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Darwin Le Chat
16 mai 2020

Les métiers à la con selon Coco Jasseronde.

Chalut !

Et voilà ! Le confinement est malheureusement terminé, ici on espère tous qu'il y aura un reconfinement, même les pigeons. Pour ma part, je dois dire que j'ai vécu cela comme un véritable don du ciel. C'était totalement inespéré ! J'ai pu me déplacer dans une grande partie de l'arrondissement et même ceux d'à-côté sans avoir peur des mauvaises rencontres. Certes je l'ai fait avec la fée Odette mais c'était tout de même beaucoup plus paisiblement que les autres fois. Depuis lundi Grabel et moi, de retour dans l'appartement de Grabelot, avons beaucoup dormi. Je n'ai appris qu'hier que la rédaction du Coincoin du coin avait été attaquée par le gouvernement et que le journal était désormais illégal. C'est fou cette histoire ! Heureusement Odette a consenti à pirater l'ordinateur de Coco Jasseronde le rédacteur en chef pour récupérer l'article de fond qu'il avait commencé à publier par épisode. Je vais donc pouvoir le poster sur ce blog en espérant que le gouvernement ne vienne pas me chercher les puces.


16 floréal 228

Bullshit Jobs : une analyse des métiers à la cons par C. Jasseronde, rédacteur en chef du Coincoin du coin.

L’organisation citoyenne Foxam a profité du confinement pour faire une large enquête téléphonique visant spécifiquement les travailleurs exerçant des « métiers à la con » ou « bullshit jobs » selon la définition qu’en a donné l’anthropologue David Graeber. Foxam dit avoir repris la catégorisation de Graeber qui divise ces métiers à la cons entre 
/ Faire-valoir, un travailleur dont la tâche principale est de mettre en valeur un supérieur hiérarchique ou un client
/ Sbire, un travailleur qu’une entreprise recrute pour une tâche à dimension agressive et dont l’embauche se justifie par le fait que les concurrents en ont un.
/ Sparadrap, un travailleur censé résoudre un problème qui n'existe pas ou aurait pu être évité.
/ Coche-case, un travailleur qui prouve que l'entreprise se saisit d'un sujet à la mode ou censé laisser paraître qu’elle traite des problèmes dont elle n’a rien à foutre.
/ Petits chefs en carton (contremaîtres) censés superviser des gens qui se débrouillent très bien tout seuls.

Avant de m’atteler plus précisément aux résultats de l’enquête de Foxam, je voudrais m’attarder un peu sur ces notions dont j’ai trouvé un résumé sur internet. Il se trouve que j’ai lu plusieurs ouvrages de Graeber mais pas celui traitant spécifiquement des bullshit jobs. J’aurais probablement pu profiter de ce confinement pour me mettre à acheter des livres numériques (partout ailleurs que chez un géant américain bien sûr) mais j’ai décidé de ne rien acheter du tout sur le net durant cette période. Et au fond ne pas avoir lu ce livre va me permettre de développer mon analyse à partir de ce qu’un tout petit exposé me permet de comprendre (peut-être de travers mais peu importe). Le fil conducteur de Graeber semble consister à montrer à quel point le capitalisme a considéré que des masses largement libérées du travail (par les progrès techniques qu’il engendrait) pouvaient présenter un danger. Si l’organisation du travail et ses techniques suffisaient à produire des quantités suffisantes de bien matériels, s’il devenait possible de travailler 15h par semaine tout en ayant l’assurance d’avoir de quoi se nourrir, se vêtir, se loger, se déplacer, se divertir dans des proportions qui ne remettent pas en cause le postulat de la recherche de maximisation du bien-être chère aux économistes libéraux, alors Graeber postule que les populations organisant de moins en moins leur vie autour de la vente de leur capital humain en viendraient nécessairement à remettre en cause une société dont la hiérarchie est définie par la possession de capital non humain. Il y aurait alors une forme de contradiction inhérente au système, la promesse du capitalisme que nous ont vendue des générations d’idéalistes libéraux (ou plus souvent des manipulateurs d’opinion à la solde des capitalistes), c’est sa capacité à maximiser le bien-être global par le truchement de l’égoïsme individuel, un égoïsme qui, si on lui donne toute latitude pour s’exprimer, génère par l’échange le progrès technique qui rend possible une production supplémentaire de biens tout en permettant l’accumulation de capital générant de nouveaux gains de productivité. En somme reconnaître que le capitalisme s’est mis à inventer des métiers à la con, donc plus précisément des métiers qui, s’ils n’existaient pas, n’empêcheraient pas de produire et d’échanger la quantité de biens que produit le capitalisme, c’est reconnaître que le capitalisme est au moins capable d’un productivisme inouï. Si l’on veut bien reconnaître que c’est mieux que de se trouver totalement sclérosé comme a fini par l’être l’économie soviétique, voilà une vertu que je lui concède volontiers, s’il s’agit de ne regarder que la quantité et de faire l’impasse sur la qualité. Par qualité je n’entends évidemment pas la capacité à produire des choses sophistiquées, performantes et solides, si le capitalisme moderne se concentre généralement sur les deux premiers attributs même concernant les produits haut de gamme, ce n’est pas toujours par incapacité technique. La qualité doit être appréhendée au sens large, particulièrement au sens d’impact sur l’écosystème. Si vous avez deux systèmes capables de produire les mêmes biens en même quantité, on peut tomber d’accord sur le fait que celui qui aura su le faire sans avoir besoin de générer des infrastructures gigantesques, celui qui aura su émettre le moins de polluants en tout genre, celui qui aura par conséquent le mieux préservé la nature et la santé des êtres vivants, toutes choses égales par ailleurs, ce système est le plus performant des deux. Bien sûr je ne pense en aucun cas que le désastre écologique de notre temps soit autre chose que la preuve de l’inefficacité du capitalisme, ou du moins son efficacité apparente ne tient qu’à cela : la consumation à vitesse grand V des écosystèmes.

Il n’y a donc pas de système capable de concurrencer le capitalisme dans sa marche vers la production de plus en plus gigantesque de biens, jusqu’au jour où il se trouve face à un écosystème qui ne répond plus. On pourrait penser que le soviétisme n’avait pas plus d’égards vis-à-vis de cet écosystème et que bien des communistes se seraient réjouis de le voir capable de rivaliser plus longtemps avec le capitalisme en ce domaine. C’est sans doute vrai mais le fait est que le capitalisme lui a été supérieur dans tous les aspects de cette course invraisemblable et donc le devoir d’achever la planète lui incombe faute d’adversaire à sa mesure. Sans que cela invalide les hypothèses de Graeber, il est donc important de noter que ce monde hypothétique où, comme a pu le penser Keynes, le productivisme et le progrès technique pourraient permettre de faire baisser le temps de travail à 15h par semaine, si tant est qu’il soit en vue en prenant le parti de supprimer tous les emplois inutiles, serait un monde totalement adossé à la nécessité d’avoir pris au préalable le chemin de la destruction de la planète. C’est un peu gênant.

Poussons le raisonnement un peu plus loin. Imaginons que ceux qui possèdent le capital soient des libéraux idéalistes, qu’ils pensent une société où rien n’empêche que les salariés travaillent 15h par semaine du moment que eux continuent d’engranger des sommes considérablement supérieurs à la moyenne. Quels seraient les mécanismes laissant suggérer que ces salariés plein de temps libre deviendraient de dangereux rebelles ? Après tout le passage à des semaines de travail salarié dépassant allègrement les 80h hebdomadaires à des semaines de 48h n’a pas rendu la situation plus explosive pour le capital. Le productivisme a tout de même permis d’accéder peu à peu à la revendication de travailler moins sans que cela n’ampute le pouvoir d’achat des travailleurs et sans rogner les profits, du moins pas en valeur absolue. Si on prend les exemples des pays ayant réduit le temps de travail durant les dernières décennies à des niveaux encore inférieurs, comme beaucoup de pays occidentaux, ils semblent que politiquement ils ont eu de plus en plus tendance à s’articuler autour de deux pôles de centre-gauche et de centre-droit pratiquant peu ou proue la même politique néolibérale. Le courant protestataire qui voit plus une alternative à cette politique du côté de l’extrême-droite que de l’extrême-gauche, traduit moins un rejet de la capacité productive induite par le néolibéralisme que de son mode de répartition. Ce n’est pas tant le système qui rebute que la désagréable impression d’être déclassé dans ce système. En France le passage aux 35h semble avoir plus participé aux gains de productivité qu’à l’éclosion d’un nouvel élan protestataire. On peut bien sûr objecter que les barrages systématiques qu’érige le patronat à la moindre évocation de baisse du temps de travail est une preuve de sa phobie du temps libre. Mais est-ce vraiment dans l’idée que l’on est descendu au plancher de ce que le patronat peut admettre comme temps consacré au travail, ou une position classique qui traduit la crainte d’un instant T relative au partage de la valeur ajoutée et aux coûts induits par la réorganisation ? Ce que le système dans son ensemble peut se permettre n’est pas la représentation exacte de ce que les capitalistes peuvent se permettre dans leur schéma concurrentiel. Les dispositions législatives d’un pays s’imposent à ceux qui mettent en œuvre un capital et exploitent une force de travail dans ce pays alors qu’ils sont en concurrence avec des capitalistes qui n’ont pas les mêmes contraintes ou du moins pas au même moment.

L’idée de Graeber laisserait donc entendre que le capitalisme n’œuvre pas tant à développer la concurrence qu’à produire collectivement une forme de système qui vise à ralentir le progrès humain que peut engendrer un moindre investissement dans des tâches trop spécialisées pour donner de l’épanouissement par le travail ; ceci étant donc aussi valable pour des métiers qu’on ne peut pas classer parmi les métiers à la con parce que la nécessité de leur existence est évidente. Il y a quelque chose de séduisant là-dedans, du moins pour moi qui aie tendance à croire à la dynamique globale du système, mais je ne peux guère m’empêcher de voir aussi les choses par le prisme de la microéconomie. Si un métier est inutile, à quel moment l’entreprise qui initie sa mise en place est en mesure de devenir un modèle pour les autres ? J’imagine que le livre de Graeber éclaire cette question mais la réponse ne s’impose pas d’elle-même. Peut-on considérer que les contremaîtres ne font qu’induire un coût supplémentaire puisque les employés qu’ils surveillent sont parfaitement autonomes ? Qu’ils soient tout à fait en mesure de faire la tâche qui leur incombe sans l’aide de personne ne signifie pas qu’ils aient envie de le faire à la cadence qui sied à leur employeur. Les cadences infernales dans le cadre du salariat existent aussi sûrement que les tire-au-flanc. Fallait-il s’attendre à ce que le patronat laisse les choses aller d’elles-mêmes et se régler comme dans une cellule familiale où le bon vouloir des personnes ne rechignant pas aux tâches ménagères compense la léthargie de ceux qu’il faut toujours rappeler aux règles minimales de la vie en commun ? L’aurait-il fait s’il avait envisagé un instant que le coût des contremaîtres dépasserait les gains de la coercition ? Il fut un temps où la productivité du travail était sans doute plus largement mesurable, ne serait-ce que parce que les secteurs primaires et secondaires s’y prêtent mieux. A l’usine de nombreux métiers auraient pu traiter le problème des tire-au-flanc par la rémunération à la pièce, ce qui s’est fait sans devenir le modèle universel d’organisation. Chaque personne qui, dans le cadre d’une activité, s’est entendu du dire, devant un trop plein d’entrain : « Doucement ! On n’est pas à la pièce ! » a parfaitement compris de quoi il s’agissait. Le contremaître n’a donc pas vocation à surveiller seulement les tire-au-flanc mais aussi à s’assurer que les standards de production tendent vers le maximum possible. On peut difficilement penser que leur rentabilité au regard du prix qu’on les paye soit simplement nulle et qu’ils aient un métier inutile. Il n’est en tout cas pas inutile pour le capitaliste, il ne l’est pas pour la productivité, et si cette productivité a fini par aboutir non seulement à l’abondance mais également au processus progressif de réduction du temps de travail, il devient difficile de soutenir qu’il a uniquement servi à occuper ceux qui occupent ce genre de poste, ou plus exactement à gonfler artificiellement le temps global que la société consacre au travail.

Dans les résumés de la théorie de Graeber on trouve l’idée qu’un salarié occupant un métier à la con n’est pas lui-même en mesure de justifier l’existence de ce métier. Mais la méthode empirique capable de cibler réellement de tels métiers consisterait à imaginer qu’on les supprime tout simplement, ou que les titulaires des postes aillent à la pêche au lieu d’aller au travail, si la société continue de fonctionner bon an mal an sans ces métiers, c’est qu’ils ne servent à rien ! Le confinement pourrait paraître être un terrain d’expérimentation merveilleux pour tester cette hypothèse mais ça ne marche pas ! Il est simplement impossible de définir précisément un bullshit job quand des entreprises entières sont presque à l’arrêt. Ce n’est que quand un secteur tourne à plein et en supposant qu’on puisse laisser certains types d’employés chez eux sans que personne dans les entreprises ne récupèrent leur charge de travail, qu’on pourrait cibler précisément le nombre de vrais bullshit jobs. Si un employé prend un an de congé sabbatique et revient sans que personne n’ait ouvert l’un de ses dossiers et sans que cela n’impacte le moins du monde la marche de l’entreprise, il peut suspecter d’avoir un travail inutile ou plus sûrement d’avoir été placardisé. Mais j’ai du mal à penser que beaucoup d’employés se sentent réellement inutiles, c’est même là le vrai problème, le système dans son ensemble n’a sûrement pas l’efficacité qu’on lui prête, la tendance à l’enflure bureaucratique me semble assez pertinente et les données technologiques permettraient sans doute de faire mieux à l’aide de moins de travail, mais le système et les acteurs qui le composent sont deux choses différentes. S’il y avait tant de gens que ça aptes à s’interroger sur l’utilité de leur travail, et surtout l’utilité pour eux-mêmes, le système serait probablement plus remis en question qu’il ne l’est.

Dans un pur processus de production et de distribution le premier aspirateur d’heures de travail qui me semble globalement parasitaire, c’est le marketing. La débauche de moyens et de ressources financières dédiées à la publicité laisse penser qu’un système capable de s’en passer libérerait un nombre conséquent d’heures de travail. A chaque fois que j’ai mis en doute l’utilité globale du marketing dès lors qu’il s’agit de mesurer les choses en termes de bien-être, je me suis entendu répondre des choses frisant la naïve évidence : « Il faut bien que les entreprises fassent leur publicité ! » Eh bien supposons dès-lors qu’elle soit totalement encadrée et qu’une instance internationale soit en mesure de limiter les dépenses publicitaires (au sens large) à 1 % du chiffre d’affaire des entreprises. Supposons que cette mesure rentre demain en vigueur donc avec les poids respectifs actuels de toutes les entreprises du monde. Est-ce que cela bouleverserait l’ordre des choses ? Est-ce que les gens n’auraient soudainement plus accès à la connaissance de la date de sortie du prochain iPhone ? Est-ce que les gens ignoreraient que Amazon, grâce à ses algorithmes, ses idées sur le bien-être en général et celui de ses employés en particulier, peut leur permettre de bénéficier de prix substantiellement plus bas que le magasin du quartier ? Je ne crois pas. Certes il est possible que le recul de l’exposition médiatique de ceux qui envahissent tous les espaces, alors qu’ils sont déjà en position de membres incontournables d’oligopoles internationaux, puisse laisser un peu de place à d’autres. Et alors ? Quelqu’un en dehors d’eux aurait quelque chose à y perdre ? Oui sans doute, à commencer par ceux qui exercent des métiers grassement rémunérés en lien avec la publicité, ceux qui la font bien sûr, et ceux qui en vivent indirectement tels les footballeurs professionnels. Et qu’est-ce que le gros des humains aura perdu quand des footballeurs qui gagnaient 1 million par an n’en gagneront que 100.000 ? Les matchs de football perdront-ils leur intérêt ? Aucune raison de le croire. Le marketing n’est pourtant pas une invention du capitalisme visant à obliger les gens à continuer à travailler 40h par semaine, ce n’est que l’un des éléments de la puissance en environnement concurrentiel. Et en ce sens les professionnels du marketing, qui ne semblent pas être les parents pauvres du système puisque leurs compétences sont recherchées, se sentent parfaitement utiles et aucunement placés à des postes à la con. Si vous les confiniez tous durant de longs mois sans possibilité de télétravail cela n’aurait pratiquement aucune conséquence sur la production de biens (si l’on omet le fait que le design et le marketing peuvent être le fait de mêmes personnes) et leur vente n’en serait que très faiblement perturbée, du moins cette perturbation ne semblerait pas de nature à faire descendre le niveau de bien-être global. A priori, côté consommateurs, seuls les publivores patentés pourraient se plaindre d’un monde avec moins de publicités et de films sans coupures. En ce sens si je réfléchis à un secteur qui s’apparenterait à un secteur à la con, celui du marketing et l’un des premiers qui me vient en tête. Et pourtant, dans la classification des bullshit jobs de Graeber, il n’y a rien d’évident à l’idée d’y retrouver les métiers du marketing, métiers qui, à bien des égards, pourraient s’avérer souvent plus dignes d’intérêt que la moyenne. A peine peut-on s’accorder pour dire que dans sa globalité le secteur a une dimension agressive (catégorie des « sbires »). Si ses salariés ne le ressentent pas nécessairement, la quête de visibilité est, au sein de la chaîne allant de la conception à la distribution vers le consommateur final, un moment de confrontation. Pour vous en convaincre essayez de penser aux affiches des troupes du festival d’Avignon, vous en avez sûrement déjà vu quelques images, la course à la visibilité y étant totalement épique.

Il est certainement plus évident de penser la confrontation dans un métier de négociation de prix. Là, si une personne ayant quelques scrupules arrive à penser avoir un métier à la con, il est relativement aisé pour elle d’en visualiser les conséquences directes. Par exemple quelqu’un travaillant pour une centrale d’achat toute puissante peut difficilement ignorer les conséquences que peut avoir le rabais d’un centime supplémentaire obtenu sur chaque kilo de pommes acheté. Il peut en aller de même pour ceux chargés de faire appliquer des règlements abscons, des normes de plus en plus complexes dont on comprend bien que la finalité n’est pas un accroissement de bien-être global supplémentaire mais une opération d’accaparement des profits par les acteurs en position dominante. Cela ne fait pas pour autant de ces métiers des bullshit jobs dans l’absolu et il n’y a pas de raison d’imaginer qu’ils soient volontairement imaginés pour occuper le peuple afin de préserver le capitalisme du danger du temps libre. Notre raisonnement semble quelque peu dans l’impasse, il ne paraît pas pertinent de rejeter complètement le constat de Graeber pour traiter du capitalisme en général mais on a du mal à trouver une justification pour qu’une entreprise en univers concurrentiel s’embarrasse de faux emplois, surtout grassement rémunérés. Peut-être faut-il s’interroger sur la réalité profonde de cette concurrence. Il est assez difficile de croire que les entreprises hésitent très longtemps à se débarrasser des coûts superflus quand l’évidence s’impose d’elle-même. Quand les entreprises européennes du textile ont commencé à trouver plus avantageux d’aller produire leurs vêtements sur d’autres continents, le secteur y a perdu le gros de ses salariés, même les entreprises les plus soucieuses du devenir de leurs salariés ne pouvaient pas éviter de suivre le mouvement. En supposant que certains métiers dans ces entreprises, plus administratifs et bureaucratiques, paraissent plus difficilement délocalisables, ne pas pouvoir les soumettre à une concurrence globalisée n’empêche pas de les soumettre à la concurrence sectorielle. Pourtant lorsque l’on discute avec des amis faisant carrière dans ces métiers « administratifs », on finit toujours par entendre un mélange de discours concernant la charge de travail toujours plus grande et la fainéantise légendaire de nombreux collègues, collègues qui ne sont jamais aussi imaginatifs que quand il s’agit de s’offrir des RTT qui seraient triplement anéanties si on décomptait l’incroyable temps dédié aux pauses café et cigarette. D’ailleurs de façon générale la France, pourtant reconnue pour avoir une productivité très correcte, semble être rythmée par les pauses café et cigarette, sauf dans les postes pleinement soumis à la supervision des petits chefs en carton chargés de surveiller la mise en œuvre des idées des managers modernes, eux-mêmes chargés d’entretenir, d’améliorer et d’étendre partout où c’est possible les visions d’avenir d’Henry Ford (sans la promesse de hausse du pouvoir d’achat au bout de la chaîne). En somme, s’il était possible de dégoter à coup sûr quelqu’un qui effectue son travail sans mégoter ni se prendre pour Stakhanov, on serait probablement amené à penser que bien souvent la somme des tâches bureaucratiques pourrait être effectuée plus vite. En confiant la supervision à un kapo nazi, on n’a pas de doute sur les idées d’amélioration qui pourraient germer sous son képi. Les entreprises semblent donc avoir moins de volonté à accentuer la productivité à certains niveaux de leur organisation. Est-ce une pierre dans l’édifice de Graeber, la preuve de l’existence de métiers inutiles ? Pourquoi cette course à la maîtrise des coûts qui donne un avantage aux entreprises les plus performantes ne devrait pas être poussée au bout ? Si aucune entreprise n’a individuellement la volonté de comprimer certains coûts, est-ce parce qu’elles répondent toutes à un ordre supérieur ou parce que cela est difficile à mettre en œuvre ? Si on penche pour la seconde hypothèse alors, en place de métiers inutiles, on verra plutôt des métiers dont on peut difficilement se passer, plus difficilement délocalisables et pour lesquels le marché de l’emploi est en tension au profit des travailleurs ; donc des métiers demandant certaines compétences ou expériences recherchées.

Graeber semble suggérer que les métiers dont on n’a jamais autant vu la nécessité qu’en cette période de pandémie, tel le métier d’infirmière, sont mal rémunérés. En tout cas ils sont particulièrement soumis à la chasse aux coûts. Or le diplôme d’infirmière n’est pas par nature beaucoup plus facile que de nombreux Bac +3 qui permettent d’accéder à des postes mieux protégés. Je pense qu’il faut prendre en compte la dynamique globale des sociétés occidentales qui, depuis l’avènement du néolibéralisme, ont vu un retournement de la courbe des inégalités qui sont clairement orientées à la hausse même si c’est moins criant en Europe qu’en Amérique du Nord. Cette dynamique n’a été amortie par les gouvernements que par le truchement de la hausse de la dette publique, dette qui donne un prétexte supplémentaire à la poursuite de réformes qui finissent par renforcer la dynamique. Les métiers de pompier ou d’infirmière qui sont liés au domaine public en font les frais. Dans leur cas le transfert d’une partie de l’activité vers des structures privées venant compenser le recul du public ne semble avoir qu’un impact marginal en terme salarial ; en France, où les infirmières des structures publiques sont très mal rémunérées, la concurrence du privé ne jouera jamais puisqu’il est voué à accueillir la clientèle qui peut supporter un surcoût tandis que les politiques néolibérales ont pour objectif de comprimer les coûts du secteur public. Si le capitalisme devait employer des gens à seule fin de les rendre non-oisifs, pourquoi n’encouragerait-il pas des surnuméraires pour les métiers qui sont à la fois utiles et mal payés ? Je suis plutôt enclin à penser que de nombreux métiers bénéficient à contrario de cette dynamique globale parce que les entreprises, même sans pression syndicale, seraient soumises à un turn-over trop coûteux si elles tentaient de dégrader trop visiblement les conditions de travail ou les rémunérations. Je ne prétends pas qu’il s’agisse de positions durablement figées. Il y a sans doute peu de secteurs qui peuvent se dire totalement à l’abri d’un séisme tel que l’a vécu le commerce de détail avec l’émergence d’internet suivi du débarquement à coups de canons d’Amazon. Mais même avec de telles révolutions certains métiers peuvent plus facilement trouver à se recycler dans d’autres secteurs d’activité. Ce serait donc plus leur qualité que leur absence de qualité qui donne certains avantages à ces métiers. Les théories économiques les plus célèbres et simplistes aiment à penser les ajustements toujours très rapides. Dans la réalité il a peut-être été facile d’enlever un paysan à sa terre pour l’envoyer sur une chaîne d’assemblage, un homme ayant acquis de nombreux gestes comme s’ils étaient absolument naturels en apprendra bien deux ou trois en une journée. Mais quand il s’agit d’avoir la maîtrise de règlements, de techniques ou de logiciels spécifiques l’apprentissage est nécessairement plus long. L’image de l’hyper-spécialisation des Temps modernes reflète l’aboutissement des idées d’Adam Smith sur un bonheur globalement rattaché au volume de production. S’il était possible de maximiser la production en donnant à chaque travailleur la mission d’un seul geste à répéter inlassablement, il n’y aurait nullement besoin d’école sinon pour inculquer aux gosses le devoir de l’obéissance, à huit ans tout le monde trouverait sa place dans le monde du travail. Mais il se trouve que pour répéter un seul geste à volonté, les robots ont une efficacité tellement supérieure, qu’un humain qui aurait l’idée de rivaliser afin de sauver son travail devrait consentir à de fortes baisses de salaire à chaque nouvelle génération de robots. Les gestes simples et répétitifs sont soit robotisés, soit délocalisés tant qu’on trouve de la main d’œuvre à prix compétitif. Il y a néanmoins une différence entre le robot et l’humain robotisé, Henry Ford a songé à vendre sa Ford T à ses employés mais pas aux machines qui les accompagnaient dans leur tâche. Fondamentalement le problème reste entier. On pourrait dès lors vraiment envisager que la robotisation oblige le capitalisme à compenser les heures de travail économisées par les gains de productivité, et donc qu’il le fait de manière réfléchie. Je préfère voir la robotisation sous l’angle des nouveaux besoins en travail humain qu’elle amène, au niveau de sa conception et sa mise en œuvre, mais plus encore au niveau de tout ce qu’elle induit en terme de réorganisation des échanges. Si l’on veut bien considérer que le numérique est à bien des égards l’axe principal de la robotisation, on saisit la nature des nouvelles spécialisations. A priori on pourrait penser que la délocalisation est une manière de lutter contre la robotisation, tant qu’il existe des humains bon marché, l’investissement en machines est moins immédiatement compétitif. Historiquement on voit pourtant que cela participe d’un même mouvement, est-ce de l’eau au moulin de Graeber ? La délocalisation n’est-elle qu’une simple quête de nouveaux débouchés par l’intégration de nouveaux humains dans le contrat capitaliste : échange d’heures de travail contre une part des objets qui en résultent ? Je crois que la coïncidence de tout ceci n’est pas pensée, le niveau de globalisation a été rendu possible par le progrès technique et en premier lieu par le développement numérique et les réseaux de télécommunications. Ce n’est pas parce que des chinois à qui on a confié la tâche de fabriquer nos jeans s’en sont finalement trouvés trop bien payés pour que cela dure éternellement, que ce processus sera répété infiniment de proche en proche dans les pays où les salaires sont à la traîne. Certes cela semble être toujours le cas, mais dans quel domaine pensez-vous qu’aucun ingénieur ne se creuse les méninges pour mettre plus efficacement un robot là où il y a actuellement un humain, même mal payé ? Le frein à cela existe sans doute aussi : un monde fini ! Si les robots n’achètent pas encore leur propre voiture, ils sont particulièrement gourmands en ressources dont certaines seront très vite en grave tension.

En attendant le progrès technique est à la fois fruit du savoir et générateur de spécialistes en savoir. Isaac Newton avait sûrement su engrangé dans son brillant esprit une part importante des connaissances humaines sur la physique de son temps. Quel physicien peut en prétendre autant à l’heure actuelle ? Il y en sans doute des gens aussi brillants que Newton mais ils doivent faire des choix de carrière pour faire à leur tour avancer la science, ils se spécialisent. Et si les cerveaux qui ont tendance à fonctionner bien mieux que la moyenne pour ce genre d’applications en sont arrivés à devoir renoncer à plus « d’universalité », il en va de même pour beaucoup d’autres chacun à son niveau. Donc la masse des connaissances humaines est devenue si gigantesque qu’elle participe à un mouvement étrange : chacun doit se spécialiser selon ses compétences (comme l’avait suggéré Adam Smith) ou plus sûrement selon celles qu’on lui prête, mais ces compétences peuvent moins qu’avant se réduire à la maîtrise de quelques gestes. La masse des connaissances oblige donc à la spécialisation mais rend moins utiles les spécialisations rudimentaires. La technique a rendu possible la globalisation mais celle-ci, au-delà de la mise en branle d’une débauche de moyens physiques qui ont modelé la face du monde, a nécessité la confrontation de systèmes nationaux et internationaux et cette confrontation, loin de simplifier les codes et les réglementations, aboutit à empiler les textes. Un empilement qui apporte peu à la grandeur de l’humanité mais demande là aussi des gens suffisamment spécialistes pour y comprendre quelque chose et donc des aptitudes non rudimentaires. Puisque ce qui n’est pas rudimentaire suppose un apprentissage, en univers capitaliste nous sommes ramenés à une logique de coûts, d’offre et de demande, et de valeur ajoutée.

Certains métiers dont l’utilité pour la marche de l’humanité peut tout à fait paraître douteuse, sont utiles à des intérêts particuliers. Vous pouvez être d’une intelligence des plus normales mais avoir la maîtrise de connaissances qui vous donne un avantage dans les négociations apte à vous situer au-dessus de la moyenne en terme de conditions et rémunérations. Potentiellement vous pourriez avoir l’air de faire partie de ces gens qui ne forcent pas plus que ça au travail, cela ne signifiera pas que vous êtes inutiles, au contraire, mais cela ne durera peut-être pas tout le temps. Les ajustements à faire en terme de formation paraissent de plus en plus difficiles à prévoir. Certaines personnes peuvent se sentir très heureuses d’avoir choisi un BTS il y a dix ans, puis d’avoir intégré une entreprise qui leur a donné la maîtrise de techniques qui se sont bien répandues, mais cela ne signifie pas qu’il y a dix ans cette perspective avait été parfaitement ciblée par les personnes censées mettre en phase l’éducation avec les besoins de l’économie. Ne peut-on pas voir dans la floraison de nouveaux « métiers », généralement affublés de noms faisant honneur à la ridicule déferlante des anglicismes les plus idiots, des formes de niches qui correspondent aux besoins de moment, besoins qui ne seront peut-être pas ceux de dans 20 ans. Tout n’est pas qu’une question de chance car malgré tout, lorsque l’on tente de voir à quoi ressemblent ces nouveaux métiers aux noms à coucher dehors, ceux qui embauchent à des niveaux supérieurs à 50.000 euros annuels, n’ont tout de même pas l’air d’être intellectuellement accessibles à n’importe qui. Il reste des individus qu’on paie pour leurs compétences parce qu’ils font partie de la frange de la population capable de les acquérir.

Une fois de plus, mon analyse, juste ou fausse, ne m’a pas permis de donner beaucoup de crédit à Graeber. Suivons une autre piste qui devrait donner de meilleurs résultats. Graeber a sûrement été soumis comme moi à l’idée qui transpire dans la littérature en générale et aussi dans la littérature économique la plus irrévérencieuse, que des incompétents notoires ont occupés et occupent encore des postes à des niveaux totalement déphasés de leurs aptitudes réelles, elles-mêmes, de l’avis de ceux qui les ont rencontrés, très limitées. Mais comment est-ce donc possible ? Si vous vous appelez George. W Bush vous avez beaucoup plus de chances de devenir président des États-Unis que n’importe qu’elle personne ayant le même niveau que vous, n’est-ce pas ? Simplement parce que votre père et presque homonyme l’a été avant vous. Eh bien prenez tout ce que l’Amérique compte de postes importants, c’est peu ou proue la même chose. Bien sûr si vous vous appelez George. W Bush vous n’avez pas le cerveau ficelé pour créer Apple. Mais diriger Apple à la seconde génération ou au moins avoir votre strapontin au conseil d’administration, ça c’est possible ! Dans les universités américaines on trouve des sportifs de très haut-niveau qui faisaient pâle figure en terme de résultats scolaires au lycée, le niveau sportif suffira à avoir un diplôme universitaire pour la forme. Tout le monde le reconnaît mais les plus honnêtes savent aussi reconnaître que dans les grandes universités américaines, on trouve des « fils de » pour l’intégration de qui on ne s’est pas imposé un comparatif forcené avec d’autres lycéens plus anonymes. La France se veut sans doute moins clientéliste, mais croire que ces petits arrangements entre amis n’existent pas chez nous serait avoir une très haute opinion de nous-mêmes. Soyons réalistes, le clientélisme est partout ! On serait presque tenté de dire : « C’est heureux ! » Qui souhaiterait réellement vivre dans un monde assez froid pour tout juger sur la base de tests élaborés à l’aide d’algorithmes ? Même si ce monde-là avance au pas de charge, une société où il y a aussi des choix faits par affinités ou compassion n’est pas critiquable en soi, tout dépend de là où l’on place le curseur. L’exemple des familles dont les noms sont récurrents dans les listes électorales américaines montre un cas où le curseur n’est vraiment pas à sa place. Tout comme vous n’êtes pas tenue d’embaucher votre époux à un poste municipal bidon si vous venez d’être élue mairesse de votre ville. Il y a des tonnes d’exemples comme cela où l’on entre de plain-pied dans l’abus de pouvoir voire le délit de corruption. Et évidemment, à la marge, il y a le clientélisme que certains jugeront acceptables et d’autres non, les premiers ne diront pas « clientélisme » mais « coup de main ». Le coup de main semble assez évident si quelqu’un, dont le fils ne s’en sort pas à l’école et commence à avoir de mauvaises fréquentations, va voir un patron qu’il connaît ou un décisionnaire dans les ressources humaines pour lui demander s’il ne pourrait pas l’embaucher. « On va lui trouver quelque chose ! » J’ai vu des films avec des scènes similaires, parfois ça finissait mal. Ce petit coup de main compréhensible à une personne ayant du mal à trouver sa place dans la société le serait sans doute moins pour une personne n’ayant aucune difficulté. Dans ses ouvrages, l’une des notions chères à Graeber est le communisme des riches, ce qui correspond à la manière dont ceux qui se considèrent comme appartenant à une même élite savent s’entraider pour se maintenir en haut de l’échelle sociale. Réseaux, carnets d’adresse, clubs, il ne s’agit pas simplement d’une manière d’occuper son temps libre ou de privilégier certaines options dans la conduite des affaires entre individus à succès qui se connaissent. C’est plus que cela, donc du clientélisme, quand on est en capacité d’offrir à une personne une position qui ne serait pas la sienne avec une pure concurrence basée sur des critères de « rationalité économique » (pour autant que cela veuille dire quelque chose). Il est aussi vrai que le cinéma regorge d’histoires de riches tombés très facilement en disgrâce et auxquels les amis tournent le dos. Des évocations d’un monde sans pitié qui ne paraissent pas représenter des situations très répandues. Indéniablement, si vous avez la maîtrise des codes de la bonne société, et la meilleure façon de l’avoir est encore d’être tombé dans la potion pratique étant petit, il y a de bonnes chances que les portes ne se ferment pas devant vous même si vous n’êtes pas le plus brillant de votre lignée.

Dès lors que l’on suppose que la solidarité est une pratique répandue chez les riches et que tous les individus en position d’offrir certains avantages aux personnes de leur choix peuvent humainement considérer qu’il n’y a rien d’amoral à cela, on en conclut que des décisions économiques ne répondent pas simplement à l’analyse des informations envoyées par le marché. Cela remet donc en cause l’idée que la concurrence joue à plein mais nous retombons sur le problème qui va finir par nous servir de fil conducteur : comment les entreprises qui s’handicapent par trop de pratique clientéliste peuvent résister à la concurrence de celles qui se contentent de faire les choix les plus rationnels ? La réponse s’impose d’elle-même : le clientélisme est tout à fait rationnel ! C’est la raison pour laquelle les économistes qui tentent de considérer l’économie comme une science exacte, en général dans l’unique but de valider les théories néolibérales, ne peuvent prêcher qu’auprès de convertis. Ceux-là n’ont de cesse de clamer qu’il faut toujours laisser jouer les mécanismes du marché, par exemple ils considèrent que lorsque les syndicats se battent contre les compressions salariales, cela empêche le marché d’ajuster les salaires au niveau du plein emploi. Donc il considèrent qu’il est rationnel pour un employeur de fournir plus de postes quand les salaires sont plus bas, mais ils refusent de considérer comme rationnel le fait pour les salariés de défendre leur niveau de salaire. Tous les comportements humains sont rationnels tant qu’on admet qu’ils ne sont pas le fait de fous irresponsables de leurs actes. Continuer à acheter des actions qui montent en flèche en sachant que la bulle va finir par éclater est tout à fait rationnel tant qu’on a l’espoir de revendre les siennes avant que cela arrive réellement. Celui qui n’a pas le temps de le faire passe pour un gogo, celui qui le fait 15 jours trop tôt a quelques regrets, mais celui qui le fait, par pur hasard, juste avant l’éclatement, est un génie de la finance ! La pratique clientéliste est tout autant rationnelle même quand celle-ci ne consiste qu’à placer quelqu’un à un poste qui serait mieux occupé par un autre ou n’a même pas lieu d’être. Il y a quelque chose à en tirer et il est même tout à fait possible qu’une entreprise qui se voudrait en tout point étrangère à de telles pratiques soit celle qui s’handicape la plus, le clientélisme c’est peut-être d’abord la meilleure façon de s’assurer des clients.

Plus globalement on peut considérer que les milieux d’affaires ne sont pas uniquement des milieux dirigés par la maximisation d’un profit qui sert à acheter des biens dans une logique de maximisation du bonheur matériel. Ce sont aussi des milieux où la frontière entre la vie privée et le monde du travail n’existe pas vraiment. Les conditions de travail y sont donc largement assimilables à un mode de vie. Même si une personne trouvait au fond d’une caverne où l’on ne peut accéder qu’en rampant, un filon d’or si producteur qu’y passer 18h par jour à suer et maltraiter son corps lui assurait de devenir milliardaire, il est assez peu probable qu’elle garde ce filon secret à seule fin d’empocher tout l’argent de la vente ! Non, elle paierait quelqu’un pour le faire à sa place, s’il le faut pour un bon salaire et si possible pour une bouchée de pain. Le travail d’un homme d’affaire qui a réussi peut consister à être actif 18h par jour, mais dans ces 18h il y a quelques chances que certaines se passent autour d’un repas dans un grand restaurant ou toute chose qui fait la différence entre un gentleman en société et un orpailleur en permanence crasseux et détrempé. A chaque niveau de la société les gens sont amenés à rencontrer leurs alter-égaux et il est évident que tout ne peut pas y être vu comme une guerre de chacun contre tous les autres. A chaque niveau il y a un intérêt commun à ce que ce niveau conserve ou obtienne ce qu’il pense être utile à son mode de vie. De nombreuses observateurs ont analysé l’époque néolibérale comme le résultat d’une alliance informelle entre les détenteurs de capitaux et les cadres de haut niveau qui, en tant que décideurs, auraient orienté les politiques vers des choix souvent douloureux pour les classes populaires et très avantageux pour eux-mêmes. Je crois que cette analyse reflète largement la réalité mais je ne considère pas qu’il faille simplement découper la société en deux avec les grands gagnants d’un côté et tous les autres de l’autre. Tous les cadres de haut niveau n’ont pas des familles dont tous les membres peuvent espérer la même réussite. Mais comme tout le monde les cadres de haut niveau sont aussi sensibles au bonheur de leurs proches. Prendre des décisions qui seraient ressenties comme négatives par toutes les strates de la société hormis les décideurs eux-mêmes est pratiquement impossible, même au nom d’un logique concurrentielle qui n’existe que dans la tête des fanatiques du libre-marché. Il faut un niveau intermédiaire suffisamment englobant pour que toute famille ayant quelque fortune puisse y abriter le gros de ses troupes. Ce n’est pas un contrat écrit, cela s’impose. Et ce n’est possible que parce que les décideurs, pour la plupart, ne font pas des choix toujours téléguidés par d’évidents calculs comptables, le « clientélisme » et le retour d’ascenseur participent au mode de vie de ceux qui ont le pouvoir, de leurs proches et donc de ceux qui ont professionnellement quelque chose en commun avec eux.

Pour que ce que je viens d’évoquer puisse apparaître comme une explication plausible de la réalité, il me semble honnête de ne pas occulter la complainte grandissante de nombre de nos concitoyens et qui concerne aussi bien les empêchés des pauses café et cigarette que ceux qui ont encore de larges latitudes pour s’y adonner : la multiplication des systèmes d’évaluation. Tous les départements de ressources humaines enrobent la cacahuète de chocolat et présentent l’évaluation sous l’angle des avantages mutuels que l’entreprise et le salarié en retirent. Assez bizarrement, plus il y a de machines et plus on parle de capital humain. Là où on identifie réellement un « département des ressources humaines » il est assez probable que quelqu’un croie utile, non seulement de mettre en place un système d’évaluation mais surtout de faire évoluer régulièrement ce système selon les tendances du moment, donc en lorgnant du côté de toutes les trouvailles de boites de développement humain et informatique spécialisées dans l’invention de choses superflues mais qu’il faut bien vendre. Il est à craindre qu’on ne soit qu’au début d’une déferlante dont le dernier mot est censé revenir aux neurosciences. Et on dirait que là on touche quelque chose qui nous rapproche réellement de Graeber. Si on commençait par demander aux salariés d’évaluer les systèmes d’évaluation, de ce qui me revient aux oreilles, j’ai tendance à penser que nombreux y verraient de l’argent jeté par les fenêtres, en tout cas ils auraient quelques difficultés à relever en quoi cela tend à leur donner des chances d’évoluer au sein de l’entreprise. Même si cela doit arriver occasionnellement, je n’ai jamais entendu quelqu’un parler du talent caché qu’on aurait découvert chez lui par une évaluation d’entreprise et que son employeur s’est empressé de mettre à profit ; en général les entretiens d’embauches ont largement défriché le terrain et quand ce n’est pas le cas, l’anomalie devient plus souvent gênante que perçue comme une aubaine. Si à une simple évaluation par un entretien individuel se surajoute quantité d’audits internes que certains métiers subissent régulièrement, d’autres externes plus ou moins pilotées de l’intérieur et toutes les procédures de surveillances facilitées et encouragées par l’innovation technologique, on peut penser que certains salariés embrassent totalement les idées de Graeber. Par contre ils doivent avoir quelque difficulté à savoir si tout cela émane de faire-valoir, sbires, sparadrap, coche-case ou petits chefs en carton. J’ai un neveu qui m’a dit avoir été amené, lors d’un simple job d’été de deux mois, à signer des fiches qui validaient son parcours initiatique, à savoir sa maîtrise de l’art de passer la balayette et de vérifier l’état des toilettes toutes les 20 minutes. Apparemment l’employeur recevait une petite gratification de l’État pour chaque fiche validée et signée au titre de la formation professionnelle, sans préjudice de ses allégements de charges patronales glanés par son obstination à payer ses employés au smic, preuve qu’il embauchait des gens ayant absolument besoin de ce genre d’emploi non délocalisable mais sûrement robotisable. Je précise que mon neveu est désormais en doctorat. Les systèmes d’évaluation dans l’entreprise semblent être assez souvent l’une de ces supercheries que le monde du travail promeut pour s’assurer une obéissance consentie. Dans l’entreprise comme en politique la manipulation la plus facile à démasquer est celle qui s’exprime dans des phrases toutes faites comme : « Il faut sortir de votre zone de confort ! » ou encore « Vous avez peur du changement ! ». La première fois qu’une personne entrée récemment sur le marché du travail entend ça, elle peut se sentir impressionnée devant ce savant mélange d’autorité et de bon sens. « Bon sang ! Tout cela sonne juste ! Il faut aller de l’avant ! Je dois me remettre en question ! » Quand les formules auront fait retour deux ou trois fois, elle pensera peut-être que c’est son tour de lire « Le grand guide du petit chef en carton », un livre vraiment rigolo. « Chers caissiers, chères caissières, si nous mettons aujourd’hui des caisses automatiques ce n’est pas pour vous remplacer mais vous soulager ! Ceux et celles qui s’inquiètent sont juste d’un naturel à avoir peur du changement ! » Devinez quoi, hormis quelques esprits aventuriers qui ne vivent que pour connaître de nouvelles expériences, la majorité des humains a peur du changement. Il suffit de trouver le changement apte à faire peur. Par exemple le chef d’entreprise qui remplace ses caissières par des automates aura peur du changement avant qu’il n’advienne si demain 60 % de la population décide de voter pour le NPA ! Ne cherchez pas plus loin, même s’il n’est pas inutile de se remettre en question, tous les gens qui durant votre vie vous conseilleront de le faire n’ont nullement l’intention de SE remettre en question. La façon la plus aisée de s’adapter au monde c’est d’ordonner au monde de devenir ce que vous souhaitez qu’il soit.

L’efficacité de toutes ces opérations n’a pas réellement besoin d’être démontrée, du moins personne ne cherche vraiment à le faire de peur de se confronter à des résultats dramatiquement décevants. Alors effectivement on peut commencer à donner du crédit à Graeber avant même d’avoir lu son livre parce que cette idée de faire comme les autres est une idée plus puissante qu’il n’y paraît de prime abord. Si ce n’est pas un gage de performance ce n’est pas totalement inutile, dans l’opération quelqu’un aura gagné quelque chose, parfois même ce quelqu’un aura une forme juridique avec un sigle bizarre mais tout le monde saura, car il le clame sur tous les toits, qu’il est une START-UP ! Magnifique ! Quand une start-up vient sonner à la porte de votre entreprise, il n’est pas facile de vous contenter d’opposer une fin de non-recevoir, et si vous aviez chassé la poule aux œufs d’or ? Le monde bouge si vite, y a tant de choses qui étaient à la mode hier et seront déclassées demain ! La prudence impose… Quoi au juste ? Ah oui ! La prudence impose la prudence ! Mais… Non ! Je choisis l’audace ! En tant que numéro 2 on va faire l’inverse de numéro 1 pour lui passer devant ! « Chef ! Numéro 3 a emboîté le pas de numéro 1 ! » « Oh ? Ben… La prudence impose de suivre la tendance ! Faisons juste en sorte que ça ne nous coûte pas beaucoup plus cher qu’à numéro 1 ! » Le phénomène du mimétisme (ou à contrario de la prise de risque) qui demande de faire appel à des services qui ont peu de chance de rajouter à la déjà trop énorme somme de bien-être humain que le néolibéralisme a engendré, n’est donc pas un phénomène dénué de sens. Par contre, là encore, ce n’est pas tant un besoin de mettre les gens artificiellement au travail qui domine, il s’agirait plutôt de gens qui veulent à tout prix vous vendre leur travail, si possible à prix cher. Parmi eux on trouve une flopée de gens au solide bagage technique, surtout dans les nouvelles technologies, mais dont l’imagination, assez souvent sommaire, ne peut guère les mener ailleurs que sur les chemins balisés du néolibéralisme et son aboutissement, ce qu’au Coincoin du coin on appelle le néofascisme numérique. A contrario ceux qui ont tout autant de bagage technique et entendent lutter contre ça ont peu de chance de faire fortune. En tout cas sûrement moins que le type qui aura vendu à votre patron le moyen de savoir où vous vous trouvez précisément à n’importe quel moment de votre journée de travail, la vitesse moyenne du déplacement de vos bras, vos jambes ou vos yeux, etc. Difficile de clore ce passage sans évoquer la grande famille des consultants et formateurs. Là aussi l’effet de mode opère largement, le mimétisme s’écoulant de bas en haut. Je connais personnellement plusieurs personnes qui, après des années de bons et loyaux services dans de très grosses firmes, les ont quittées pour se transformer en consultants ou formateurs dans de petites entreprises qu’ils avaient parfois créées eux-mêmes. Qu’avaient-ils à vendre ou enseigner ? Les processus à l’œuvre dans la grande firme ! Il n’y a rien d’étonnant dès lors, qu’en s’agrandissant la boulangerie du coin ait l’air de s’être réorganisée comme un fast-food !

Conseillés, consultants, formateurs, coachs, il y a sans doute matière à en trouver quelques-uns qui entrent dans les catégories de Graeber. Hors du monde de l’entreprise, donc à titre personnel, ceux qui peuvent s’en passer, immanquablement, peuvent prétendre à pouvoir faire quelques économies et donc travailler moins. Mais c’est plus sûrement parce qu’ils ont quelques économies qu’ils envisagent de les dépenser en formations ou coaching, même pour combler leur temps libre. J’en reste donc à mon idée qu’il y aurait beaucoup moins de gens inutiles que de choses inutiles produites par des personnes qui donc apparaissent inutiles voire toxiques pour l’humanité. Du moment que le coût de ces personnes est supporté de manière à peu près égale par des entreprises qui sont concurrentes les unes des autres, elles n’ont pas à être perçues comme potentiellement inefficaces par le monde des affaires, ou du moins il est difficile d’en avoir rapidement la certitude. Je rajoute un autre critère qui peut expliquer partiellement la difficulté que la théorie économique peut avoir à accepter l’idée que des entreprises ne jouent pas à fond le jeu de la concurrence en affectant des ressources à des emplois potentiellement inutiles ou trop coûteux. Pour moi le critère est encore une fois axé sur l’idée qu’un coût superflu est supportable du moment que tout le monde accepte, même sans s’en rendre compte, l’idée de le partager. Je vais revenir une fois de plus à l’Amérique du Nord où les revenus en général et les hauts revenus en particulier sont substantiellement plus élevés qu’en Europe. On entend souvent dire que les multinationales sont supranationales, avec le sous-entendu qu’elles n’ont aucun compte à rendre à une quelconque nation, ont des capitaux aux quatre coins du monde et des actionnaires qui parlent toutes les langues. C’est peut-être vrai mais je pense que c’est une grossière erreur de considérer que le nationalisme a cessé de guider la marche du monde. En particulier il apparaît évident que le nationalisme économique américain reste une donnée totalement d’actualité et qu’en ce sens il faut de nouveau relativiser ce que peut signifier concrètement la concurrence par rapport à une pure théorie de libre marché. Une part non négligeable des américains profite pleinement de la globalisation économique mais selon la World Inequality Database (WID.world) les 50 % les plus pauvres n’y ont pas gagné grand chose. Parmi les moins bien lotis les jeunes semblent voués à une stagnation durable dans un pays qui s’enrichit, autrement dit ils coûtent de moins en moins à ceux qui les embauchent. Mais il n’est sans doute pas absolument nécessaire que les entreprises se livrent entre elles une guerre sans merci pour voir si la contraction des salaires peut s’appliquer aussi à la frange un peu plus riche que la moitié pas vernie. Si chacun en occident a compris qu’on pouvait gouverner durablement avec une majorité fictive à droite économiquement et un peu plus au « centre » sociologiquement, les dernières années prouvent que la globalisation heureuse ne peut pas se permettre de laisser beaucoup plus de citoyens en chemin.

Les différences qui subsistent entre pays occidentaux peuvent aussi expliquer pourquoi Graeber semble avoir autant de mal à recueillir mon suffrage. Je vis en France et il est américain. Quoique tous ses partis de gouvernement s’y soient convertis depuis longtemps, notre pays à le libéralisme économique honteux, se sentir toujours suspectés de penchant socialiste encourage nos gouvernants et leurs soutiens médiatiques à tenter de devancer l’appel. Néanmoins le retard n’est pas fait et lorsque l’on parle d’économie libérale, on pense nécessairement aux États-unis, et même à l’Allemagne, bien avant la France. Le chômage en France est presque en tout temps réputé supérieur à celui outre-Atlantique, ce dont nos libéraux nationaux se chagrinent constamment en versant des larmes de crocodile : « La France a fait le choix du chômage ! » Il faut sous-entendre que la France refuse de laisser jouer le libre-marché et donc les mécanismes qui ramènent vers le plein emploi, mécanisme dont le ressort principal est la compression salariale. Les principaux responsables de tout cela sont les syndicats les plus réactionnaires et leur corporatisme légendaire. Il y a sans doute du vrai là-dedans mais faut-il en conclure que le bien-être individuel moyen est inférieur en France ? Le bien-être doit-il correspondre au revenu moyen ? Certainement pas ! Si pour avoir un revenu moyen supérieur il faut travailler plus, perdre son temps dans les transports, ou vivre dans une société plus violente, plus autoritaire, le jeu n’en vaut certainement pas la chandelle pour une part conséquente de la population. Au moins le moindre chômage dans les pays plus libéraux est-il la marque d’une supériorité économique ? On peut aussi y voir une nécessité. Il est absolument nécessaire que l’ultra-libéralisme démontre sa capacité à donner du travail, sinon, que lui resterait-il par rapport à un modèle plus social où la base de la pyramide s’en sort indéniablement mieux ? Quelques points de chômage en moins, mais du chômage moins indemnisé, des chômeurs sans couverture sociale et surtout une masse considérable de travailleurs pauvres. En terme de corporatisme syndical, l’Allemagne n’a rien à envier à la France, ses syndicats sectoriels y sont notoirement plus puissants que leurs homologues français, du moins dans les secteurs les plus concentrés, ailleurs, assez souvent, personne ne veut ni n’est en mesure d’y défendre les intérêts des travailleurs. Raison pour laquelle il y a certains métiers qu’il vaut mieux pratiquer en France qu’en Allemagne et inversement. La théorie libérale ne s’en cache pas, des bas salaires encourageraient les employeurs à augmenter le nombre de postes des métiers concernés ; savoir si ces métiers sont utiles en nombre supérieur est une autre histoire. Or si ces métiers ne sont pas réellement utiles, en quoi leur productivité importe ? Peut-être bien en rien ! J’ai une assez bonne mémoire de deux reportages qui m’ont frappé il y a de cela quelques années, sans grand rapport l’un avec l’autre d’ailleurs. Le premier traitait spécifiquement des travailleurs pauvres aux États-unis, on y suivait des personnes le plus souvent issues des minorités, parfois semblant avoir dépassé l’âge de la retraite. L’un d’eux m’avait peiné, il consacrait un temps fou au travail, sans travailler plus que ça d’ailleurs, il embauchait dans trois endroits différents en tant qu’agent de surface, d’abord à un bout de la ville, aux aurores, puis il avait un long trajet en bus, travaillait de nouveau, reprenait un bus pour rentrer chez lui, dormait un peu, repartait travailler à un autre bout la ville, rentrait chez lui tardivement. Autant dire qu’il n’était pas en mesure de faire preuve d’un entrain phénoménal au travail mais cela n’avait pas l’air d’être un problème, au prix où on le payait. Dans le même ordre d’idée mais avec un reportage au sens totalement différent, consacré à exposer la grandeur d’un hôtel de luxe dans un pays du sud-est asiatique, je fus interloqué par l’invraisemblable sens du détail concernant la propreté. Le plus marquant était un employé qu’on reconnaissait comme faisant partie de la brigade de nettoyage par sa tenue de travail spécifique mais tout de même impeccable, et qui portait une petite caisse à outil dans laquelle se trouvait un nécessaire pour aller extirper la poussière et la saleté dans le moindre recoin. On le voyait attendant l’arrivée d’un ascenseur, en laisser sortir les occupants, puis y pénétrer pour y vérifier la propreté avec un luxe de précaution digne d’un horloger suisse. Absolument ridicule mais justifié très sérieusement par un responsable de l’hôtel, la moindre trace n’étant pas admissible. On comprendra aisément que le caractère de productivité n’entrait pas en ligne de compte à cet instant et au demeurant cet employé était peut-être mieux payé que bon nombre d’agents de surface, le documentaire ne le disait pas. A travers ces deux reportages, deux logiques différentes d’un même monde n’entrant pas exactement en résonance avec les catégories de Graeber mais donnant pourtant des pistes sur la manière de mettre en œuvre un travail inutile au bien-être global.

Dans le monde anglo-saxon l’affirmation qu’il n’y a pas de sot métier est réputée mieux ancrée dans la réalité par le jugement qu’on en a réellement. Les métiers en bas de l’échelle y sont supposés mieux considéré qu’en France, pas mieux rémunérés pour autant. J’ignore si c’est réellement le cas mais il est possible qu’une plus grande part de la population ait été amenée un jour ou l’autre à occuper un poste subalterne, ce qui pousserait à une plus grande capacité d’empathie. Cela n’est probablement pas lié à une plus grande mixité sociale. Le coût des études a pu faire que le travail des adolescents et des étudiants au sein des classes moyennes y soit historiquement plus répandu. Ou peut-être est-il simplement vrai que les français ont une trop haute opinion d’eux-mêmes. En attendant le système plus redistributif des français offre un meilleur rempart aux situations telle celle vécue par notre vieil homme fatigué sur son balais. Individuellement, chacun de ses employeurs pourrait préférer avoir un travailleur moins fatigué et plus performant. Si cette situation perdure peut-être que la performance devient secondaire vu le coût horaire réel ; la société dans son ensemble se serait habituée à ce faux rythme pour certains métiers. Ce que j’ai écrit au début de ce paragraphe n’est peut-être simplement qu’un leurre ou une légende. N’est-il pas finalement déculpabilisant pour les dominants d’imaginer les dominés comme des êtres lymphatiques et qui méritent leur place par leur incapacité chronique à faire preuve de dynamisme. Cela me rappelle certains commentaires sur les réseaux sociaux. Je tombai un jour sur une photo prise par un type dont on devinait sans peine les orientations politiques. Il avait pris uncliché d’un groupe d’ouvriers à un carrefour en travaux. Il y devait y avoir 6 ou 7 travailleurs appuyés sur les manches de leurs outils et regardant un autre creuser une tranchée à l’aide d’une pelleteuse. Le sinistre auteur du poste avait légendé la photo : « Un qui bosse et les autres qui glandent, voilà où passent les impôts des français ! » Inutile de préciser que les travailleurs étaient tous d’origine maghrébine. Aucun raciste ne se donnera jamais la peine d’embaucher une année complète sur les chantiers routiers pour savoir ce qu’il en coûte vraiment en terme d’efforts. Pas besoin non plus de réfléchir pourquoi ce genre de scènes arrivent régulièrement, la machine à besoin des humains pour l’assister et donner sa pleine mesure, mais quand elle creuse, il arrive que chacun doive se tenir à l’écart, le chantier n’est pas moins performant qu’un autre pour autant. Ce qui importait à l’auteur du post c’était plus probablement de faire taire ce qui le taraude inconsciemment : les étrangers sont avant tout venus faire le boulot que les français ne veulent pas faire, cette triste vérité est dure à admettre pour les racistes. Transformer tous les immigrés en fainéant est très déculpabilisant. Même sur les articles du Coincoin du coin j’ai vu tant de commentaires de cette veine-là, disant qu’au fond, on aurait vraiment mieux fait d’occuper ces boulots-là parce que le travail aurait été plus vite et mieux fait. Parfois certains poussent le bouchon en s’en prenant à leurs compatriotes pour avoir abandonné les métiers difficiles au profit des arabes, trahissant à demi-mot que ce sont les français les vrais fainéants. Bien sûr aucun ne laissera sa place pour prendre celle de l’immigré et aucun ne se dira que si la France est plutôt pour ses bonnes infrastructures bien entretenues, c’est sûrement que le travail y est bien réalisé. Retournons outre-Atlantique ! Les heures consacrées à certains services doivent être proportionnellement supérieures aux États-Unis en raison des amplitudes horaires réputées largement plus grandes de nombreux commerces, dont certains ne ferment jamais. Cependant, puisque il y a une immigration continuelle, notamment une bonne partie illégale en provenance du Mexique, on pourrait estimer que les employeurs gardent un moyen de pression pour mettre en concurrence les salariés afin de gagner en productivité même dans les secteurs des services les moins rémunérateurs. Il me manque actuellement trop de données sociologiques pour comprendre pourquoi cela ne semble pas être le cas. Néanmoins on peut estimer que développer trop de services ne permet pas de pousser la productivité. Par exemple un commerce ayant des horaires d’ouverture trop restreintes peut difficilement concurrencer le même type de commerce ouvert tout le temps en terme d’image de marque. Les amplitudes d’ouverture des uns poussent les autres à faire de même. Mais il n’est pas certain que cela conduise à une réduction proportionnelle du nombre de commerces, on s’attend plus à une baisse de la fréquentation horaire moyenne et il est plus difficile de gagner en productivité dans ces conditions, le taux de salaire par rapport au chiffre d’affaire est immanquablement plus bas lors des coups de feu. Prenez en France le légendaire épicier arabe et ses horaires d’ouvertures non moins légendaires, il n’y a aucune raison de croire qu’il cherche à atteindre la productivité d’un hypermarché. A certains égards les États-Unis seraient-ils une gigantesque épicerie arabe ? Notez qu’en France certains commerces ouvrant 60h par semaine nous paraissent déjà être en attente quasi-permanente du chaland et qu’en terme de productivité le capitalisme montre là une faille évidente que les géants de la vente en ligne se proposent sans doute de combler, pas de manière à nous faire rêver d’un avenir meilleur. Au fond il est possible que la qualité essentielle d’un employé d’une société de nettoyage ou d’un commerce soit moins sa productivité que sa docilité. Je crois qu’il ne faudrait jamais se contenter de comparer les taux de chômage ou du moins de ne jamais penser que le taux de chômage puisse avoir quelque chose en commun avec le nombre de demandeurs d’emploi. Ce qui compte réellement c’est le nombre d’heure travaillées par la population en âge d’être active et sa valeur ajoutée. Dans un pays qui se dit lui-même bâti sur des rapports de violence et qui compte un nombre inouï d’individus derrière les barreaux, sans doute tout autant qui n’ont aucune intention d’aller gagner quelques dollars au Mc Donald’s du coin, il faut s’intéresser à la manière dont on peut calculer réellement un taux d’emploi.

J’en profite pour faire une petite parenthèse concernant les comparatifs dont nos médias aiment nous abreuver pour nous laisser croire que nous serions en occident une des nations les plus fainéantes. Le besoin de mettre ses citoyens au travail semble d’autant moins pressant quand on est en mesure de faire travailler le reste du monde à sa place. Qui a le plus cette capacité-là ? Le pays qui émet des dollars. Pays dont on dit qu’il est aussi plus travailleur que la France et où les cinq semaines de congés payés semblent une aberration. Mais si l’on fait de simples recherches on saura aussi que les américains sont plus sportifs que les français et qu’ils sont ceux qui regardent le plus la TV au monde. Ils ont un nombre d’arènes de grandes tailles invraisemblables, elles sont souvent pleines, parfois même au cœur d’une après-midi de semaine à l’heure où aucune fédération française n’envisagerait d’organiser une compétition. Mis bout à bout on en vient au constat édifiant suivant : les journées aux États-unis ont plus de 24h !

Revenons à notre méticuleux nettoyeur asiatique ! Là aussi notre logique de petit comptable français qui, à l’aide de son manuel de finance d’entreprise, cherche à maximiser le profit de tout employeur, la dépense d’un ramasse-miettes à temps complet semble quelque peu irrationnelle. En réalité cette situation est beaucoup plus facile à analyser que celle de notre travailleur américain fatigué. Il suffit de considérer que nous ne sommes plus du tout dans une logique de production mais de consommation. Sans même considérer que les femmes de ménage d’un hôtel de luxe ne puissent pas être soumises à la pression d’un nombre de chambres à faire toujours plus grand, cela n’enlève rien au constat que le service poussé à l’extrême pour des gens qui n’entendent pas regarder à la dépense, tend par nature du côté de l’improductivité. Cela n’a aucun espèce d’importance pour le producteur puisque la concurrence ne se joue pas au niveau des prix mais de la qualité du service, il a toujours le loisir d’augmenter le prix de ses prestations et les clients qu’il aura perdu dans l’affaire seront remplacés par d’autres plus riches. Supposons un hôtel de 4 étoiles disposant de 200 chambres très confortables qui est transformé en hôtel de luxe « hors catégorie » ne disposant plus que de 40 suites mais toujours du même nombre d’employés. Le bien-être des 40 heureux clients est-il en moyenne cinq fois supérieur à celui des pauvres clients de l’ancien hôtel 4 étoiles ? Difficilement mesurable mais voilà néanmoins une façon d’aborder l’emploi des ressources sans se référer au schéma concurrentiel ordinaire. Si vous êtes dans une économie ayant opéré des gains de productivité gigantesques par le machinisme, de sorte que vous pourriez envisager tel Keynes que travailler 15h par semaine suffirait à pourvoir chacun en moyens de subsistance, mettez la moitié de la population au service direct des 1 % les plus riches et vous aurez la certitude que cela n’arrivera pas. Comme l’a souligné D. Lepou dans son article de fonds écrit parallèlement au mien durant le confinement, ces dernières décennies semblent marquer un retour de ces services peu productifs à destination des plus riches, mais la tendance s’accompagne aussi d’une explosion d’offre de services en direction des classes moyennes, peut-être la meilleure marque d’une américanisation du monde. Néanmoins il n’est toujours pas certain que ces services-là puissent être classifiés selon les critères de Graeber.

Ayant un peu abordé la pauvreté et les bas salaires pour envisager l’obligation de travailler longtemps, je voudrais désormais aborder la question de la gestion de la pauvreté. La masse d’heures nécessaires à cette gestion est considérable. Et la pauvreté est tout autant la conséquence de métiers mal payés que d’absence pure et simple d’emploi. Il est donc notable que l’oisiveté subie des uns apporte du travail à ceux qui prétendent leur en trouver. Mais bien au-delà de ça, la pauvreté est source de bien des maux, et notamment des maux qui ont la fâcheuse habitude de déranger la société dans son ensemble, comme le vol et la violence par exemple. Les forces de police ne sont si importantes que parce que la pauvreté confronte les moins pauvres aux aléas du système. Mais la répression n’est sans doute pas le principal générateur d’heures rendues utiles uniquement en raison de ces aléas, il faut aussi prendre en contre la gigantesque machine à faire du social. Bien sûr le social n’est pas uniquement tourné vers la pauvreté, il y aurait toujours besoin de certaines assistances même dans une société moins inégalitaire. On peut néanmoins difficilement nier que la pauvreté démultiplie ces besoins. A l’opposé la société construite sur la « liberté de commerce » refuse toujours de s’accorder avec les vues romantiques des économistes classiques. Faites du commerce pas la guerre mais faites la guerre pour le droit au commerce et si la guerre s’arrête, inventez-en une pour la survie du complexe militaro-industriel ! Est-il utile de préciser que quand on consacre quelques centaines de milliards à entretenir une armée surdimensionnée et que par ailleurs on vend des armes à qui veut bien les acheter, cela demande également des ressources humaines conséquentes ? De manière plus joyeuse on peut aussi remarquer que la société de l’opulence est aussi une société qui combat le farniente par des moyens plus ludiques : les loisirs et notamment les loisirs marchands ! Toute consommation de loisirs et de culture suppose leur production. Cette production peut-être autant source d’épanouissement personnel que source de totale aliénation. Les métiers du spectacle permettent de monter sur scène pour jouer Juliette comme être assailli de marmots déguisé en costume de Mickey devant l’illustre château de Marne-la-Vallée. Et derrière la scène et le château une myriade de métiers dont certains ressemblent à s’y méprendre à des métiers de secteurs qui n’ont rien à voir avec les loisirs et la culture. Il faudra que je lise le livre de Graeber pour voir s’il pense que la pauvreté et les loisirs font partie du projet visant à mettre les gens au travail. Pour l’heure je pense que la fabrique de la concurrence internationale initiée par les occidentaux ne demande pas d’éviter l’oisiveté, elle peut même se permettre des millions de chômeurs permanents, mais elle demande la mise en œuvre d’un système complexe qui a le double-avantage de ne pas bousculer trop brutalement l’ordre établi tout en générant un nombre conséquent de nouveaux métiers qui ont leur utilité dans cet objectif ; à ce titre ils s’en trouvent plutôt bien rétribués et semblent devoir être globalement épargnés des affres de la délocalisation quand même celle-ci serait peut-être envisageable. Le savoir-faire occidental lié à son système éducatif et à ses entreprises permet d’ailleurs à pas mal d’européens et d’américains des expatriations rémunératrices dans divers pays émergents ou sous-peuplés au regard de leurs ambitions tels les pays du Golfe. L’étendu du chômage et la rareté des carrières longues au sein d’une même entreprise ont laissé dire à certains analystes que chacun devrait savoir désormais se recycler en permanence. Là encore c’est une pièce à deux faces. Il faudra peut-être que beaucoup de personnes sachent apprendre en cours de carrière, mais le coût de l’apprentissage des spécialisations, qui sont de moins en moins liées à la maîtrise de quelques gestes, est une contrainte importante pour les entreprises. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui peuvent freiner les nouvelles volontés de baisser le temps de travail. J’appelle personnellement cela la jurisprudence Sarkozy. « Travailler plus pour gagner plus ! » signifiait aussi, en langage Medef « Travailler plus pour coûter moins ! » Quand une entreprise est très satisfaite d’un employé, elle préférera bien souvent lui payer des heures supplémentaires (surtout défiscalisées) que de s’encombrer de l’appoint d’une personne un peu moins performante ou pas formée. C’est particulièrement vrai dans les petites structures. Quand cette tendance est accentuée au point d’arriver à une forme d’épuisement des meilleurs éléments trop sollicités, soit il s’agit de métiers où la main d’œuvre compétente est difficile à recruter, soit les heures supplémentaires sont payées au black (ou pas payées du tout).

En résumé je dirai que la globalisation est une mégastructure que se complexifie à chaque génération et qui effectivement rend le système hyper-bureaucratisé, donc relativement peu efficace au regard des pures moyens techniques sur les chaînes de production. Tout comme il semble que ces chaînes, si on les analyse en terme d’échanges d’intrants, de pièces détachées et d’assemblage, ne peuvent prétendre répondre qu’à un seul critère d’efficience : l’efficience financière. A tous les autres égards elles sont assez désastreuses, en terme environnemental elles sont un pur non-sens. Or, comme l’a souligné D. Lepou dans son article de fond, de nombreux métiers occidentaux sont en lien direct ou indirect avec notre manière de produire loin de l’occident dans un monde globalisé. S’interroger sur le sens de son métier paraît assez difficile sans interroger le système tout entier. Et hors de ce système rien ne dit que l’on pourrait vivre dans l’opulence en travaillant 15h par jour. C’est donc avant tout à l’opulence qu’il faut renoncer ! Je ne suis pas sûr que beaucoup y consentent.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les enquêteurs de Faxom aient reçu régulièrement une fin de non-recevoir quant ils se sont mis en quête de personnes semblant rentrer dans les catégories de métiers à la con. Ce n’est pas parce que bien des français disent avoir l’intention de changer quelque chose à leur vie quand la pandémie sera vaincue, que cela s’incarne dans un projet radical visant à se débarrasser de son emploi si celui-ci est jugé inepte. Sans surprise, en très grande majorité les interrogés ont très mal pris le fait qu’on les suppose inutiles. Parmi ceux qui ont admis avoir un métier dont ils savaient le caractère inutile ou même néfaste à la société, une très faible minorité a affirmé vouloir changer de métier et redonner un sens au travail, l’autre partie pensant généralement « qu’il faut bien vivre ». Bullshit job ou non, le principal semble donc sa propension à vous assurer un revenu correct.

Il serait sans doute bien plus digne d’intérêt de demander à toutes les personnes qui pensent qu’on ne peut décidément pas continuer comme ça, ce qu’elles entendent faire pour que cela cesse.

C. Jasseronde, rédacteur en chef.

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