans la mesure où il se compare à un autre groupe avec lequel il rentre en compétition. Mais s’il cherchait simplement à garder le même nombre d’individus, il devrait tenir compte de sa fertilité et de son espérance de vie. Or il ne vous aura pas échappé que malgré des conflits majeurs, l'ère de l’avènement du capitalisme est aussi celle de l’explosion démographique et des gains en espérance de vie un peu partout dans le monde ! Le fait est que dans bien des endroits la logique reproductive est celle qui servait tout juste à reproduire le groupe à l’identique.

– Oui ben dans d’autres endroits c'est l'inverse désormais. Comme en Europe ou au Japon qui se dépeupleront sans apport extérieur.

– Certainement ; c’est une autre forme de problème. Mais pour ce qui est de la surpopulation, doit on également accuser le capitalisme de permettre ces gains d’espérance de vie ? D'après les projections, en 2050 l'Afrique pourrait avoir décuplé sa population par rapport à 1950 !

– D’abord il faut s’entendre sur ce qui est nécessairement le fait du capitalisme. Les progrès sanitaires qui ont plus particulièrement fait dégringoler la mortalité infantile peuvent aussi être perçus comme des progrès scientifiques humains. Progrès qui ne seraient peut-être pas à ce stade sans l’accumulation d’un savoir au fil des siècles. Et puis vous cela peut paraître inouï de décupler sa population en un siècle mais ramené à une année c’est une progression de 2 à 3%. Avec moins d’individus qui meurent avant d’avoir atteint l’âge de se reproduire et une progression lente mais continue de l’espérance de vie on y est vite. Si cela vous désespère de constater qu’en Afrique les femmes donnent encore naissance à 4 à 6 enfants, ben qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

– Cela ne me désespère absolument pas ! Je relève simplement que des pratiques ancestrales qui paraissent parfaitement viables sur un continent gigantesque peuplé de quelques centaines de millions d’habitants, pourraient ne plus l’être du tout pour un même continent peuplé de deux milliards et demi d’habitants. Et ce sont aussi des choses à anticiper sans systématiquement faire porter tout le poids de la culpabilité sur les occidentaux.

– Moi ce qui m’intéresse c’est de savoir pourquoi l’on passe de six enfants par femme à moins de deux ! On ne va pas reprocher aux africains une fertilité qui a été celle de tous les continents jusqu’à un temps pas si lointain ! Il est instructif de ne pas seulement tenir compte de l’espérance de vie à la naissance mais aussi de l’espérance de vie à 25 ans ! Il y a moins de 200 ans la moitié des gosses mourraient avant d’avoir 10 ans et vous aviez sans doute une meilleure espérance de vie à 25 ans qu’à la naissance ! Vous comprenez qu’il était difficile pour une femme de se contenter d’avoir deux enfants ! Maintenant on peut faire semblant de ne pas se rendre compte que la dénatalité est fortement liée à la progression du niveau de vie avec un nécessaire temps de décalage et se réveiller un jour entouré d’enfants à la peau noire… Que les racistes crient au nègre ! Il n’ont pas fini de crier ! Peut-être qu’ils auraient dû y penser avant et se dire qu’il y avait sans doute autre chose à faire pour la pureté de leur race que de s’en aller conquérir et piller l’Afrique !     

– Oh mais je suis d’accord avec vous sur ce point ! Mais cela n’enlèvera rien à la problématique de la surpopulation même dans des zones qui penseraient rester à l’écart de notre folie consumériste !

– Le vrai problème c’est que personne ne veut rester à l’écart de cette folie-là ! Notre mode de vie c’est justement celui que tout le monde voudrait copier, et ça c’est totalement impossible que cela arrive vu qu’on est déjà à saturation. Si on est un modèle pour les autres, l’unique solution c’est de changer de modèle ! Mais je sais parfaitement que cela ne va pas arriver non plus. Je n’attends pas des constructeurs de voitures qu’ils fassent soudainement l’apologie de voitures imaginées pour être partagées, roulant moins vite, moins loin, en moins grand nombre. Non, ils feront l’apologie des produits que mes contemporains attendent, des voitures d’une technicité folle, plus sûres, roulant plus propres à défaut d’être plus propres à construire, des voitures qui avanceront seules dans les bouchons de sorte qu’ils pourront vraiment dormir au volant, des voitures qui vous amèneront vers les immenses parkings à la porte des centre-ville, où tout le monde rêvera de travailler mais ne pourra plus jamais habiter. Alors on consentira à faire le reste en métro ou en trottinette parce qu’on a bien conscience que la ville est de plus en plus grande et le centre toujours aussi petit. Problème ! Ces immenses parkings n’existent pas et ne semblent pas dans les cartons, pas plus que les lignes de métro. On fait des tours à la Part-Dieu, personne ne sait réellement comment on ira là mais on ira, dans des transports en commun surchargés, mal conçus, des voitures individuelles prises dans des bouchons invraisemblables. Les mieux lotis iront de tour en tour par la voies des airs, ils regarderont tout cela d’en haut, faudra pas leur demander de trouver une solution, pourquoi la chercheraient-ils ?

– Moi je la cherche.

– Et vous pensez la trouver ?

– Pas plus que vous.

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