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Darwin Le Chat
12 janvier 2019

Darwin est dans la lune !

Début octobre nous étions toujours sans nouvelle de la fée Odette. Comme je le disais dans un précédent billet Odette a commencé à être de plus en plus souvent mal lunée dès le printemps et avant même le fameux jour où elle a mis les voiles, elle avait déjà émis plusieurs fois l’idée que ma vie n’était rien sans elle et qu’il en allait de même pour celle des pigeons. Je dois concéder que malgré sa mauvaise humeur réccurrente, à l'approche de l'automne nous étions tous dans l'attente de retrouver les avantages que nous procurent sa présence ; mais il n’empêche que j’ai passé un excellent été même sans elle. Donc ma vie n’est pas nulle du tout et je dois dire que si c’est pour revenir avec la lubie de me jeter dans un trou, je préfère autant qu’elle reste là où elle est. Vous allez comprendre !


Un matin d’avril je sortais de mon sommeil, un sommeil bien mérité je dois dire, Odette se tenait devant moi d’un air enjoué et m’agressa d’emblée avec une histoire de chocolats qu'elle avait volé la veille dans un boite aux lettres de l'immeuble :
– Tiens toi bien Darwin ! Il n’y a pas de numéro 13 en Belgique !
– De numéro 13 ?
– Chez les belges ! Il n’y a pas de numéro 13.
– Désolé, je ne te suis pas.
– J’ai été chez Jeff de Bruges et il n’y a pas de chocolat numéro 13 !
– Et alors ? C’est sûrement par superstition.
– C’est exactement ce que je me suis dit !
– Alors ?
– Alors cela veut dire qu’il n’y a pas de n°13 en Belgique !
– En Belgique je ne sais pas mais chez Jeff de Bruges, j’imagine que c’est par souci commercial.
– Non non matou ! Les belges ont banni le n°13 !
– N’importe quoi !
– Je t’assure !
– C’est impossible Odette ! On ne peut enlever aucun nombre sinon tout le système arithmétique est faussé !
– Et pourquoi donc ?
– S’il n’y a plus de 13 il ne peut pas y avoir de 14 non plus puisque tu ne peux plus faire 13 + 1 = 14.
– Il suffit de faire 12 + 2 et le tour est joué.
– Certes. Mais alors que devient la somme 12 + 1 !
– Elle est bannie !
– N’importe quoi !
– Je t’assure ! Il est tout à fait possible de se passer du n°13.
– Mais bien sûr… Alors quand un carrefour est situé à 13 km d’une ville, que dit le panneau ?
– Aucune ville n’est située à 13 kilomètres de quoi que ce soit puisque c’est banni ! Tout est à 12 + 1 kilomètres ! Quand Napoléon a vu l’indication « Waterloo 12 + 1 kilomètres » il a pensé que c’était son jour de chance.
– Ok ! Tu m’as redonné sommeil là ! Mais du coup, le meilleur chocolat c’est quel numéro ?
– En tout cas c’est pas le 11 !
– Il est à quoi le 11 ?
– Il n’y a pas de numéro 11 en Belgique !
– Oh !
– Tout est une question d’équilibre Darwin ! Pas de 13, pas de 11. Par souci de symétrie ! Mais tu es trop bête pour le comprendre !
– Allons donc ! Cette journée s’annonce vraiment longue et fastidieuse.
– Non je ne crois pas car j’ai l’intention de faire une expérience avec ton vilain corps de chat !
– Du genre ?
– Si je te jette du toit tu retombes sur tes pattes n’est-ce pas ?
– Arrête avec ça !
– Peu importe d’ailleurs. Même si tu retombes sur la tête l’essentiel c’est qu’on a la certitude de te retrouver sur le sol.
– Ah ben chat, c’est sûr que je ne vais pas m’envoler. Dure loi de la gravité !
– Mais admettons que je creuse un trou partant d’ici et qui traverse la terre en passant par son centre pour aboutir je ne sais où aux antipodes.
– Ce je ne sais où est très facile à calculer mais le problème c’est que tu ne peux pas creuser un trou qui passe par le centre de la terre !
– Tu crois que je n’ai pas assez de pouvoir pour ça ?
– Toi ? Une petite fée ? Tu ferais le poids de Vénus que ça ne changerait rien à l’affaire puisque, à supposer que tu sois capable de percer le noyau interne qui est solide mais à 6000 degrés, personne ne peut faire un trou dans le noyau externe puisqu’il est en fusion. C’est comme vouloir faire un trou dans la mer !
– Bon d’accord ! Alors on n’a qu’à dire que mon trou je le fais sur la lune et…
– C’est pareil ! Une partie du noyau de la lune est supposée en fusion !
– Supposée ? Et bien admettons que ce ne soit pas le cas et qu’on puisse y faire un trou ! Tu peux l’admettre ou bien tu es décidé à m’énerver pour de bon ?
– D’accord, admettons. Et alors ?
– Alors je troue la lune de part en part et comme dans le film j’y emmène Darwin Le Chat.
– Dans le film ? Quel film ?
– Le film avec Darwin Le Chat ! Dis-moi pas que tu ne l’as jamais vu !
– Jamais entendu parler de ce film.
– Et moi qui croyais que c’est toi qui l’avait écrit. Déception.
– Tu blagues là !
– Peu importe ! Donc Darwin Le Chat est sur la lune et se tient au bord du trou que j’ai percé. Tu vois le genre de trou ? T’es du côté de la face cachée et tu peux mirer la terre rien qu’en jetant un coup d’œil à travers le trou ! Enfin pas toi vu que t’es myope comme un chat !
– Hin hin. Parce que toi tu crois que tu peux regarder à travers un trou de plusieurs milliers de kilomètres ?
– Exactement matou ! Alors voilà ! Quand j’ai fini ma contemplation je te pousse dans le trou et tu tombes ! Loi de la gravité !
– Super sympa !
– Donc tu tombes vers le centre de la lune, tu tombes, tu tombes. Mais qu’est-ce qui se passe au bout d’un moment ? Tu ne va pas te retrouver de l’autre côté du trou vu que si je t’avais jeté par l’autre bout tu serais tombé quand même.
– Pas faux. Alors j’imagine que je vais m’arrêter de tomber quand je serai pile au centre de la lune.
– D’accord mais comment ?
– Comment ça comment ?
– Est-ce que tu vas t’arrêter en décélérant peu à peu ou bien vas-tu t’arrêter tout net comme si tu t’écrasais sur une énorme plaque de verre ?
– Je pense que je vais décélérer peu à peu et m’arrêter au centre de la lune.
– Bon d’accord. Mais alors, dans quelle position tu vas te retrouver une fois à l’arrêt ? Moi je pense que tu auras les quatre pattes écartées et que tu ressembleras à une descente de lit ! Tu sais comme les peaux de tigres chez les gens qui ont beaucoup beaucoup d’argent et encore plus de mauvais goût !
– Je ne vois pas à partir de quel phénomène physique tu en arrives à cette conclusion !
– Alors dis-moi dans quelle position tu seras puisque t’es si malin ! 
– Mais je n’en sais rien! T’as qu’à sauter dans le trou, tu verras par toi-même !
– Je suis déçue de toi Darwin ! Je pensais que tu aurais une théorie pour me décrire exactement ce phénomène.
– Ben non. Désolé !
– Alors je crois qu’en fait tu seras plutôt dans une position proche de ta position préférentielle. Genre en boule ! A peu près comme quand tu dors gros fainéant de chat ! Sauf que tu seras plus ratatiné ! T’auras l’air franchement débile ! Tes moustaches seront collées à tes joues et les pointes de tes oreilles seront retournées vers l’intérieur ! Et je t’assure que tu feras beaucoup moins le malin ! Voilà ce qui arrive à ceux qui passent leur temps à dormir ! Quand on les jette dans un trou ils finissent en position de dormeur mais vraiment, vraiment inconfortable !
– Maintenant que tu le dis je pense que tu viens d’apporter la preuve que ton histoire de trou est invraisemblable, même à travers une planète complètement dure !
– Et pourquoi donc ?
– Eh bien effectivement il n’y a aucune raison qu’au centre de la lune j’aie les pattes dans un sens plutôt que dans l’autre. Il est plus probable que les forces de la gravité me compriment le corps et de manière un peu moins romantique que celle que tu as décrite à propos des chats qui dormiraient trop. Mais en vérité si moi je suis compressé, toute la matière qui est autour de moi l’est aussi. Et elle l’est bien avant que je n’atteigne le centre de la lune. Donc tu ne peux pas creuser un trou à travers la lune même en supposant qu’elle soit faite d’une roche dure, la roche va s’effondrer sur elle-même ! Il y aura toujours de la roche pour prendre la place de celle que tu auras enlevée en creusant un trou ! 
– C’est pas dit !
– Si !
– Non !
– Si ! 
– Alors dans ce cas pourquoi il y a des tunnels ?
– Il n’y a pas de tunnels là où la force de la gravité est plus forte que les forces de cohésion de la roche dans laquelle tu cherches à creuser un tunnel !
– Donc toi tu penses que je ne peux pas creuser un trou dans lequel toi tu finiras comprimé sans toucher quoique ce soit !
– Exactement.
– Donc tu te crois plus solide que de la roche !
– Ce n’est pas ce que j’ai dit.
– Si ! Si je creuse un trou dans lequel tu tombes c’est qu’il y a de la gravité. Et comme tu es moins solide que de la roche je peux continuer à creuser jusqu’au point où toi tu ne supporteras pas la gravité tandis que la roche la supportera encore. 
– Sans doute, mais pas un trou sans fond !
– Si un jour les astrophysiciens te montrent une photo d’un astre géant qu’a la forme d’un donut, tu fermeras bien ta bouche !
– Ça ne prouvera pas que tu peux trouer la terre à la manière d’un donut. A la limite tu peux prendre ta pelle et ton seau et tenter d’aller creuser un trou à travers la première comète qui passe dans les parages.
– C’est exactement ce que je vais faire ! Et puis je te jetterai dedans !
– Sauf que je ne vais pas vraiment tomber parce que la gravité ne sera pas très forte !
– Dis donc monsieur matou-j’ai-réponse-à-tout ! Moi j’ te dis qu’il y a dans l’univers forcément un endroit et une matière telle qu’ont peut y creuser un trou sans fond et jeter un chat dedans jusqu’à ce qu’il finisse ratatiné par la seule force de la gravité ! As-tu l’outrecuidance de prétendre le contraire ?
– Je n’irai pas jusque-là ! Je ne suis pas physicien !
Vous le savez, quand Odette commence à monter dans les tours, il vaut mieux lâcher l’affaire plutôt que de la fâcher pour de bon. Mais si comme elle, vous voulez savoir dans quelle mesure il est possible de creuser un trou passant par le centre d’une planète à seule fin d’y jeter un chat histoire de savoir dans quel sens vont friser ses moustaches, commencez à creusez dès que possible, ça risque d’être long. 

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12 janvier 2019

Fée fâchée !

A la fin du printemps Odette finit par se fâcher pour de bon mais au départ, nous, les habitants du toit, nous ne fûmes pas vraiment fâchés de la voir fâchée. Je dois dire qu'elle n'a pas vraiment volé la somme de remarques désagréables qu'elle a reçues puisque, au préalable, elle ne s'était pas privée pour nous offenser. Après tout une fée est un être absolument déconcertant d’un point de vue physique contrairement à l’élégance toute naturelle que possède un chat, même un chat mal fichu. Tout cela est parti d’une banale discussion à propos d’une lettre reçue dans laquelle il était question de remerciements, remerciements qui, me semblait-il, auraient dus m’être adressés. De proche en proche Odette a fini par s’attribuer tout le mérite en arguant au passage que ma vie aurait vraiment été nullissime sans elle et qu’elle était en quelque sorte mon Deus Ex-Machina ! Ce à quoi j’ai rétorqué que je ne l’avais pas attendue pour avoir des correspondants et, les pigeons témoignant en ma faveur, la discussion a rapidement pris une tournure désagréable quand Odette s’en ai prise aussi à la vie des pigeons. Là je crois qu’elle aurait mieux fait de se taire car ils en avaient en réserve plus que je ne le soupçonnais. Alors voilà, elle s'est fâchée et nous, quoique soulagés au départ, nous nous sommes rapidement dit que la vie avec une fée avait tout de même quelques avantages. Nous avons cependant dû nous débrouiller de longues semaines sans elle et, lorsque la canicule a frappé la région, j'ai pris le parti de m'échapper avec Grabel dans un endroit un peu plus frais que ma sous-pente, le cimetière de Loyasse en l'occurence. Je passai un mois là-haut, un mois reposant et axé sur la contemplation. Début septembre je rentrai en ville mais Odette n'avait toujours pas réapparue. Je décidai de passer quelques temps sur le très grand bloc en compagnie de Burbulle, P'tit Gris et Aïcha. Burbulle prétend que je perds beaucoup à m’évertuer à vivre sur mon petit bloc qui n’offre pas les mêmes point de vue que le très grand bloc bordé par la place Bellecour d’un côté. Mon endroit préféré reste néanmoins le bâtiment adossé au quai des Célestins. On y croise régulièrement une bande de pigeons particulièrement doués à jouer les commères mais aussi transformer la contemplation des humains en évènements ou en jeux. L’un des jeux les plus prisés et qui, étonnement, arrive plus souvent que je ne l’aurais cru, consiste à faire des paris sur la capacité des gens à attraper leur bus. Il se trouve que les quais sont à sens unique et ceux qui vont vers le nord doivent aller attraper leur bus à l’arrêt d’en face. Comme du pont on a une bonne visibilité sur plusieurs centaines de mètres de ce quai, on voit les bus arriver de loin. Mais selon la couleur des feux les bus arrivent plus ou moins vite et les humains traversent plus ou moins facilement. C’est il est vrai assez drôle de voir une personne constater que son bus arrive et qu’en se hâtant un peu elle pourra l’avoir et économiser dix minutes ou plus de son temps. Certaines sont lestes et athlétiques et traversent le pont à grandes enjambées. Cela ne suffit cependant pas toujours si le bus est trop avancé. Les pigeons font des paris sur l’issue de la course au bus mais aussi sur la réaction du coureur quand le bus s’éclipse juste avant son arrivée et malgré les appels de bras désespérés : « Attendez-moi ! Attendez-moi ! » Peine perdue le plus souvent. Du côté des pigeons les commentaires ressemblent à ce qui suit :

– Allez ! Allez ! Allez !

– Elle l’aura jamais cette grosse vache !

– Dix graines que si !

– Tenu !

– Allez ! Allez la grosse !

– Balance ton sac dans la Saône connasse !

– Elle ferait mieux d’arrêter de bouffer ! Regardez-moi ce derrière ! Quand elle l’aura raté je parie qu’elle va trépigner en tapant du pied !

– Elle va l’avoir. Cours connasse ! Y a des graines en jeu !

– Je parie qu’elle va lui faire un bras d’honneur !

– Bordel ! Avec des écrase-merde pareils, c’est sûr que ça aide pas !

– Tiens ! Les mains sur les genoux ! Un doigt aurait été justifié à minima !

– D’ici là que le chauffeur s’arrête et descende lui péter la gueule ! T’imagines ?

– Ça s’est jamais vu ça !

– N’empêche que ce chauffeur est un trou du cul ! Il était pas à deux secondes près !

– Vous exagérez ! Un chauffeur peut ne pas s’arrêter à 18h et le faire à 23h ! 

– Pourquoi ? Un trouduc est un trouduc !

– Les chauffeurs ont aussi un timing à respecter ! Et s’ils savent qu’un autre bus suit quelques minutes plus tard ils ont raison de tracer leur route ! Celui qui conduit le dernier bus de la soirée ne va pas laisser en plan quelqu’un qui lui fait signe dans le rétro !

Faut tout leur expliquer à ces pigeons ! Et aussi, il ne faut peut-être pas leur faire confiance. Ça vous allez pouvoir me le dire. Bien sûr les premiers pigeons venus me voir à mon retour sur le grand bloc furent Riton, Biscuit et Biscotte. A croire que je leur ai manqué ! Ils auraient pu venir me voir à Loyasse puisque cela reste beaucoup plus facile d’accès aux pigeons qu’aux chats. Mais voyez-vous, il n’y a pas de pigeons à Loyasse. Ils ont la trouille des faucons et peut-être même des corneilles. En plus ça manque cruellement de béton et y a trop de verdure pour eux ! Décidément les pigeons sont une énigme de la nature. Je vais commencer à m’intéresser à une théorie qui dirait que chaque pigeon porte une partie de la conscience (la mauvaise) des humains qui vivent en-dessous d’eux ! On dit qu’il y a un rat pour chaque citadin, je crois que les pigeons sont aussi nombreux. Il faut donc s’intéresser au trio rat-humain-pigeon qui au fond, peut-être, ne fait qu’un !

 

12 janvier 2019

Où l'on prend connaissance de la vraie palme d'or de la laideur automobile

Après que Odette eut déclaré que la Porsche Cayenne était la voiture la plus moche du monde et que Philémon prétendit qu’elle avait été dessinée pour Mickey Parade, je trouvai rapidement de quoi m'inscrire en faux contre la position d'Odette. Il se trouve que j’ai zieuté un peu Mickey Parade et je vois à quels véhicules il faisait référence. L'un d'entre eux me semblait avoir réellement été transposé dans la réalité

– Dis donc Odette ! Tu vois cette voiture garée en bas ? La jaune !

– Comment tu peux savoir qu’elle est jaune ? Daltonien !

– Elle a la même couleur que le jaune donc elle est jaune.

– Admettons ! Cette chiotte est une Nissan Juke. Ils voulaient l’appeler Nissan Joke mais c’était pas vendeur. Je parie qu’elle te plaît !

– Pas du tout mais cette charrette est exactement la même que celle que conduisent les Rapetou dans le Picsou que j’ai lu.

– Tu lis Picsou toi ?

– Par curiosité.

– Et donc ?

– Et donc elle est beaucoup plus moche que la Porsche Cayenne !

– Pas en rapport prix/mocheté car elle est beaucoup moins chère que la Porsche Cayenne.

– Oui mais là la copie est si flagrante que ça pourrait tomber sous le coup de l’espionnage industriel.

– Tu sais Darwin, les Mickey et les Picsou existent depuis si longtemps que les dessins sont peut-être tombés dans le domaine public.

– Cela n’explique pas pourquoi des gens se lèvent un matin en se disant : « Tiens, aujourd’hui j’ai bien envie de m’acheter la même voiture que les Rapetou, histoire d’avoir l’air d’un Rapetou. 

– Ou peut-être que ce sont des gens qui se regardent dans la glace le matin en se disant : « Avec la gueule de Rapetou que j’ai, il me faudrait la voiture des Rapetou ! »

– Ah oui ! Comme pour les chiens ! Les gens qui ont des gueules de bulldogs s’accompagnent d’un bulldog et ceux à tête de caniche s’accompagnent d’un caniche. C’est une question d’harmonie en fait.

– Je crois surtout que c’est pas l’aspect qui les pousse vers cet achat malheureux mais l’équipement.

– Oui c’est sûr, elle est bien équipée ! Elle est équipée de l’avant le plus moche, des ailes les plus moches et de l’arrière le plus moche. C’est quasiment un record du monde ! J’ai bien envie de demander à une escouade de pigeons de faire le nécessaire pour pousser ce genre de personnages insondables à aller se garer ailleurs.

– Si tu y mets le prix. a dit Riton.

– Dis donc Darwin ! A propos de voiture. Dimanche en quinze vous me laissez la télé de Grabelot ! Et sans rechigner cette fois-ci !

– C’est à propos de voitures ? Je croyais que tu ne regardais plus de courses depuis que Danica Patrick a été virée pour nullité manifeste !

– Fais gaffe à ce que tu dis matou ! Elle est très forte mais ces connards de machos ne veulent pas d’elle ! Sauf pour la course d’Indianapolis dans quinze jours.

– Ah bon ? Déjà de retour ? Sa combinaison ne sent même pas encore la naphtaline.

– Oui ben ce coup-ci c’est vraiment sa dernière course !

– Tant mieux ! Je parie un pilom qu’elle verra le bac à graviers avant le drapeau à damier.

– Pari tenu ! Débrouille-toi pour avoir un pilom d’ici-là parce que sinon je te pousse du toit en contrepartie !

– Je ne crains pas grand-chose du coup. Alors après on sera tranquille ? Plus d’histoire de courses de voitures ?

– Yep !

– C’est une bonne chose parce que franchement, je trouve quand même que c’est pas très écologique cette affaire-là ! Tous ces pneus et cette essence qui partent en fumée. Sans compter qu’ils cassent une bonne partie des voitures à chaque course !

– Sans doute. Mais par ailleurs je t’ai déjà expliqué que les courses automobiles permettent de mettre au point des technologies innovantes qui servent les performances énergétiques et la sécurité de la voiture de madame Toulemonde.

– Hin hin ! A quelque chose malheur est bon ? Pour un peu le progrès technique de 1939 à 1945 pourrait laisser envisager 50 millions de morts comme un dégât collatéral.

– Ne dis pas n’importe quoi ! La course automobile ça n’a rien à voir avec la guerre mais avec le bonheur et le fun !

– Boum ! Bruitage de l’enfer. Vroum ! Un son dans l’antichambre.

– N’importe quoi ! Con de chat !

 

Je regardai néanmoins la course d’Indianapolis en compagnie d’Odette et sans trembler. Un tiers avait été parcouru quand Danica Patrick partit droit dans le mur, ce qui n’est guère mieux que de finir dans la bac à sable. Après m’avoir traité de chat noir et de quelques noms d’oiseaux, Odette s’en alla de fort mauvaise humeur. Une mauvaise humeur dont elle ne devait guère se départir durant les semaines qui ont suivi. 

25 octobre 2018

Gravier l'écrasé.

Chalut,

 

Ici c'est toujours l'été indien. A vrai dire toute l'année a été assez particulière côté climat. A l'automne passé il courait le bruit que l'hiver serait très vigoureux. Or la fin du mois de janvier approchait et la température n'approchait pas le zéro, loin s'en fallait, tandis qu'il tombait des tonnes de flottes dans la région, notamment sur les Alpes. De plus il y avait un nombre de moustiques tout à fait anormal pour la saison. C'est alors que nous eûmes la conversation suivante :

Dites donc ! Je croyais que l’hiver devait être vigoureux ! Lequel d’entre vous est le père la vigueur ?

Le quoi ?

Le père la vigueur ! Le con qui nous a dit qu’il fallait bien faire du gras dans l’attente d’un hiver vigoureux !

Je crois bien que c’est toi ! Enfin… en ce qui me concerne je le tiens de toi.

Moi ?… Jamais de la vie !

Je t’assure.

Si je t’ai dit ça c’est que je n’ai fait que répéter ce que m’a dit Aïcha.

Moi ? Pas du tout ! C’est Darwin qui m’a dit que l’hiver serait vigoureux !

C’est possible mais je le tiens de Kazelof. Qui m’a dit qu’il le tenait de Biscotte.

Même pas vrai ! C’est même lui qui me l’a dit que l’hiver serait vigoureux. Je vous assure. Et je crois bien l’avoir entendu dire qu’il le tenait de George… Et moi ça m’a paru crédible que ce soit une info de George, vu son réseau !

Well. Je concède avoir parlé d’hiver vigoureux à Kazelof mais je ne le tenais pas de mon réseau.

Alors ça vient de toi George ?... Et c’est une question d’instinct ! Ah ben je croyais que vous aviez meilleur pif que ça, vous les mouettes ! Bravo les prédictions !

C’est de l’instinct de vous qu’il faut vous méfiez, pas du mien !

C’est pas nous qu’on joue les pères la vigueur à tort et à travers !

Mais j’ai dit ça à la fin de l’automne en vous regardant ! Vous sembliez tous gras comme des cochons ! C’est là que j’ai dit que venait un automne vigoureux ! Pourquoi faire tant de gras et de poils ou plumes si c’est pas pour l’hiver vigoureux ?

Merde alors ! C’est peut-être pas tant le signe d’un hiver vigoureux que d’un été généreux ! Tiens voilà Odette.

Dis donc Odette ! T’avais pas parlé d’un hiver vigoureux toi ?

Plaignez-vous !

Moi je me plains pas ! D’autant moins que je suis devenue frileuse. Il doit vraiment faire chaud et j’ai un peu froid.

Il ne fait pas si chaud mais il fait un peu chaud pour la saison.

Alors pourquoi y a autant de moustiques ?

Mais ça n’a rien à voir, ils viennent de la cave du numéro 3. Ils l’ont transformée en piscine.

Ah bon ?

Mais non idiote ! Elle est inondée ! Depuis plus de six mois d’ailleurs. Tu sens pas l’odeur ?

Ça vient de la cave ? Je croyais que c’était les égouts.

Si c’était les égouts la ville aurait agi. Mais là c’est pas son domaine d’intervention.

C’est celui de qui alors ?

Du syndic.

Et pourquoi il ne fait rien ?

Parce qu’il n’arrivait pas à rentrer dans la cave à cause de la porte.

Elle est blindée ?

Non, elle était en bois mais l’humidité l’a bloquée. Alors ils ont en fait une en métal mais ça leur a pris cinq mois.

Ils n’ont pas peur que l’humidité la fasse rouiller.

Non parce qu’ils comptent vider l’eau de la cave.

Quand ?

Quand ils trouveront la clé de la nouvelle porte.

Ils ont fait mettre une porte dont ils n’ont pas la clé ?

En quelque sorte.

Comment ça en quelque sorte ? Comment auraient-ils pu fermer une porte dont ils n’ont pas la clé ?

Le problème n’est pas qu’ils n’ont pas la clé.

Quel est le problème alors ?

Le problème c’est qu’ils ont laissé la porte ouverte pour que les gars qui devaient venir pomper l’eau puissent accéder à la cave.

On pige rien à ton histoire Odette !

Je vous explique ! La porte est ouverte. Donc le syndic envoie un camion en disant aux gars que la porte est ouverte. Les gars viennent avec un camion-pompe et constatent que la porte est ouverte. Que font-ils ?

Ils pompent l’eau ?

Eh non parce qu’ils n’ont pas d’endroit pour stationner car on n’a pas le droit de bloquer la rue sans autorisation.

Pourquoi ils sont venus sans autorisation ?

J’imagine qu’ils pensaient que la rue était à deux voies.

Ils sont mal renseignés.

Très. Alors ensuite la société d’assainissement s’est dit qu’elle pourrait brancher de petites pompes et rejeter l’eau dans l’égout en passant par la cour intérieure ni vu ni connu.

Pourquoi fallait-il le faire ni vu ni connu ?

Parce qu’elle n’avait pas l’autorisation de la rejeter dans l’égout.

Depuis quand il faut une autorisation pour rejeter de l’eau dans les égouts ?

Parce qu’on ne rejette pas tout ce qu’on veut dans les égouts. Si c’est une eau totalement croupie qui favorise la vie de milliers de moustiques au mois de janvier, il faut la traiter pour ne pas étendre le problème. Vous pigez ?

Oui. C’est pas illogique.

Mais avec le ni vu ni connu on peut faire ce qu’on veut. Encore faut-il avoir la clé de la cour.

Le syndic n’a pas la clé de la cour ?

Le syndic peut-être, mais pas la société d’assainissement.

C’est ballot !

Mais quelques jours plus tard le camion est revenu avec l’autorisation.

Ah bon ? Mais pourquoi ça pue toujours autant ?

Parce qu’ils n’ont pas pompé l’eau.

Pourquoi ?

Parce que le syndic ne leur a pas donné la clé de la cave.

Je croyais qu’elle était ouverte.

Elle l’était jusqu’à ce que quelqu’un la ferme.

Qui ? Le syndic ?

Mais non ! Si le syndic avait su que la porte était fermée, il aurait filé la clé à la société d’assainissement !

Qui a refermé la porte alors ?

Mais c’est moi bande d’idiots ! Qui donc ?

Pourquoi t’as refermé la porte Odette ?

Mais pour que ça pue moins et qu’il y ait moins de moustiques !… Et un peu aussi pour faire chier le syndic, j’avoue.

 

Après ça les choses sont rentrées un peu dans l'ordre, les moustiques sont temporairement morts et le début du printemps a été franchement frisquet. C'est alors qu'une autre affaire nous a occupés. Gravier, un pigeon qui passait une partie de son temps en compagnie de Riton, a été écrasé comme un crêpe par un de ces véhicules que l’on qualifie de SUV, ces voitures parfois volumineuses et très rarement esthétiques. Biscotte dit qu’il ne leur manque qu’un autocollant disant : « Pousse-toi de là que je m’y mette ! » Alors pour ce qui est de se pousser, Gravier a picoré un gravier de trop près du carrefour où croisent la rue des Archers et la rue Gasparin. Le conducteur n’a pas même daigné mettre un coup de frein, il est passé sur Gravier, peut-être sans le voir. Je l’ai appris quelques minutes après les faits. De nombreux pigeons du quartier sont venus jeter un œil et ont dit : « Paix à son âme. » avant de retourner à leurs occupations quotidiennes. Riton était encore là mais les seuls vraiment révoltés étaient Biscuit, Biscotte et les chats ayant accès au toit ce jour là, à savoir : Philémon, Grabel et moi.

 

Ah le salaud ! Il l’a fait exprès c’est sûr !

Tu crois que c’est un suicide ?

Je ne parle pas de Gravier mais du chauffeur !

Comment sais-tu que c’était un homme ? C’était peut-être une femme !

Les femmes ne roulent pas sur les pigeons ! C’était forcément un gros con dans une grosse bagnole !

Je ne vois pas le rapport avec la taille de la bagnole !

Mais Philémon l’a vu ! Il regardait justement le carrefour !

C’est vrai Philémon ?

Oui. En fait c’était bien un homme il me semble. Il arrivait par la rue des Archers et il a hésité une seconde avant de passer parce qu’une voiture venait de la place des Jacobins. Alors il a accéléré d’un coup. Gravier était sur le passage piéton d’en face mais il a même pas semblé voir la voiture parce qu’il n’a pas esquissé le moindre geste.

Tu vois Biscotte ? Il ne l’a sûrement pas fait exprès. C’est juste qu’il a hésité un instant parce qu’il n’avait pas la priorité. Une fois qu’il s’est élancé, il était bien obligé d’aller vite et s’il s’était arrêté d’un coup pour épargner Gravier, il aurait pu provoquer un accident grave.

Ah parce que pour Gravier c’est pas un accident grave ? Il est mort !

Effectivement je crois qu’il va avoir du mal à s’en relever. a dit Riton en ricanant.

Tu trouves ça drôle papa ? C’était un ami à toi !

Ben oui mais personne ne l’a obligé à traîner au milieu de la rue ! Qu’est-ce que j’y peux si j’ai des amis idiots ?

Qui se ressemble s’assemble ?

Non je crois pas mais l’avantage c’est que des amis idiots sont faciles à remplacer.

Eh ben ! Avec des amis comme toi on n’a pas besoin d’ennemis.

Hin hin ! Ben tiens, vous m’avez gonflé ! Si on me cherche je suis sur la place des Jacobins. Mais pas au milieu de la chaussée.

C’est ça ! Bon appétit !

Dis Philémon ! T’as pas retenu le numéro de plaque ?

Comment veux-tu qu’il lise les plaques avec ses yeux myopes de chat ?

Tu vas pas recommencer avec ça Odette ! On voit très bien les plaques d’ici !

Ah ouais ? C’était quoi la plaque ?

Mais je l’ai pas lue ! Tu crois que je lis toutes les plaques des voitures qui passent ?

Doit sûrement y avoir moyen de la retrouver cette voiture !

C’était quoi comme modèle ?

J’en sais rien. C’était un genre de 4x4 de luxe.

Tu l’as vue ou pas cette voiture ?

Je l’ai vue mais moi je connais pas les modèles. Tout ce que je sais c’est que ça avait l’air d’être un modèle cher.

Décris-le nous !

Eh ben… Vous connaissez Mickey Parade ?

Quel rapport ?

Dans Mickey Parade y a des voitures un peu grossières. Et cette voiture qu’a écrasé Gravier on dirait qu’elle est sortie tout droit de Mickey Parade.

Bingo ! Une Porsche Cayenne ! C’est sûr ! Tu peux pas faire plus moche.

Plus moche qu’une Porsche ? Oh si je crois bien !

Tous les SUV sont dégueulasses ! Mais ce que je veux dire c’est que si t’as les moyens de te payer une Porsche et que tu choisis la Porsche Cayenne, t’es nécessairement membre du club des gens qu’ont des goûts de chiotte !

Les goûts et les couleurs ne se discutent pas Odette !

Oh mais je ne les discute pas ! Il est indiscutable que les gens qui achètent une Porsche Cayenne ont des goûts de chiotte.

Moi je la trouve pas si moche.

C’est ton droit. Et maintenant tout le monde sait que Darwin a des goûts de chiotte.

Mais peut-être que les gens achètent cette voiture pour autre chose que son esthétique. Peut-être qu’elle est très confortable, très sûre et facile à conduire.

Ben manquerait plus que ce soit pas le cas ! Au prix où ils la vendent. Avec les économies qu’ils ont faites en dessins, je pense qu’ils ont eu le loisir de soigner tout le reste.

Moi je dis que ceux qui roulent dans des Porsche Cayenne sont des gros cons dans des grosses bagnoles !

Je ne vois pas bien le rapport entre la connerie et la taille de la voiture. Ou alors tu considères qu’une quelqu’un qui roule n’importe comment dans une petite charrette, ne respecte pas le code de la route, se croit prioritaire partout, manque de provoquer un accident toutes les cinq minutes… ce quelqu’un là n’est pas un gros con vu qu’il roule dans une petite voiture ?

C’est pas ce que j’ai dit.

Personnellement je préfère croiser la route de quelqu’un qui a une grosse voiture, est prudent et courtois et n’écrase pas les chats.

Ce que je dis c’est que ça ne m’étonne pas que ce soit une grosse voiture qui a écrasé Gravier !

Je ne vois toujours pas le rapport.

Le rapport c’est que le monde est de plus en plus plein d’humains et que c’est égoïste de s’acheter des grosses voitures qui prennent beaucoup de place et disent aux autres « Pousse-toi de là que je m’y mette. » Or, quand on est égoïste on fait moins attention aux autres et on écrase les pigeons !

C’est égoïste de penser à la sécurité ? Les gens achètent des SUV parce que ce sont des voitures plus sécurisantes.

Pour ceux qui les conduisent peut-être. Pas pour ceux qui les croisent et qui doivent se pousser pour que les autres s’y mettent ! Si ils ne se poussent pas… Hop ! Ecrasés !

Eh ben y a plus qu’à trouver la statistique qui dit que les SUV provoquent plus d’accidents que les autres.

Parfaitement ! T’auras qu’à la chercher sur l’1-Terre-nette !

Je verrai ce que je peux faire.

Et Odette t’auras qu’à aller voir les enregistrements des caméras de la ville pour qu’on retrouve cette Porsche Cayenne.

A quoi ça va servir ?

On pourra venger Gravier !

Rien que ça ! Et comment donc ?

Tu pourrais pas faire tomber une météorite sur la Porsche ?

Avec le chauffeur à l’intérieur ou sans lui ?

Ben avec !

Ben non je pourrai pas !

Ah ?… Et sinon… Lui crever les pneus ?

Ça je pourrais si je voulais. Mais je veux pas.

Pourquoi ?

Les fées n’ont pas le droit de s’abaisser à de la basse vengeance !

C’est pas de la basse vengeance ! C’est une leçon de vie ! Ainsi le méchant se dira : « Oula j’ai écrasé un pigeon et maintenant le mauvais œil est sur moi ! Je dois me racheter en nourrissant les pigeons. »

En fait la seule chose qu’il va se dire c’est : « Si je tiens le salopard qu’a fait ça je lui explose la face ! Et je suis sûr que c’est un coup du sale gosse du voisin ! » Tu vois où ce genre d’action pourrait nous mener ?

Alors on va rien faire ?

Non !

Faudrait au moins l’enlever de là !

Je crois que c’est un peu tard.

Ils vont le ramasser ?

Même pas. Ils vont s’économiser ce genre d’effort. Les humains sont de plus en plus avares en argent et effort. Tu sais que maintenant, quand ils veulent se débarrasser de chevaux qui ne peuvent pas finir en viande de boucherie, ils les balancent directement dans la benne à ordures !

Non ?… Mais non ! Tu mens là !

Je vous assure.

C’est dégueulasse !

Tu veux dire que c’est du gâchis de ne donner manger la viande aux chats de gouttière ?

Non je veux dire que c’est dégueulasse !

Plus dégueulasse que finir en viande de boucherie ?

Oui parce que c’est un manque de respect.

Mais si on venait te chercher sur ton toit. Qu’on t’entassait dans une bétaillère avec quelques dizaines de tes congénères, qu’on te laissait poireauter quelques temps dans un couloir de la mort, qu’on te mettait sur un tapis roulant qui se termine par une énorme lame aiguisée pour te trancher la tête, ou alors qu’on te suspendait la tête en bas à un crochet avant de t’assommer avec un marteau, ou bien qu’un grand couteau s’approchait de ta gorge… ce serait pas mieux d’avoir un éboueur qui rabat soudainement la couvercle de la poubelle dans laquelle t’as fourré tout ton corps et qui t’envoie au paradis des chats par la médiation d’une benne à ordures ? Tu finiras sûrement étouffé. C’est pas pire. Si ?

Brrrr… les deux me donnent des frissons !

Et si t’étais une souris ? Tu préférerais l’une des deux fins précédentes ou la perspective d’être attrapée par un gros chat noir ?

J’en sais fichtre rien !

Alors disons-nous qu’au moins Gravier n’a pas souffert.

Oui mais c’est pas dit que…

Que quoi ?

Non rien. Je ne veux pas relancer la discussion qu’on a eu avec Herbert à ce sujet parce que c’est sans fin.

Bonne idée. Abstenons-nous !

Je peux donner mon avis ?

Sur quoi Grabel ?

Ben j’en ai quand même pas mal regardé des humains et des pigeons dans la rue. Et ce que je constate c’est que les choses n’arrivent pas par hasard. Vous n’avez pas remarqué que les piétons s’arrangent pour faire chier les bagnoles et que les bagnoles s’arrangent pour faire chier les camions ?

La réciproque n’est pas vraie ?

Un peu mais ce qu’est sûr c’est que les cyclistes et les pigeons s’arrangent pour faire chier tout le monde. Ce n’est donc pas étonnant s’il y a proportionnellement plus de cyclistes et pigeons écrasés !

Je te trouve un peu manichéen Grabel. Certes y a des conflits de voisinage et l’automobiliste a tendance à oublier qu’il est aussi souvent un piét...

Les automobilistes sont des cons ! Surtout les gros cons dans les grosses bagnoles ! C’est de notoriété publique !

T’es pénible quand t’es énervée Biscotte ! Faut arrêter de tout voir en gris. Tenez ! Regardez ! Vous voyez le piéton qui arrive là ?

Et alors ?

Il a la priorité sur les voitures…

A ses risques et périls !

Et ben voilà ! Il traverse et les voitures s’arrêtent !

Parce qu’elles ne peuvent pas faire « ni vu ni connu j't’écrase ! » Mais je suis sûre que ces cons dans leur bagnole se sont dit : « Qu’est-ce qu’il nous emmerde ce piéton ! »

Mais le conducteur qui attendait de pouvoir passer parce qu’il n’avait pas la priorité. Ben lui il a profité de la traversée du piéton pour tracer sa route ! Sans piéton, si ça se trouve il reste planté là durant dix minutes s’il y a toujours une voiture qui arrive à sa droite. Donc c’est faux de penser que tout le monde est l’ennemi de tout le monde ! Et ça c’est une vraie leçon de vie ! Vous voyez ce que je veux dire ?

Pas du tout !

C’est philosophique ! Conflit et concordance s’entremêlent pour donner l’équilibre.

Philosophique ? Que dalle ! C’est la guerre là-dessous ! Faut vraiment rester sur nos gardes !

Vous êtes vraiment pénibles !

 

Ils sont vraiment pénibles. Trouvez pas ?

25 octobre 2018

Folie Grabéleuse n°1

Chalut,

Lors de ma grande aventure dans les sous-sols nous avions appris que Grabel, le chat de Grabelot, un humain vivant au dernier étage de mon bloc, avait été abandonné. Quand, quelques temps plus tard, je retrouvai enfin ma sous-pente, je voulus tout d’abord regarder s’il y avait de nouveaux messages sur la tablette. Mais Odette était très pressée d’aller voir si Grabelot était rentré. Nous allâmes donc jusqu’à son appartement en passant par le Velux qu’Odette avait entrouvert la veille pour donner à boire et à manger à Grabel et éventuellement lui permettre de sortir. Grabel ne semblait pas pressé de devenir un chat de gouttière, il dormait paisiblement sur un canapé et, sans doute, la présence ou non de son humain lui importait peu. Il devenait de plus en plus évident que nous n’avions pas compris de travers et que Grabelot avait bel et bien quitté la ville sans plus de formalités et sans se soucier de ce que deviendrait Grabel. Entre Grabel et Grabelot ce n’était donc pas l’amour fou. Par contre la folie du bonhomme était indéniable et il suffit a Odette de fouiller un peu dans une pile de papiers posés sur un joli bureau en bois pour nous en apporter une preuve supplémentaire. Elle en extirpa un document dont elle nous fit la lecture de manière assez théâtrale. Je dois dire que j’ai du mal à saisir le raisonnement de cet homme. C’est tout à fait décousu ! Quoique le thème soit évident, le texte passe d’un contexte et d’un style à l’autre sans crier gare et l’on ne comprend même pas s’il s’agit de reproches qu’il se fait à lui-même, à un autre ou à la terre entière. Voyez donc :

 

« Pourquoi tu te fais chier avec cette merde ? » En fait oui, pourquoi ? Ou pour qui ? Pour tes gosses ? A priori pas pour les miens ; par force. Mais les tiens ? Après tout, puisque leur paternel n’en a cure, qui suis-je pour m’en soucier ? Portrait craché de leur père. « Ils sont toute ma vie. » Un sentiment profond, ils n’en diront pas tant à ton propos si par chance ils ne finissent pas aussi con que toi, ce qui pourrait paraître inéluctable mais n’est finalement pas si probable. Dans ce domaine tu tends à prendre du galon avec l’âge, leur chance de finir avant l’âge que tu as est, elle, inversement proportionnelle à ton degré de conscience, elle-même noyée depuis longtemps par l’irrémédiable montée des eaux, elle-même rendue irrémédiable par l’extraordinaire propension qu’ont les individus de ton espèce à se reproduire comme des lapins sans évolution cérébrale apparente, sinon dans la zone des calculs comparatifs. L’important c’est d’être mieux. Absolument ? Non ! Comparativement ! Sur un critère objectif s’il vous plaît, financier ! Et c’est pas du gâteau, même le banquier de famille s’y perd depuis qu’un avocat fiscaliste suisse a pris sa place dans le cœur du patriarche. Digne héritier 3.0 ! On t’as promis l’éternité mais n’oublie jamais que tes chances de crever jeune et d’une mort violente sont intactes ! On dit merci qui ? Merci papa ! Qu’est-ce qu’il n’a pas fait ce con ? Je vais te le dire ! Il a oublié d’envoyer le milliard de tonnes nécessaires à la terra-formation d’une planète extra-solaire ! « Euh, procédons par étape… tentons d’abord Mars ! » Mars ? Mais non ! Non ! C’est beaucoup, beaucoup, beaucoup trop près de ces milliards de tarés qui, non contents d’avoir saccagé leur planète en quelques générations tombées dans la vénération du dieu Capital, vont forcément finir par trouver le moyen de carrément éteindre la lumière au disjoncteur général ! Et tout ça avant que ces enculés de satanés petits hommes verts ne nous disent où se trouve la putain de faille spatio-temporelle par laquelle ils nous rendent des visites inopinées tous les jours sans jamais être de bon conseil ! On dirait que ça les fait rire ! Qu’ils aillent bien se faire foutre ! C’est la vie de tes gosses qui est en jeu ! (Qui suis-je pour m’en soucier ?) « Pourquoi tu te fais chier avec cette merde ? » En fait oui, pourquoi ? Quand même, sache que ce rouleau de PQ est fait intégralement à base de briques de lait recyclées ! Et pas des briques de laits envoyées à l’autre bout de la planète pour qu’un individu qui mérite ce titre tout autant que toi (mais lui payé à coup de lance-pièce du fait qu’il est né là où la pièce tombe plus souvent du mauvais côté), ne les trie en échange d’une pièce. Non, non ! Des briques de laits triées ici-même, en Europe ! Qu’est-ce que tu dis de ça ? Hein ?… Je te dis pas de te torcher avec des briques de lait ! Jusqu’ici est-ce que quelqu’un t’a jamais demandé de te torcher avec un tronc d’arbre ? C’est juste que l’exemple me paraît approprié pour implanter une infime notion d’écologie dans le cerveau d’un trou cul dans ton genre ! « Pourquoi tu te fais chier avec cette merde, l’écologie c’est pour les riches ! » Fuck me ! On est quoi ? Des pauvres ? « Mais oui ! 3600 millions de chiffre d’affaire en France, zéro euro de bénéfice ! On est pauvre et l’écologie c’est pour les riches ! Fuck You ! » Ah mon salaud ! Qui a repeint le toit en vert ? Et pour quoi faire ? Stratégie marketing ! L’intégralité du budget « Ecogreen » y est passée ! Restons opérationnels ! Depuis que la ville affiche son ambition (future) zéro déchet, les gros dans notre genre sont mis à contribution. Signons la charte, qu’est-ce ce ça coûte ? Les pouvoirs publics sont aussi dans l’air du temps. Vases communiquant et finances en berne, comme ta bite depuis que l’industrie agroalimentaire et l’industrie pharmaceutique ne font qu’une ; sois ici rassuré, les inconvénients des polluants hydrosolubles qui mettent à mal ta virilité sont très bien compensés par les petites pilules colorées issues de la même industrie. Bien sûr cela a un coût ! Mais tu n’as pas le choix ! C’est comme pour ta calvitie ! Le département marketing de l’économie-toi demande des fonds supplémentaires d’année en année ! Exactement comme celui des pouvoirs publics. Sauf que toi tu pourras toujours craquer ton PEE en dernier recours tandis que eux… Vases communiquant. Depuis qu’ils font du marketing ils ne font plus de contrôle (hormis celui des chômeurs) ! Alors voilà ! Ils nous font confiance. Après tout on a signé la charte et notre département marketing fait des miracles. Chacun le sait, nous sommes une entreprise responsable ! Pas au point de sacrifier un demi-point de bénéfices à la cause écol…

« Quels bénéfices ? »

Ta gueule je parle ! Je disais donc, pas au point de sacrifier un demi-point de bénéfices à la cause écolo mais responsable tout de même. On s’engage ! A quoi au juste ? Voyons voir ça…

« Engagement numéro 1 : consommation électrique certifiée 100% d’origine renouvelable. » Oula ! ça va alourdir la facture ça !… Ah ben non ! C’est pas plus cher. Du coup… Admettons que toutes les entreprises et tous les particuliers de France fassent la même chose que nous et achètent une électricité certifiée 100% d’origine renouvelable. Ça voudra dire qu’on produit une électricité 100% d’origine renouvelable ? Non non ! Toujours 75% nucléaire et une bonne partie du reste en brûlant des énergies fossiles. Les certificats du vent ? Du vent !

 

« Engagement numéro 2 : tri sélectif intégral » Bon. On trie pas les bouteilles d’eau parce que ça ressort de la responsabilité individuelle, pas celle de la boite. Pour le reste… Pff… ce vieux reste de peinture et ce solvant qui traînent depuis des lustres, si j’en jette un peu chaque jour dans l’égout, c’est pas la fin du monde. Tiens un néon usagé !… Ah zut ! Cassé !... Ah ben ça ! Je me demande combien d’énergie on obtiendrait en laissant fermenter 50 kilos de métal, de plastique et de composants électroniques qu’on a planqué sous 70 kilos de résidus de tomates hors-sol hollandaises.

– Jimmy ! Je t’avais pourtant dit de foutre ces imprimantes au fond d’une poubelle grise ! Pas une poubelle verte ! T’es con ou quoi ?

– Ah ? Ben désolé je pensais que c’était une poubelle pour le recyclage. Ça m’a paru être une bonne idée.

– On n’a pas de poubelle de recyclage !

– Ah bon ? C’est quoi cette poubelle verte ?

– Le compost ! Quand bien même on aurait une poubelle de recyclage… c’est pas fait pour les imprimantes.

– Ah bon ? Faut en faire quoi des imprimantes alors ?

– Les amener à la déchetterie !

– Ben pourquoi on les amène pas à la déchetterie ?

– Parce que ça coûte cher et qu’on est déjà à zéro bénéfice.

– Ah bon ? Mais celui qui nous vend les nouvelles imprimantes, il est pas censé récupérer les anciennes ?

– T’as qu’à demander à l’installateur, il est encore là.

– Ben justement, je lui ai demandé. Vu sa réponse. C’est pour ça que je te le demande à toi.

– Qu’est-ce qu’il t’a répondu ?

– Que s’il devait récupérer autant d’imprimantes qu’il en installe, il aurait déjà rempli un camion !

– Ben tu vois ! Alors on les fout dans la poubelle grise sous une masse de vieux papiers et on n’en parle plus. Ni vu ni connu j’ t’embrouille ! De toute façon ça change sûrement pas grand chose vu que ça n’a pas franchement l’air d’avoir été conçu pour être recyclé.

– Ouais mais là ça va devenir quoi justement ?

– Ben ça finira sûrement dans un incinérateur. Y a une partie qui va brûler en dégageant des gaz bien dégueu mais en compensation je crois qu’ils récupèrent l’énergie pour chauffer de l’eau. Et puis à la fin je crois qu’il reste une masse carbonée hyper-toxique dont on sait pas quoi faire. Alors on la fout dans des boites en plastique en attendant de pouvoir un jour s’en débarrasser.

– Comment ?

– Je sais pas trop. En trouvant des bactéries qui bouffent cette merde. Ou peut-être en envoyant des fusées pleines de boites vers le soleil.

– C’est possible ça ?

– Je sais pas trop mais c’est une sacrée bonne idée. Comme celle de tout balancer dans la poubelle grise.

– C’est pas très écolo finalement.

– Oui mais nous on se concentre sur notre engagement numéro 3 !

– Qui est ?

 

« Engagement numéro 3 : sobriété et lutte contre le gaspillage ! »

– On est au taquet là-dessus !… C’est quoi ce bruit ? Putain… ça vient de… La photocopieuse ! Bordel ! Mais c’est quoi ce bordel ?

– Mince alors !

– Reste pas là les bras en croix ! Fais quelque chose !

– Qu’est-ce que tu veux que je fasse ! Elle finira bien par tomber en rupture de papier !

– Je viens de faire le plein de tous les bacs ! Aux grands maux les grands remèdes !

– Dites ! J’ai un petit soucis avec les impr… Ah ben ça alors !… Ma page de test !

– Vos pages de test vous voulez dire. Si je rebranche la photocopieuse vous en aurez d’autres !

– Pas sûr. C’est pas très malin de l’avoir débranchée en pleine action. Vous aurez de la chance si vous ne l’avez pas complètement démolie. En même temps… comme je le disais à votre directeur ; vous feriez bien d’investir dans nos derniers modèles.

– Celui-là marche très bien !

– Oui mais les nouveaux sont mieux. D’ailleurs on vous reprend l’ancien si vous vous décidez avant la fin du mois.

– C’est à dire ?

– On vous reprend l’ancien.

– A quel prix ?

– C’est pas une question de prix. Ça vaut plus rien ce modèle !

– Il marche encore ! Un excellent modèle !

– Je vous l’accorde. Notre modèle le plus solide comme on ne sait plus en faire. Mais il n’a pas les fonctionnalités requises pour être à la page !

– Nous on est à la page A4 noire et blanche à 99% !

– Et pour les 1% qui restent ?

– On se débrouille !

– Réfléchissez tout de même !

– Ok. Combien pour la reprise ?

– Zéro euro ! On vous le reprend, c’est tout !

– Pour le mettre dans une benne ?

– Oui mais c’est toujours ça que vous n’aurez pas à faire !

– Ok. J’en parlerai à mon boss.

– Je lui en ai déjà parlé. Il est d’accord avec moi !

– Super ! En attendant je vous laisse ramasser votre page de test. Suis-moi Jimmy !

– On va où ?

– Juste là ! Tu vois les écriteaux de portes ?

– Oui.

– Tu m’en fais l’inventaire pour toute l’entreprise !

– Toute l’entreprise ? Pourquoi ?

– Faut les changer ?

– Les changer ? Quelle idée !

– On doit changer toutes les portes !

– Mais non ?

– Mais si !

– Mais pourquoi ?

– A cause de ces petits éclats sur certaines d’entre-elles !

– Qu’est-ce que ça peut foutre ? Ça n’empêche pas de les ouvrir !

– C’est une question d’hygiène !

– C’te blague !

– C’est pas une question d’hygiène ici mais ça l’est pour les cuisines et les stocks du restaurant d’entreprise !

– T’es sérieux ? Ces petits éclats ?

– Oui. Car ça découvre l’aggloméré et le bois est interdit dans la restauration !

– T’es sérieux !

– C’est la loi !

– Ah ?… Pourquoi on ne change pas que les portes du restaurant ?

– Parce que ce modèle n’existe plus et le boss ne veut pas de portes dépareillées !

– Ah ?

– Tu me fais ça pour demain ?

– Si tu veux.

– Vérifie aussi avec Julie au département marketing si elle a bien commandé tous les displays pour les journées portes-ouvertes.

– On réutilise pas ceux de l’an dernier ?

– Quoi ? Tu les as gardés ?

– Ben oui ! J’avais tout nettoyé et filmé avant ! C’est comme neuf !

– T’es con ou quoi ? On ne te paie pas à faire des choses inutiles ! Fallait les mettre dans une poubelle grise !

– Ah bon ?… Ben j’ai pensé que ça pouvait resservir ! On n’a pas changé de logo que je sache !

– C’est pas la question ! Chaque année on reçoit de nouveaux displays !

– Identiques aux précédents ?

– Pratiquement !… Mais c’est pas la question ! On en a de nouveaux donc on ne garde pas inutilement les anciens ! Ok ?

– Ok ! J’ai saisi le message.

– A la bonne heure… On parlait de quoi ?

– De notre engagement n°3.

– Ah oui… Donc à ce propos, je voulais te dire que faire des efforts c’est bien. Mais on ne le fait pas au détriment de la sécurité ! T’es descendu au local technique ?

– Oui !

– C’est ce qu’il me semblait ! T’as pas remarqué que le va-et-vient était en rade ?

– Si. J’ai éteint d’en bas.

– J’ai vu ça ! Et moi j’ai manqué me vautrer dans l’escalier en descendant ! Tout ça pour faire des économies sur deux néons de 30 watts ! Tu me les laisses allumés la prochaine fois !

– D’accord.

– Qu’est-ce que t’es descendu foutre dans le local technique ?

– Baisser la clim de trois degrés !

– Je l’avais mise à 22 ! C’est très bien 22 ! Pourquoi t’as baissé ?

– Parce qu’un con me l’a demandé !

– C’est qui le con en question ?

– Le big boss.

– Ah ?… Bon. 19 c’est bien aussi. Un peu frais mais ça dynamise !

– Tu verras que cet hiver il voudra chauffer à 24 !

– C’est possible. Mais c’est lui le chef…

– Ben heureusement qu’on est au taquet sur notre engagement n°3 !

– On n’est pas les pires Jimmy ! On n’est pas les pires !

 

Non pas les pires ! De nos bureaux nous ne voyons pas tout ça. Les arbres arrachés, les forets dévastées, les peuples déracinés. Nous n’avons, qu’un listing de prix, du bois à commander. De nos bureaux nous ne sentons pas tout ça. Les vapeurs inhalées, les hommes non masqués, jamais bien informés, de leur toxicité. Nous n’avons, qu’un listing de prix, des coûts à maîtriser. De nos bureaux nous ne faisons pas tout ça. Les matières spéculées, les pays affamés, en toute utilité. Nous n’avons, qu’un listing de prix, des choses à importer. De nos bureaux, nous ne voyons pas grand chose, quoique, auparavant, de nos bureaux, on contemplait un champ, devenu un dépôt. Nos bureaux, eux-mêmes, auparavant, n’étaient rien mieux qu’un champ. Pouvait-il rester champ ? Que ferions-nous sans nos bureaux ? Qui commanderait à nos dépôts ? Comment rouleraient nos camions ? Puisqu’il faut bien qu’ils roulent, de plus en plus longtemps, et de plus en plus loin. Mais c’est le monde qui veut ça ! De nos bureaux nous ne décidons pas la marche du monde, nous y participons, voilà tout ; il faut bien qu’on marche, puisqu’il marche. De nos bureaux, il faut encore marcher, rallier, nos lieux particuliers. Nous sommes, souvent sans particules, simples particuliers, petites particules parmi la multitude, encore, qu’enfant de l’occident, nous allons de bon gré, vers les malles à jouer, à reculons voter. Une simple particule parmi la multitude, tu n’es pas la pire, non pas la pire. Connectée, déconnectée, reconnectée, tu l’as bien su tout ça, tu l’as bien vu. Les enfants dans les mines, au fond des cavités, terres rares et damnées, abondances à brûler. Les yeux bridés rougis, par les gaz assaillis, de fatigues abrutis, un horizon sans vie. Les espèces en péril, ou mortes sous les terrils, mammifères indociles, insectes jugés trop vils, poissons au goût des villes. Les îlots sous les eaux, les hivers sans manteaux, les typhons tropicaux, faisant cap vers Bordeaux. Les éléments fertiles, semant l’irréversible, dans nos corps imbéciles et nos cerveaux débiles. Les éléments gênants, largués dans l’océan, là où leur possédant, a pour prénom néant. Les damnés de l’agraire, les paysans sans-terre, emportés dans des guerres, de paramilitaires. La rondeur écocide, champignon fongicide, dans l’horizon des kids, baignés de pluies acides Les déchets nucléaires, laissés à ciel-ouvert, ou bien profonds sous-terre, pour que d’un proche hier, naisse un immense hiver. Les animaux serviles, entassés à cent mille, prenant déjà la file, vers la lame infaillible, de nos âmes insensibles. Notre poison géant, milliers de milliers d’ans, le croissant des puissants, devenu carburant, la fumée d’un instant.. La construction passive, fantasmée dans les livres, que l’on veut vivre ivres, de productions massives.

 

Vivre ivre, de production massives… de productions massives… Des porte-containers, pour tous mes contenants, mes éléments chauffants, mes éléments roulants, et puis tous mes écrans, les petits, les plus grands, à changer dans un an, mes éléments divers, mes habits de printemps, mes vêtements d’hiver, qui m’iraient comme un gant, pas ce gant ci-devant, à la mode d’hier, mes éléments pour plaire, en dizaines comme en cent, mes parfums odorants, pour changer d’atmosphère, mes saladiers d’argent, mes couverts et mes verres, juste pour le nouvel an, mon logement géant, fait pour célibataire, ma piscine en croissant, pour sourire à la terre, mes détergents puissants, solubles dans l’étang, ruisselant en rivières, pour lessiver la mer.

 

Fin de l’histoire peu d’espoir, je ne puis rien, je suis loir, jamais ne fais le lien, ou bien de mes deux mains, j’aimerais toucher les saints, trouver l’expiatoire, mais qui pourra surseoir, mes gênes respiratoires ?

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13 janvier 2018

Bébère de Fourvière, éléphant de pierre

Chalut chers chats lecteurs !

 

Lorsque nous eûmes fini le scénario du film « Konko Kalekatan ou l’attaque du rat géant », Odette décida d’aller prendre l’air sur le toit, suivie de près par Atlas et Herbert. Biscuit, Biscotte et George s’envolèrent vers les Cordeliers tandis que Boobi et moi nous portâmes à notre tour aux côtés d’Odette. C’est alors qu’elle engagea une nouvelle conversation :

– Tu crois qu’il vont finir par le remettre sur ses pattes ?

– De quoi parles-tu Odette ?

– De l’éléphant.

– L’éléphant qui fait peur à Konko Kalekatan ?

– Non ! L’éléphant de Lyon bougre d’âne ! Tu le vois pas ? Il est pas assez gros ?

J’ai balayé l’horizon. Pas d’éléphant en vue.

– Y a pas d’éléphant Odette ! Ou alors tapi dans le noir.

– Merde alors ! C’est plus grave que je ne le pensais !

– Quoi ?

– T’es pas myope en fait, t’es aveugle !

– N’importe quoi ! Ce n’est pas parce que je ne vois pas d’éléphant quand manifestement il n’y a pas d’éléphant que ça fait de moi un aveugle ! Vous voyez un éléphant vous autres ?

– J’en vois pas, t’as vu ?

– En fait je sais même pas à quoi ça ressemble un éléphant moi. a dit Herbert.

– La basilique, bougres d’ânes ! C’est la basilique !

– Hein ?

– L’éléphant ! C’est la basilique !

– Comment ça l’éléphant c’est la basilique ?

– C’est la basilique qu’est l’éléphant ! C’est comme ça qu’on la surnomme !

– Mais pas du tout !

– Mais bien sûr que si ! T’as jamais entendu parler de ça ? Je croyais que t’étais chavant ?

– Mais bien sûr que n… Ah… mais… maintenant que… Ah ! C’était donc ça !

– Quoi ?

– Non rien ! C’est juste qu’un jour Burbulle m’a raconté une blague qui m’a pas fait rire. Je crois que je viens de la comprendre.

– Dis toujours !

– J’y tiens pas. C’est un peu trop scabreux. Mais dis-moi ! Ton éléphant sur le dos là… il a des talons aiguilles ?

– Oui ! Et des porte-jarretelles à l’occasion !

– D’accord… Mais où est la trompe ?

– Accrochée à la tête !

– Soit… Où est la tête ?

– Bon. Je vous raconte toute l’histoire. Ça s’est passé il y a bien longtemps ! Lorsque Hannibal a traversé les Alpes…

– C’était en 218 avant Jésus Christ.

– Laisse-moi raconter !… Donc l’histoire a retenu que Hannibal avait traversé les Alpes avec ses éléphants…

– En 218 avant Jésus Christ !

– Ta gueule !… Il a traversé les Alpes avec ses éléphants mais ce sont plutôt les Alpes qui ont traversé les éléphants. Montant le col, Bébère, un éléphant plus perspicace que les autres se dit en son for intérieur : « J’m’en fais pas toute une montagne mais quand même, ça m’a l’air plutôt délicat cette affaire ! » Et il décide se faire la malle. Hop ! Le voilà qui dévale la pente neigeuse sur son gros cul !

– Moins gros que le tien. a dit Boobi.

– Ta gueule !… Donc Bébère abandonne la bande armée. Adieu les gars ! Bien le bonjour à Cornélius ! » Allez zou ! Jusqu’en bas de la vallée où il atterrit au beau milieu d’un troupeau de moutons. Voilà donc Bébère bien au chaud parmi les ovinés et il décide de ruminer son sort tout en s’intégrant du mieux qu’il le peut. Les années passent et Bébère finit par oublier les rivages de Carthage, il se sent 100% alpin et complètement mouton. Un jour débarque un grand gars répondant au nom de Pantagruel…

– Je le connais celui-là !

– On s’en fout !… Pantagruel accompagné d’Estimon, Panurge et frère Jan est sur les traces d’une dent égarée par Gargantua. Chemin faisant ils tombent sur ce fameux troupeau de moutons qui, en cette époque, était gardé par Thibault Bélin. Mirant ce grand mouton gris au milieu du troupeau, Panurge se prend à penser qu’un tel mouton ferait une monture acceptable pour rallier à peu de peine le Mont Cenis. Il s’en va voir Bélin et le prie de vouloir, de grâce, lui vendre son grand mouton gris au long museau. Après moult palabres…

– Quel genre de palabres ?

– Ce n’est pas ce que tu veux savoir !

– Si, justement !

– T’as qu’à te référer à Rabelais, Quart Livre, chapitre 5 à 8 !

– Hin hin ! Trop facile ! Tu fais même pas l’effort de nous la raconter en moyen français !

– J’essaye juste de t’expliquer comment cet éléphant a atterri ici ! Pas de te faire un roman !

– Bon d’accord.

– Voilà ! Et ferme-la un peu !… Donc après moult palabres Panurge comprend que sa bourse, aussi grosse qu’elle soit, n’arrivera pas à convaincre ce Bélin peu belliqueux mais têtu comme une mule. Vexé, il retourne auprès de Pantagruel qui sort gentiment de sa sieste. Il lui désigne alors une pierre à peine plus grosse qu’une tête d’homme et lui dit :

« Maître, croyez-vous, du pied, pouvoir envoyer cette pierre par-delà les mers jusqu’au nouveau monde ? »

« Assurément ! » répond Pantagruel.

Alors Panurge désigne une pierre plus grosse qu’un bœuf :

« Et cette pierre, maître, croyez-vous, du pied, pouvoir l’envoyer jusqu’à l’océan ? »

« Assurément ! » répond Pantagruel.

Alors Panurge désigne l’éléphant-mouton allongé au milieu du troupeau et qui, vu de dos, ressemble à un vulgaire rocher.

« Et ce rocher là, maître, croyez-vous, du pied, pouvoir l’envoyer par-delà le Rosne ? »

« Assurément ! » répond Pantagruel.

« Sire. Il m’est d’avis que vous y parviendriez si vous vouliez-vous en donner la peine. Mais pour convaincre ce Bélin là, la peine aura valeur d’exemple ! »

« Qu’a-t-il dit à vrai dire ? »

« Qu’avec ce rocher là, du pied vous n’atteindriez pas la Chartreuse. »

« Est-ce à voir ? »

« Assurément ! »

« Alors voyons ! »

Et boum ! L’éléphant-mouton s’envole à travers les airs et retombe la tête en bas et le cul à l’ouest pile au sommet de la colline de Fourvière ! Voyant leur plus précieux compagnon ainsi envolé, les moutons prennent leur envol à leur tour et s’agglutinent dans le ciel de Lyon. Malheureusement pour eux l’éléphant est mort pétrifié. Depuis lors les moutons organisent de nombreux pèlerinages, raison pour laquelle la météo de cette ville est si capricieuse.

– N’importe quoi ! Comment un éléphant aurait pu vivre près de 1800 ans ?

– L’air alpin !

– Ah oui ? Et c’est l’air alpin qui lui a donné cette taille là ? T’as déjà vu un éléphant aussi gros ?

– C’est dû au régime mouton ! Voilà ce que donne le régime mouton sur un éléphant !

– Les vallées alpines sont pas connues pour leur végétation luxuriante !

– Et alors ?

– Alors c’est plutôt à l’opération inverse que l’on s’attend. N’as-tu jamais entendu parler des éléphants nains ?

– Quel rapport ?

– Eh bien figure-toi que parfois le détroit de Gibraltar se ferme. Et alors la mer s’évapore et le niveau descend à vue d’œil, ce qui fait qu’il devient rapidement aisé de passer de l’Afrique à l’Europe, comme par exemple de la Tunisie à la Sicile. C’est ce que font les éléphants ! Ils débarquent là en mesurant plus de deux mètres de haut et puis tout d’un coup la mer remonte et les voilà piégés sur une île où les ressources se raréfient. Par effet d’adaptation au milieu naturel, de génération en génération, les éléphants rapetissent pour finir par avoir la taille ridicule d’une chèvre. Cela est d’autant plus aisé que les lions eux, sont restés en Afrique.

– Peut-être pas ! Peut-être que les lions sont allés aussi en Sicile mais qu’ils ont rapetissé encore plus vite que les éléphants pour finir par avoir la taille ridicule d’un chat !

– Mauvaise joueuse !

– Mauvais joueur toi-même ! Tu me parles de générations alors que Bébère était tout seul et ne s’est donc pas reproduit

– L’abstinence expliquerait donc sa longévité plus que le régime pissenlits au printemps, herbes sèches en été et feuilles mortes le reste de l’année.

– C’est possible

– Cela ne nous dit toujours pas où est passée la tête.

– Patience matou ! Je raconte la suite. L’éléphant pétrifié, les quatre fers en l’air, prend donc sa place dans le paysage durant près de trois siècles sans qu’on sache quoi en faire. Puis un jour les lyonnais décident de le creuser et le tailler afin de le changer en basilique. 

– Tu veux dire qu’ils ont creusé à l’intérieur de l’éléphant ? Alors la porte d’entrée de la basilique c’était le… le… Ben merde alors !  

– Il était complètement changé en pierre Darwin !

– Mais la tête ? Où est la tête ?

– Attends ! Je te raconte ! Au début ils ont voulu la tailler aussi pour faire une descente d’escalier dans la trompe qui devait arriver vers l’hôpital de l’Antiquaille. Mais les travaux étaient complexes et traînaient en longueur. Jusqu’au jour où… c’était la nuit d’ailleurs ; après un coup de burin malheureux, un tailleur de pierre a vu le tout dégringoler : la tête se détache du corps, rebondit sur un piton rocheux, passe par-dessus l’hôpital des Chazeaux, rebondit à nouveau sur les immeubles de la rue Tramassac et finit telle une balle de tennis au beau milieu de la Saône. Elle se coince une première fois au niveau du pont Bonaparte, faisant barrage à l’eau qui, montant, finit par l’éjecter par-dessus le pont. La tête rallie le Rhône, passe barrages passerelles et ponts par le même effet, sauf le pont d’Avignon qu’elle démoli dans sa partie ouest. Elle finit par couler dans la Méditerranée où on la retrouvera sans doute après la prochaine fermeture du détroit de Gibraltar ! Voilà toute l’histoire matou !

– D’accord…. Bon. Ça se tient. Je valide. Mais de justesse.

– Y a moyen matou !

– Ah zut ! Il se met à pleuvoir. C’est acide la pisse de mouton ?

– Sûrement moins que la tienne ! 

6 novembre 2017

Konko Kalekatan ou l'attaque du rat géant, film américain.

Voici ce qui se passa sur le toit de Perrache où nous étions montés avec Odette, Atlas, Boobi et Herbert. Après la lecture faite par Odette du message insensé de Mr Grabelot, nous gardâmes quelques temps le silence puis Odette lança :

– On n’est pas bien là ?

Certainement on était bien, il faisait beau et la température était agréable. De plus nous avions un appartement vide à proximité en cas de besoin. Odette suggéra de passer la nuit là entre amis. Nous restâmes longtemps sur le toit avant de rentrer dans l’appartement vide quand la nuit fut venue. Nous parlâmes de tout et de rien, finîmes par aborder le sujet du cinéma. C’est alors que je me souvins des ailes d’Odette et de leur prétendue capacité à recevoir la TNT :

– Dis donc Odette ! On a quitté les caves ! Ici tu ne peux pas dire que tu ne reçois pas la TNT ! Alors on pourrait regarder un film !

– Qui ça on ?

– Ben nous !

– Vous ? Parce que moi ne je verrai rien, vu qu’il n’y a pas de glace.

– Mais c’est juste pour voir si tu dis la vérité.

– Tu me traites de menteuse matou ?

– Je n’ai pas dis ça !

– Je préfère !

 

Un ange passa.

 

– Allez Odette ! Sois sympa quoi !

Odette soupira, porta ses yeux au plafond, ferma l’œil gauche, le rouvrit, ferma l’œil droit. Elle semblait hésiter entre accéder à ma demande et changer totalement de sujet. Comme elle était assise, elle se leva soudainement et fit quelques pas dans la pièce en ayant l’air de réfléchir encore. Nous la regardions très intrigués. Soudainement ses ailes changèrent peu à peu de teinte et Odette demanda le silence alors que nous n’avions rien dit depuis près de deux minutes. Alors nous distinguâmes quelques images symétriques sur chacune de ses ailes tandis que des sons saccadés et guère compréhensibles emplissaient la pièce par intermittence. L’image venait et disparaissait en même temps que les sons avant que Odette ne trouve une position plus favorable à la réception. L’image resta partielle mais parfaite. C’était donc vrai !

Pas le temps de m’excuser auprès d’Odette pour avoir douté d’elle ; Atlas fut pris d’un nouvel accès de folie mais d’un genre différent du premier. Il se mit à courir autour de la pièce en criant : « Non ! Non ! Pitié ! Pas TF1 ! Pitié ! Pas TF1 ! Pas TF1 ! Pas TF1 ! Pitié ! Pitié ! »

Nous sommes restés bouche-bée un instant, Odette comprise, avant qu’elle ne décide d’en rire à belles dents ! Atlas continuait de courir en criant « Pitié ! Pas TF1 » puis Odette suspendit la réception et Atlas se figea sur place. Il sortit de sa torpeur deux secondes plus tard mais, tandis qu’il revenait vers moi comme si rien ne s’était passé, Odette diffusa une nouvelle chaîne et Atlas se remit aussitôt à courir en criant : « Non ! Non ! Pitié ! Pas BMF TV ! Pitié ! Pas BFM TV ! Pas BFM TV ! Pas BFM TV ! Pitié ! Pitié ! » Cela dura encore quelques dizaines de secondes durant lesquelles Odette ne cessa pas de rire. Mais comme les blagues les plus courtes ont le mérite de laisser le temps pour autre chose, elle y mit un terme et sonna la fin de la diffusion TV :

– Assez rit !

– C’était pas très drôle. Surtout pour Atlas.

– Il n’a pas l’air d’être traumatisé. Ça va Atlas ?

Lui, redevenu normal autant qu’il peut l’être.

– Oui. Merci. Je mangerais bien quelque chose néanmoins.

– Sans doute il est tout là ! Cependant je comprends sa réaction. Vous connaissez le slogan de BFM TV ?

– Ils ont un slogan ?

– Parfaitement ! « BFM TV, la télé qui nuit gravement à la santé ! »

– N’importe quoi !

– Tu me crois pas matou ?

– Personne n’aurait l’idée d’un tel slogan !

– Pourquoi pas ?

– Qui voudrait regarder une télé qui nuit gravement à la santé ?

– Qui voudrait fumer des cigarettes con de chat ? Les humains adorent nuirent à leur santé !

– C’est insensé ! Pourquoi le voudraient-ils ?

– Dans ce cas précis c’est de santé mentale dont il s’agit. Et nuire à sa propre santé mentale est tout à fait cohérent.

– Mais non ! Bien sûr que non ! Sauf si on est complètement maso !

– Pas seulement. Car l’addiction à des programmes TV merdiques permet d’en nourrir d’autres.

– Laquelle par exemple ?

– L’addiction aux antidépresseurs par exemple.

– Minute papillon ! Si je te suis bien, la télé déprimante permet de justifier la prise d’antidépresseurs si on a une addiction aux antidépresseurs. C’est idiot comme raisonnement. Une addiction se suffit à elle-même !

– Je te parle d’un cercle vicieux !

– Justement, en terme de raisonnement le cercle vicieux sanctionne l’impossibilité de raisonner logiquement. Donc tu as faux.

– Tais-toi donc con de chat ! En termes biologiques la poule fait l’œuf et l’œuf fait la poule ! Sauf qu’au début il n’y avait ni œuf ni poule mais quelque chose qui a évolué en une poule qui fait un œuf et un œuf qui devient une poule. Les gens sous antidépresseurs regardent des programmes déprimants qui les dépriment malgré les antidépresseurs qui leur masquent le fait qu’ils sont déprimés et que les programmes qu’ils regardent participent à leur déprime.

– Soit. Donc, imaginons qu’ils cessent de prendre des antidépresseurs…

– Mais ils ne peuvent pas cesser d’en prendre sinon ils tombent dans la déprime !

– Tu as dit qu’ils étaient déjà déprimés ! Faudrait savoir !

– Ils le sont mais les antidépresseurs leur servent à ne plus s’apercevoir qu’ils le sont. Cela fait tout sauf faire cesser la déprime et c’est heureux sinon ça nuirait gravement au business. Ils te l’ont pas dit sur BFM TV ?

– Je ne regarde pas cette chaîne !

– Sage initiative. Cela dit c’est la télé en général qu’il faut éviter.

– Moi j’aimerais quand même que tu nous mettes Arte pour voir si Atlas réagit de la même façon.

– Non mais dis donc ! Tu veux vraiment plomber la soirée toi ! Pas de télé !

– C’est dommage mais en même temps l’image est pas terrible.

– Pas terrible ? Tu te fous de moi ? C’est bien au-delà de la Full HD ! Ce sont tes yeux qui sont pas terribles ! J’arrête pas de te le dire !

– Je parle de la forme ! On ne voit qu’une partie de l’image !

– Excuse-moi de ne pas avoir les ailes d’un 747 !

– Certes. Pas de télé alors ?

– Non.

– Pourtant y a sûrement un bon film sur Arte.

– Un bon film bien déprimant sans doute. Inventons-en un plutôt !

– Un quoi ?

– Un film.

– Comment veux-tu qu’on fasse un film ?

– On ne va pas faire un film. Mais on peut imaginer un scénario !

 

Cette idée déchaîna l’assemblée. Mes camarades, qui ne s’étaient pas immiscés dans cette courte conversation entre Odette et moi, se mirent tous à parler en même temps. Pour faire cessez le brouhaha Odette dû imposer de nouveau le silence en haussant le ton. Le calme revenu elle reprit :

– Donc on imagine un scénario de film. Puisqu’on veut qu’il ait du succès c’est un film A… ? un film A… ?

– Abrutissant ?

– Oui mais pas que ! Un film A… ?

– Je vois pas, t’as vu ?

– Américain, crétins !

– Ah oui ! Logique !

– Bon. Trouvons un lieu pour démarrer l’action !

– New York ! a dit Boobi. Il y aurait un rat qui devient géant, t’as vu. Il s’appelle Ratong et il menace de détruire la ville.

– C’est une idée. Pourquoi Ratong ?

– Parce que c’est un rat de Chinatown.

– Substrat raciste ? Pas mal pour un film américain. On pourrait dire qu’il a bouffé dans les poubelles d’un resto qui a cuisiné un chien enragé. Il faut bien expliquer la mutation du rat en rat géant.

– Si c’est pour expliquer l’effet grossissant et faire peser une menace étrangère sur la ville alors j’ai une meilleure idée. Le rat s’appelle Konko Kalekatan et il a grandi dans un champ du Burkina Faso où pousse du coton Mosanto.

– Excellent. Ainsi le mal s’incarne à la fois dans l’étranger et le semblable. A cause de la famine au Burkina Faso, suite à la chute des cours du coton due aux spéculations de mafieux russes et de fonds de pensions occidentaux, Konko Kalekatan a embarqué sur un porte-conteneur chinois dont certains marins sont des islamistes pakistanais qui se font passer pour des hindous et projettent de faire un attentat à New York. Impossible de faire un bon film américain sans référence au terrorisme islamique !

– C’est juste.

– Konko Kalekatan arrive à New York…

– Il cherche à gagner les égouts mais Cat Niwest veut pas, t’as vu ?

– Cat Niwest ? C’est qui celui-là ?

– C’est le meilleur chat chatteur de chip-chop de la ville, t’as vu ?

– Yep. Sûrement que Cat Niwest se méfie de Konko Kalekatan car en bon chat américain il a choppé toute son inspiration musicale chez des rats du Burkina Faso mais il a oublié de les citer sur la pochette de son album.

– Quoi ?

– Laisse tomber ! Donc admettons que Cat Niwest empêche Konko Kalekatan de descendre dans les égouts. Que fait Konko Kalekatan ?

– Il monte au sommet de l’Empire State Building.

– Par où il passe ? Par l’escalier ?

– Non ! Il prend un ascenseur rapide. C’est à cause de ça qu’il devient soudainement géant. Le coton inhalé le transforme sous l’effet de l’ascension. Il devient d’abord gros comme l’ascenseur, il est tout comprimé mais il grossit encore. L’ascenseur explose au 92éme étage ! La porte éjectée, traverse la ville à vitesse grand V et s’en va couper en deux le Charles de Gaule au mouillage dans un port New Yorkais.

– Qu’est-ce que le Charles de Gaule fout à New York ?

– Il a été envoyé par Macron au large de la Guyane française pour que ses chasseurs dégomment les migrants tentés de passer en France pour bénéficier du RSA. Mais son hélice est tombée en panne dans les Caraïbes et Trump a convoqué une assemblée de milliardaires qui ont chacun mis leur Yacht à disposition pour remorquer le Charles de Gaule parce que la marine américaine manque de budget depuis que les démocrates ont dépensé tout le fric de l’Etat dans l’Obama-care.

– Comment on va expliquer ça au cœur de notre récit ?

– Au tout début du film ! Le film commence par un plan où une journaliste de Fox News explique la situation et on voit une vue d’hélicoptère des Yachts remorquant le Charles de Gaule près de la statue de la liberté. Pavillon français passant derrière la statue… petit clin d’œil à l’histoire. C’est bien aussi parce que ça permet d’avoir un point de vue de la ville. On prendra exactement le même plan quand Konko Kalekatan se dressera au sommet de l’Empire State Building en s’apprêtant à détruire la ville.

– Pour l’heure il est coincé dans l’ascenseur.

– Pas du tout. Il grossit encore et rien ne lui résiste. Les dix derniers étages du building volent en éclat éradiquant au passage le gang de terroristes pakistanais qui avaient au préalable investi les lieux en se faisant passer pour des femmes de ménages bengalaises et ce à seule fin de dynamiter l’immeuble entier.

– Oui mais non ! Y a quelque chose qui cloche dans ce récit ! Si Konko Kalekatan tue les méchants, il devient en quelque sorte un héros !

– Non parce que dans le film les habitants de la ville ne le savent pas. Ce qui compte c’est que le spectateur, lui, a vu les méchants projeter leur sinistre méfait de musulmans terroristes. Alors il est content de les voir mourir dans d’affreuses souffrances parce que leur ascenseur a été bloqué au même niveau que celui de Konko Kalekatan et ils sont peu à peu écrasés comme des crêpes. On nourrit l’esprit de vengeance du spectateur. Pour amplifier l’effet on fait un plan sur le commanditaire du commando, un cheik saoudien allongé dans un lit king-size en or massif et qui est en contact téléphonique avec le chef du commando à qui il explique que son sacrifice à venir ne sera pas vain et qu’il rajoute une vierge paradisiaque au stock qu’il lui a promis si en plus de réduire l’Empire State Building en poussière il se fait exploser au beau milieu de Time Square en criant « Non aux gaz de schistes ! »

– Oula ! Pas politiquement correcte ton truc ! Ce n’est pas un cheik saoudien mais un horrible barbu iranien crasseux qui lui explique que son sacrifice ne sera pas vain mais qu’il enlève une vierge paradisiaque au stock qu’il lui a promis si, en plus de réduire l’Empire State Building en poussière, il ne lui dit pas où il a garé la Peugeot 405 avant de quitter Islamabad.

– Si tu veux. L’important c’est que le spectateur puisse voir toute la frustration du type quand il comprend que son plan part à vau-l’eau avant que la communication ne soit coupée. 

– Well. Je crois que nous sommes un peu vite besogneux. Venons un peu en arrière. Il faut, je crois, le suspens. De la manière suivante :  on fait plusieurs plans arrières du container-ship lors de sa traversée de l’Atlantique. C’est ainsi manière de dire que quelqu’un suit le bateau.

– Qui donc ?

– Eh bien je pensais à Jeff the Gull. C’est une mouette qui comprend dès le début que ce Konko Kalekatan a quelque chose anormal. Jeff the Gull suit donc le bateau jusqu’à New York.

– Mais oui ! Et arrivée à New York elle confie immédiatement son secret à Brownie et Cookie, les deux pigeons qui surveillent la ville du sommet de la Chrysler Tower.

– Au lieu que ce serait une mouette on pourrait dire que c’est un campagnol amphibie qui suit le bateau !

– Arrête ton char Herbert ! C’est pas la traversée du Rhône à la nage là ! T’as une idée de ce que c’est qu’un océan ?

– Nous sommes de très bon nageurs !

– On n’en doute pas mais faut rester réalistes ! On lui trouvera un rôle plus tard au campagnol.

– C’est bien vrai ?

– Promis. Bon ! Voilà notre rat géant prêt à détruire la ville ! Comment va-t-on l’arrêter ?

– Brownie et Cookie rassemblent tous les pigeons de la ville et, n’écoutant que leur courage, ils se ruent tous sur la bête au péril de leur vie.

– Trop direct ! D’abord c’est à la police New Yorkaise de tenter d’intervenir. Dans un bon film américain ont tente d’abord de sauver le monde par les structures collectives en place avant de se rendre compte que les structures collectives sont déficientes et qu’il faut s’en remettre à l’homme providentiel.

–  Ou le campagnol providentiel !

–  On verra !… Là, comme les démocrates ont dépensé tout le pognon pour financer les programmes sociaux, les F16 sont cloués au sol par défaut de carburant. Le Pentagone ne peut rien faire pour sauver New York et laisse la ville à son destin, destin que Dieu a voulu pour cette cité impie et corrompue qui se réfugie dans le vote démocrate tandis que les vrais croyants se doivent d’être conservateurs. La ville est quant à elle à court de munitions car elle délaisse sa police au profit des services d’hygiène qui combattent les punaises de lit qui ont envahi la cité. Rien d’étonnant quand on ne prend pas le soin de lutter contre l’immigration sauvage et qu’on laisse entrer impunément des individus aussi peu recommandables que Konko Kalekatan. Il reste néanmoins des unités combattantes, notamment la brigade canine. Les chiens sont lâchés et se ruent sur Konko mais celui-ci n’en fait qu’une bouchée. La situation semble désespérée. Que faire ?

– C’est là que les pigeons entrent en jeu !

– Mais que peuvent-ils faire contre un rat qui décime les chiens et qui est réputé pouvoir s’attaquer au pigeon même en taille normale ? La brigade volante est anéantie en quelques minutes !

– Oh !

– Il faudrait plutôt faire appel à l’ennemi juré du rat : le chat ! Un gros chat !

– Garfield ?

– Je pensais plutôt à un gros chat noir.

– Tu penses mal Darwin ! Comment ton chat va devenir aussi gros que Konko Kalekatan ?

– Une fée pourrait le transformer d’un coup de baguette magique.

– On ne va pas tout mélanger ! On n’écrit pas de la série Z mais un blockbuster. Envoyons plutôt Naomi Watts pour tenter de séduire Konko. D’ailleurs ça manque cruellement de personnages féminins.

– Mais non ! Il y a Cookie !

– Cookie ça sonne pas très féminin !

– Si tu vas par-là alors ça manque aussi de minorités. Or un gros chat noir pourrait représenter la communauté noire.

– Et les gros par la même occasion. T’as vu ?

– Quand je dis gros ça veut dire grand et athlétique ! Pas obèse !

– Y a déjà un gros rat noir !

– Mais il n’est pas noir le rat ! Il est blanc ! J’ai pris modèle sur Atlas !

– Ah bon ? C’est moi le héros ?

– Non t’es le zéro ! T’as vu ?

– Le rat est Blanc ? Il vient du Burkina Faso et il est blanc ? C’est un albinos ?

– Et pourquoi un rat du Burkina Faso ne serait pas blanc ?

– Bien ! Admettons qu’il puisse être blanc au Burkina Faso. Mais comment on va faire des entrées dans l’Amérique de Trump si tu nous fous un blanc comme destructeur de New York ?

– Justement Odette ! Justement ! Dans l’Amérique de Trump !

– Hum… Bon d’accord. Va pour le rat blanc. On ne sait toujours pas comment le combattre.

– Les mouettes de New York pourraient le recouvrir d’algues larguées du ciel !

– Des algues ? Comment veux-tu le recouvrir entièrement d’algues ? A moins d’en lâcher des centaines de tonnes d’un seul coup… Non, c’est pas crédible. Notre héros doit être un humain ! C’est possible que ce soit un flic qui possède un chat, un militaire qu’a des pigeons voyageurs ou un marin ami d’une mouette mais il faut que ce soit un humain !

– Et si c’était un humain ami d’un campagnol amphibie ?

– Ah oui je vois le genre ! Un mexicain avec des faux papiers qu’arrive à Cuidad Jarez en compagnie d’un campagnol amphibie nommé Roberto qui va l’aider à traverser le Rio Grande. Les deux compères parviennent à El Paso et tombent sur une patrouille de police. Comme le bonhomme est le portrait craché d’Antonio Banderas les flics finissent par lui demander un autographe mais c’est le moment que choisit Roberto pour sortir de la poche dans laquelle il s’est planqué. Mais cet idiot a oublié d’enlever son sombrero, les voilà démasqués et remis à l’eau direction le Mexique ! Ils ne pourront pas sauver New York ! Quel dommage !

– Oui dommage ! Un héros latino eut été pas mal !

– Pas dans l’Amérique de Trump Darwin ! Pas dans l’Amérique de Trump ! Ce qu’il nous faut c’est un pur WASP aux épaules et à la mâchoire carrés ! Il s’appelle Robbie Greenfield mais tout le monde l’appelle Rob. Rob est un ancien quaterback de College à Texas Tech, le meilleur de tout le pays mais qui n’a pas pu faire carrière en NFL à cause d’un rival qui lui a brisé les deux genoux à coups de batte de base-ball. Après des années de convalescence il s’est engagé dans les Marines pour faire la guerre en Irak. Mais de retour d’une mission il surprend sa femme dans les bras de son meilleur ami. Il demande le divorce mais ignore qu’elle le trompe aussi avec son propre avocat et il se retrouve à devoir lui verser une pension alimentaire presque équivalente à sa solde sans même avoir la garde des gosses puisqu’il passe le plus clair de son temps hors du territoire national. D’ailleurs son ex-femme finit par lui avouer que ce ne sont pas ses gosses mais ceux de son frère avec qui elle a été forcé de passer du bon temps lorsqu’il était cloué sur son lit d’hôpital à attendre que ses deux genoux reprennent forme de genoux ! Là c’en est trop ! Il sombre dans la déprime et l’alcool, ne se rase plus, ne se lave plus et regarde Fox News en boucle. Il est renvoyé des Marines ! Après avoir erré un temps dans les rues de New York l’impie, la corrompue, il se décide à rentrer au Texas, loue un mobile-home et trouve un emploi dans un fast-food où il tombe sur son premier amour, Cindy, une fille rencontrée en High School qui n’a pas eu la réussite sociale escomptée mais est toujours aussi belle. Tous deux se demandent comment ils ont fait pour se perdre de vue. C’est alors que Trump se présente à l’investiture du parti républicain et son discours fait mouche ! Trop de mexicains et de campagnols amphibie entrent dans le pays et le dénaturent ! Rob reprend du poil de la bête et s’engage dans les garde-frontière en attendant qu’on construise un bon gros mur de 4000 kilomètres de long, ce pour quoi il n’hésitera pas à se faire maçon ! Ses états de service dans la garde sont excellents, chaque jour il fait un trait noir sur sa GM blanche pour chaque campagnol amphibie tué ou renvoyé au Mexique et le noir domine désormais le blanc.

– C’est impossible ! Nous ne sommes même pas assez nombreux pour ça ! Je suis très rare !

– Chut ! C’est de la fiction !… Un jour un type frappe à la porte et vient leur révéler un secret qu’il dit ne plus pouvoir porter plus longtemps. Il avoue qu’il était facteur dans la rue des parents de Cindy et que l’ex-femme de Rob a couché avec lui en échange d’un service : ne pas délivrer une certaine lettre destinée à Cindy. Cette lettre il l’a encore et il consent à la leur donner ! C’est une lettre émanant de Texas Tech annonçant que Cindy est acceptée dans cette université ! N’ayant pas reçu cette lettre Cindy a été contrainte de se rabattre sur son second choix, le M.I.T, qu’elle abandonna au bout de deux semaines après une convocation dans le bureau du doyen de la faculté, bureau qu’elle quitta dix minutes plus tard en courant et à moitié nue ! 

– Très bien mais quel est le rapport avec Konko ?

– J’y viens ! Lorsque Konko attaque New York, Rob comprend qu’il est l’homme de la situation ! Lui ! Un ancien Marine qui connaît New York et qui est spécialiste de la lutte contre les rongeurs immigrés illégalement ! Il annonce à Cindy qu’il va partir combattre Konko ! Elle lui dit : « D’accord mais je viens avec toi ! » Lui refuse, évidemment. Les risques sont trop grands ! Alors elle lui répond qu’il doit se rappeler une chose : si lui a été choisi par Texas Tech c’est avant tout pour ses qualités sportives, tandis que pour elle, c’est parce qu’elle était la meilleure en sciences et ce depuis toute petite. Elle lui avoue qu’à ses heures perdues elle fabrique des explosifs dans son garage. Justement ! Elle vient de mettre au point une bombe ultra-légère et hyper-puissante camouflée dans un ballon de football ! L’arme parfaite pour combattre Konko ! Elle finit par le convaincre et ils partent pour New York tandis que tous ces lâches de démocrates fuient la ville pour sauver leur peau !

– Un ballon de football ? Ce serait pas mieux si on trouvait la kryptonite anti-Konko plutôt que de tenter de lui exploser la tronche à l’aide d’un ballon de football.

– J’imagine que tu penses à la kryptonite X !

– Pas forcément. Je pensais en inventer une.

– Hum… On verra. En attendant, ce que tu ne sais pas c’est que ce ballon de football n’aura aucune efficacité s’il n’est pas envoyé à l’intérieur du rat ! La question est : comment obliger Konko à ouvrir la gueule en grand ?

– Il suffit d’attendre qu’il baille !

– Excellente idée mais comment savoir si un rat géant va être fatigué aussi rapidement qu’un rat normal. Si ce n’est pas le cas il pourrait avoir le temps de dévaster une grande partie de New York avant que Rob n’ait l’occasion de tenter sa chance.

– Il faudrait qu’il avale un truc soporifique.

– Si on savait comment lui faire avaler un truc soporifique on n’aurait pas à chercher une manière de lui faire avaler un ballon.

– Attendez ! J’ai une idée ! On n’a qu’à diffuser « Le patient anglais » sur un écran de Time Square !

– Mais oui ! Voilà ! Après avoir dévasté Newark, puis le Bronx et le Queen, Konko revient vers Manhattan et tombe sur une diffusion du Patient anglais, il est comme hypnotisé et s’arrête brutalement. Il regarde le film et au moment de l’administration de la dose ultime de morphine, il baille ! Monté sur le toit d’un building proche Rob se rappelle ses exploits de quaterback. Flash-back sur son plus beau touchdown. Puis retour à la réalité ! Trêve de rêverie Rob ! C’est le moment ou jamais. Mais non ! Le rat est trop loin ! Il faudrait qu’il aille sur le toit du building d’à-côté ! Mais comment faire ? Pas le temps de descendre de 50 étages et d’en remonter autant ! Comment faire ?

– J’ai une idée. Il y a un autre building en construction entre les deux ! Charlton Heston peint en rouge est un policier New Yorkais qui cherche aussi un moyen de sauver sa ville.

– Charlton Heston peint en rouge ?

– Mais oui ! Parce qu’il joue le rôle d’un policier d’origine indienne. Il faut qu’il soit indien parce qu’on n’a pas encore fait référence à cette communauté et parce qu’il va devoir monter sur la grue de l’immeuble pour faire passer Rob d’un immeuble à l’autre. Les indiens sont les meilleurs humains pour escalader les grues !

– Pourquoi ne pas prendre un acteur indien alors ?

– Parce que les indiens ne savent pas jouer la comédie ! C’est pour ça qu’on peint Charlton Heston en rouge.

– Il est mort Charlton Heston.

– Oh ! T’es sûre ?

– Certaine. Et même avant que tu naisses !

– Comment ? Une balle perdue ?

– Non. De vieillesse.

– Ah !… Paix à son âme. Qui pourrait-on peindre en rouge à sa place ?

– Un acteur d’origine indienne pas trop diluée fera très bien l’affaire, crois-moi !

– Bon. Si tu le dis… Donc grâce au policier indien, Rob parvient à atteindre le bon building, il vise la gueule de Konko et hop, dans le gosier ! Konko avale la bombe !

– Pas si vite Darwin ! C’est trop court ! N’oublie pas que Rob est un être qui a ses vieux démons. Quand il arrive sur le second building la gueule de Konko est à environ 80 yards de lui ! Sauf que quand il était à Texas Tech Rob a eu une fois l’occasion de gagner un match sur une passe Ave Maria de 80 yards à la dernière seconde. Tout d’un coup le doute ! Il se souvient de l’action comme si c’était hier. Ligne offensive minimale, cinq receveurs près à foncer, coup de sifflet… Rob doit garder la balle le temps que les receveurs s’approchent de l’embut. Mais l’équipe adverse blitze ! Rob esquive un assaillant, puis deux, qui finissent le nez dans le gazon. Deux pas d’un côté, deux de l’autre, un pas en avant, il lance ! La balle s’élève ! Gros plan sur le cuir, spirale parfaite, LIKE A BULLET, redescente. Gros plan sur les pieds d’un receveur, il entre dans la end-zone, s’arrête juste derrière la ligne, collé de près par un corner-back. Gros plan sur les yeux du receveur, il mire la balle qui vient vers lui. Gros plan sur la balle qui redescend vers le receveur. Elle va dans la end-zone, elle y va ! Le receveur a l’avantage de la taille sur le corner, si la balle va dans la end-zone il l’aura ! Elle va dans la end-zone, elle y va !…  NON ! Interception ! Le receveur a fait tout ce qui était en son pouvoir, il a tendu les bras en dehors de la end-zone mais c’était impossible ! FALLEN TOO SHORT ! TOO SHORT ! Quelques pouces seulement mais quelques pouces tout de même ! Match perdu ! Juste un match mais Rob a failli ! Comment ne pas faillir quand toute une ville met son destin entre vos mains ? Gros plan sur la bouche ouverte de Konko. Gros plan sur la main qui tient le ballon-bombe, elle tremble. Quoi de plus fort que la peur ? La rage ! Retour dans la tête de Rob. Un campagnol amphibie nage dans la Rio Grande… non ! Pas UN campagnol ! Il y en a deux ! Non ! Il y en a trois ! Attendez… quatre, cinq, six, dix, vingt, cent… Ils sont des milliers ! Ils traversent le Rio Grande pour envahir les USA ! Il faut réagir Rob ! Regard noir ! Dents serrées ! Le bras part en arrière, il lance ! Le geste est magnifique ! Le ballon part à une vitesse hors-normes tandis que la bouche de Konko commence à se refermer. Au ralenti, alternance de plans sur la bouche qui se referme et le ballon qui va vers elle. Le ballon ne va pas passer ! Il ne va pas passer ! Si ! Bruit du cuir frottant les incisives de Konko. Bruit d’un objet comme tombant au fond d’un siphon. Konko tente de recracher ce qu’il a avalé à son insu. Tic tac, tic tac. Boum ! Adieu Konko ! Ses tripes sont répandues dans toute la ville.

– Et la kryptonite alors ?

– T’es chiant Darwin !

– Non mais c’est parce que j’ai une idée de kryptonite grise.

– Dis toujours.

– On dit que les éléphants, qui sont gros, ont peur des souris, qui sont petites.

– C’est possible.

– Donc, puisqu’on a un rat géant, beaucoup plus gros qu’un éléphant, on n’a qu’à dire que la kryptonite anti-Konko c’est sa peur des éléphants. C’est cohérent avec le fait qu’il vient d’Afrique. Et on n’a qu’à dire que c’est Cindy qui trouve cette faille puisqu’elle est super intelligent. En plus sa présence à New York n’est pas encore totalement justifiée. Rob aurait très bien pu quitter le Texas sans elle vu que dans notre scénario le ballon-bombe existe déjà avant leur départ.

– Pas con !

– Super même !

– Alors quand ils arrivent à New York, Cindy et Rob vont voir Rahul Sharma, un ami de Rob. C’est un indien…

– Encore ?

– Non mais un indien d’Inde ! Il tient un restaurant indien et c’est le seul qui a bien voulu donner à manger à Rob lorsqu’il errait dans New York comme une âme en peine. Comme on a un peu égratigné la région avec nos musulmans pakistanais déguisés en hindous, on rassure le public d’américains d’origine indienne en mettant un des leurs dans le camp des héros.

– Ok. Si tu veux.

– En plus j’ai besoin des talents de Rahul Sharma parce qu’il sait monter des éléphants !

– C’est pas un peu cliché ?

– Et alors ?

– Hum…  Continue !

– Donc Rob présente Cindy à Rahul ! Il lui dit qu’ils doivent aller au zoo récupérer un éléphant tandis que de son côté il va essayer de mettre la bombe dans l’estomac de Konko. Ensuite c’est comme t’as raconté sauf que Konko n’explose pas immédiatement parce que la bombe est à retardement. Rahul et Cindy arrivent à Time Square juchés sur un éléphant. Quand Konko le voit il est pris de panique ! Il prend la poudre d’escampette en direction de Boston. Il galope à perdre haleine et comme c’est un géant il a tôt fait d’enfiler les miles. A un moment il traverse le campus du M.I.T et c’est là que la bombe explose. Le M.I.T est réduit en poussière, une perte beaucoup plus importante pour la revue Nature que pour la NCAA.

– C’est pas très vendeur d’éliminer ainsi la fine fleur de l’Amérique quand on cible surtout un public de WASP !

– On n’a qu’à dire que c’est Thanksgiving et que le campus est presque vide.

– Ok. Mais ça peut pas se finir comme ça. Il faut finir sur la rédemption sociale de nos héros qui jusqu’ici n’ont pas eu la vie qu’ils méritaient.

– En fait Trump veut récompenser Rob et Cindy en leur donnant 100 millions de dollars pris sur sa fortune personnelle. Mais Rob et Cindy veulent rester de simples citoyens engagés dans le défense des valeurs de l’Amérique. Ils ne gardent que 10 millions de dollars pour leurs dépenses du quotidien et avec le reste il ouvrent une fondation pour aider les campagnols amphibie nés sur le territoire américains à retrouver leur parents qui ont été renvoyés au Mexique. Cependant Rob a une requête à faire à Trump… il la lui dit à l’oreille et le spectateur ne l’entend pas. Ensuite on voit Rob dans sa salle de bain. Il est super beau et on comprend qu’il se prépare pour une cérémonie. Il rejoint Cindy dans le hall de leur nouvelle maison et ensuite ils montent dans leur nouvelle voiture qui n’est pas de marque étrangère.

– Sauf si Toyota met 10 millions sur la table pour apparaître dans le film !

– Mais non ! Tu remets en cause mon scénario là !

– Nécessité fait loi ! Bon... ensuite.

– Il vont rejoindre Trump et l’on comprend dans le plan final la requête que Rob a faite lors de sa précédente entrevue avec le président.

– Qui est ?

– Poser avec lui la première pierre du mur de 4000 kilomètres de long anti-campagnols amphibie. Un genre de muraille de Chine tout en béton en moins long mais en plus large et plus haut !

– Je valide !

– Pas moi ! Pourquoi qu’ils sont ostracisés les campagnols amphibie ?

– Tu voulais un rôle t’en a mille ! De quoi te plains-tu ?

– Pourquoi on joue les mauvais rôles ?

– Fallait bien trouver des coupables !

– Et pourquoi pas les chats ?

– Parce que nous on ne traverse pas le Rio Grande à la nage ! Tu piges ?

– Pfff…

– Je crois qu’on a fait un sacré bon film américain !

– La seule chose que je regrette c’est qu’on n’ait pas trouvé une place pour une guess-star jouant son propre rôle.

– Sauf si Trump trouve le scénario super-cool !

– Je pensais pas à lui.

– A qui alors ? Danica Patrick ?

– Je sais pas… Pourquoi pas Bill Gates plutôt ?

– Bill Gates ? Attends matou ! J’ai pas l’impression qu’on a élaboré une fiction autour du tour du monde à la voile en solitaire !

– Quel rapport ?

– Si on veut raconter l’histoire d’un skipper qui subit toutes les avaries possibles et finit le Vendée Globe bon dernier trois ans après tout le monde, skipper qui mériterait sans contexte le titre de navigateur le plus lent du monde, alors on fera appel à Bill Gates !

– Je vois.

– Au demeurant la voile est une excellente idée pour faire du placement produit. Je vois déjà l’affiche. Après « AI », Steven Spielberg présente « IE » ! Un film avec Bill Gates dédicacé à Gary Kildall et Tim Paterson.

– C’est qui ceux-là ?

– T’occupes ! En attendant y a plus qu’à envoyer notre scénario à un producteur d’Hollywood.

– Ok. Comment on va l’appeler ?

– Je propose : « Konko Kalekatan ou l’attaque du rat géant. »

– Alors George le tape et on l’envoie à Harvey Weinstein ?

– Hin hin ! Vous croyez qu’il choisirait qui pour incarner Cindy ?

– No idea.

– La prochaine fois on pourra écrire un film français ?

– Un film français ? T’es sérieux ? Hi hi…  Un film français…  Hi hi.

 

Croyez-moi si vous voulez mais elle est partie dans un fou-rire très communicatif qui nous a occupé un bon quart d’heure. Mais je n’ai toujours pas compris ce que j’avais dit de drôle.

6 novembre 2017

Kazelof et les théories alimentaires.

Chalut !

 

Il vous faut savoir que suis depuis quelques temps en contact avec un chien arrivé récemment dans le quartier. J’ai le loisir de discuter régulièrement avec lui car il habite au dernier étage d’un immeuble de mon bloc dans un appartement avec balcon. Il y passe pas mal de temps et comme son immeuble est un peu haut que celui sur lequel je passe le plus clair de mon temps, nous sommes à la même hauteur. Il s’appelle Kazelof et question gabarit il n’a rien à envier à Grumpy, c’est un American Staffordshire Terrier ; cependant il est franchement plus sympathique que Grumpy et fait quasiment l’unanimité chez les habitués du toit. Disons qu’il a encore un peu de travail pour dérider Odette qui le trouve un peu balourd. Je pense qu’il s’agit surtout d’une posture pour une fée assez régulièrement prise en flagrant délit d’enfantillage. Ainsi je me demande bien pourquoi elle n’apprécia pas à sa juste valeur la scène que je vais vous décrire ci-après.

 

J’étais avec Philémon, Biscuit et Biscotte et nous étions penchés par-dessus la gouttière, ce afin d’observer le petit duel à distance entre Riton et Kazelof. Odette arriva sur ces entrefaites et prit peut-être ombrage du peu de cas que nous fîmes de sa présence.

– Qu’est-ce que vous faîtes ?

– Chut ! Attends !

– Attendre quoi ?

– Regarde et tu verras !

 

Dans la rue Riton commençait son numéro, simple en apparence mais non sans risque. Il faisait mine de picorer sur le fin trottoir de la rue Emile Zola et était décidé à ne pas en descendre quoiqu’il advienne. Dans le même temps Kazelof s’amène sur le trottoir d’en face en compagnie de son humain. Il s’arrête pour regarder Riton, son humain fait de même. Vient une passante du côté de Riton, lui fait mine de ne pas la voir et reste au beau milieu du trottoir, la femme descend du trottoir, passe devant Riton, remonte deux mètres plus loin. Pas impressionné Kazelof se met en position de délestage, fait son affaire sans se presser, gratte instinctivement le bitume et reprend sa contemplation de Riton désormais dans le chemin d’un bonhomme à l’air pas commode et au pas pressé. On se dit qu’il va y avoir du grabuge !…  Mais non ! Le bonhomme descend lui aussi du trottoir par déférence envers les pigeons ! Piqué au vif Kazelof a l’intestin vide mais sa vessie contient encore de quoi riposter. Hop ! Il trottine vers la vitrine du magasin le plus proche et y laisse la trace de son passage sous le regard peu concerné de son humain qui visiblement gère les solides mais pas les liquides. De nouveau il pointe vers Riton qui voit venir vers lui un troisième passant. Que croyez-vous qu’il arriva ? Je vous le donne en mille : le passant en question descend du trottoir ! C’en est trop pour Kazelof ! Il traverse la rue en trois bonds et en hurlant : « Si je t’attrape j ’te mords ! » Courageux mais pas téméraire Riton met les voiles, des fois que ce ne soit pas que des paroles en l’air, tandis que l’humain crie sans entrain : « Kazelof ! Laisse les pigeons tranquilles ! » Cette petite séquence ne rendit pas à Odette sa bonne humeur :

– Sérieusement ? Sacré spectacle ! Vous êtes de plus en plus cons ma parole.

– C’est une expérience Odette !

– Une expérience ? Ben voyons !

– Nous cherchons à savoir qui des chats, des chiens ou des pigeons mènent le mieux à la baguette les humains !

Revenu de la rue Riton crut pouvoir répondre à la question :

– Je crois que le doute n’est plus permis ! Z’avez vu ça ?

– Trois passants ne sont pas représentatifs ! protesta Philémon.

– Je peux y retourner si tu veux. Combien t’en veux pour t’avouer vaincu ?

– Mon vieux, je squatte la meilleure place du canapé depuis deux ans ! Je crois que ça vaut quelques centaines de passants !

– Non, je crois pas ! Sauf si y a quelques centaines d’humains qui utilisent ton canapé !

 

Il fallut attendre quelques minutes supplémentaires pour voir revenir Kazelof sur son balcon :

– Alors Riton ? T’avais pas dit : « Quoiqu’il advienne » ? J’allais pas vraiment te mordre !

– Excuse-moi de te préférer quand t’es derrière ta grille ! On t’autorise à sortir sans laisse ? Que fait la police ?

– Pas besoin de laisse quand on a prouvé sa sagesse ! De toute façon avec ou sans laisse, je l’emportais ! Vous avez vu comment j’ai bien chié au beau milieu du trottoir ? Un sacré gros paquet, sans me vanter ! Et il a tout ramassé !

– Et s’il ramasse pas ?

– S’il ramasse pas c’est encore mieux ! Y en a toujours un qui finira par mettre le pied dedans.

– Ouais ben à ce propos Kazelof… je voulais te dire… tu pues vraiment du cul !

– Non ça m’étonnerait ! C’est même impossible car j’ai un excellent transit, je suis expert en nutrition moi ! Je ne me nourris pas de croquettes moi !

– Expert en nutrition ? Voyez donc !

– Parfaitement ! Et je peux vous dire que vous bouffez sûrement n’importe quoi ! Par exemple Riton. Tu trouves ça approprié de te gaver de graines et de pains ?

– Je suis pas du genre difficile et par ailleurs, pour un pigeon je dois concéder que j’adore le pain !

– Mais le pain ne t’adore sûrement pas ! C’est quoi ton groupe sanguin ?

– Mon groupe sanguin ? Mais de quoi tu me parles ?

– Bien sûr tu ne le connais pas mais de toute évidence tu es du groupe O !

– Ah bon ?

– Tu es du genre primitif qui prend des risques inconsidérés. Et ton tempérament te commande de manger de la viande et des légumes ! Tu peux manger des graines de courge si tu veux. C’est excellent pour toi la graine de courge ! Mais arrête le pain, vraiment, je le dis pour ton bien !

– C’est hors de question !

– Tout à fait le genre de réaction attendue d’un individu du groupe O ! C’est idiot puisqu’il y a plein d’autres bonnes choses que tu pourrais manger !

– Quoi par exemple ?

– Des prunes ! T’aimes les prunes ?

– Je mange majoritairement des graines et des légumes !

– Remplace les graines par de la viande !

– Alors nous aussi on est du groupe O ? a dit Biscotte.

– Pas forcément car il est récessif. De plus vous êtes un peu plus posés que votre père alors je dirais que vous êtes comme Philémon, du groupe A.

– Je suis du groupe A ?

– Oui. Les individus du groupe A sont sociables mais passablement nerveux !

– On peut manger du pain ?

– Parfaitement mais pas trop, sauf s’il n’est pas à base de blé ! Il faut éviter le blé. Préférez l’avoine, le riz et le seigle.

– C’est d’un pratique.

– Mais surtout pas de viande ni de laitages ! Quelques poissons mais pas de viande ! Par contre des légumes et des fruits autant que vous voulez.

– Pas de viandes ? Mais y a de la viande dans mes croquettes ! Comment veux-tu que je fasse ?

– Refuse de les manger jusqu’à ce que ton humain achète des croquettes de fruits ou de légumes !

– Des croquettes de fruits ? Mais c’est dégueulasse les fruits !

– Faut savoir ce que tu veux ! Manger des choses à ton goût ou être en bonne santé ?

– Les deux si possible.

– Et moi ? Je dois manger quoi ?

– Toi Darwin, tu es manifestement du groupe B.

– Comment le sais-tu ?

– C’est évident ! Tu es comme moi ! Fort et souple à la fois ! Aussi physique qu’intellectuel. En équilibre et en harmonie. Créatif. C’est une chance d’être du groupe B !

– Donne-moi le menu avant de me dire que c’est une chance !

– Aucun souci car nous sommes gâtés ! Il faut simplement éviter les lentilles, le poulet, le porc et le blé.

– Rien que ça ?

– Le poulet ? Et le pigeon non ?

– Oh ça va ! Comme si vous aviez quelque chose à craindre !…  Pff.. si je dois délaisser les restes de poulet et de porc, je vais crever la dalle !

– Mais tu peux manger autant de fromage que tu le souhaites.

– C’est moins une question de souhait que d’opportunité, vois-tu ?

– Mais sans doute l’un de tes amis ailés pourrait t’apporter opportunément de quoi te sustenter utilement.

– Compte là-dessus ! a répondu Odette sèchement.

– Voici une réponse qui laisse peu de doute quant à ton groupe sanguin.

– Voyez donc !

– J’aurais pensé qu’une fée était plutôt du groupe AB voire d’un groupe qui nous est inconnu. Mais visiblement toi tu es comme Riton, du groupe O.

– Ou pas.

– T’inquiète pas Odette, j’ te filerai ma ration de viande !

– M’en fous, je mange que des fraises Tagada et des glaces !

– C’est pas terrible mais au moins ça t’évite des problèmes d’association alimentaire.

– Qu’est-ce que c’est encore que cette merde ?

– Evidemment vous ne connaissez pas les associations alimentaires. Un savoir pourtant indispensable à des mangeurs de croquettes ! Ça ne vous dérange pas plus que ça de vous empoisonner ?

– On s’empoisonne ?

– Mais évidemment ! Dans une croquette vous avez un odieux mélange de lipides, protides et glucides. Qui plus est de qualité si déplorable qu’ils y rajoutent toutes sortes de minéraux et vitamines de synthèse ! Est-ce qu’ils en bouffent des croquettes les humains, hein ?

– Peut-être ben qu’oui !

– Bien sûr que non ! Sont pas fous ! Enfin… pas à ce point là !

– Sauf erreur de ma part Kazelof, l’association de lipides, protides et glucides et justement faite exprès. C’est ainsi qu’on obtient un repas complet !

– Olala Darwin ! Malheureux ! Malheureux ! Ça c’est ce que pensent les mauvais médecins ! C’est une grossière erreur ! Il faut dissocier ; DI-SSO-CIER ! .

– Comment cela ?

– Vous les pigeons, vous aimez les pains aux raisins ?

– T’as de ces questions ! Le genre de truc si facile à trouver…

– Tant mieux si vous n’en trouvez pas car c’est une horreur diététique ! Personne ne peut digérer ça !

– En quel honneur ?

– Ça n’a rien à voir avec l’honneur ! On ne met pas des fruits dans un mélange de blé et de graisse !

– Pourquoi se gêner, si c’est bon ?

– Tu vas me dire que le sandwich jambon-beurre c’est bon aussi ?

– C’est assez rare qu’un passant abandonne le sien dans le caniveau. Mais je pense que c’est mangeable.

– Et la ptyaline, la pepsine, qu’est-ce que t’en fais ?

– Si ça se mange, c’est possible que je les mange !

– Ça ne se mange pas ! Ce sont deux des enzymes qui permettent de digérer ! La ptyaline est sécrétée dans la salive, elle permet de transformer l’amidon en maltose. Mais si tu manges des fruits ou de la viande en même temps que l’amidon, la ptyaline sera détruite car elle ne supportera pas ce trop plein d’acidité. Quant à la pepsine, qui, comme chacun le sait, est une enzyme présente dans le suc stomacal, elle est censée agir sur les protéines. Mais si vous manger des glucides en même temps, vous ralentissez considérablement son action car leur amidon va l’absorber. Quant à manger des fruits à la fin d’un repas de protéines, c’est d’une absurdité sans borne !

– Pourquoi ?

– Pour deux raisons évidentes ! D’abord ils acidifient immédiatement l’estomac. Les glandes qui fabriquent le suc gastrique reçoivent un mauvais message, elles pensent que l’estomac est suffisamment acide et sécrètent moins de pepsine. Ensuite les fruits vont stagner avec le reste du bol alimentaire dans l’estomac alors qu’ils devraient passer rapidement dans l’intestin pour y être digérés. Et que se passe-t-il quand les fruits stagnent dans l’estomac ?

– J’imagine que tu vas nous le dire !

– Mais ils pourrissent évidemment ! Et je ne vous parle même pas du melon en particulier !

– J’aurais bien aimé que tu nous en parles parce qu’on en trouve assez souvent à la fin des marchés en ce moment. Si je dois manger des fruits, autant commencer maintenant !

– Je veux bien te croire qu’il soit facile à trouver car le melon pourrit très facilement, donc il est souvent gaspillé. Mais par ailleurs c’est très facile à digérer si on le mange seul à distance des repas. Dans le cas contraire il pourrit aussi vite dans votre ventre que sur la table.

– C’est bon à savoir.

– N’est-ce pas ?

– Donc, si je te suis bien, comme c’est bientôt la fin du marché et que j’ai déjà la dalle, signe que j’ai bien digéré mon dernier repas, je vais voir s’il y a du melon avant le passage de ces connards de cantonniers. S’il y en a et que je peux m’en gaver le bide, tu me garantis que je vais digérer ça sans coup férir ?

– Olala Riton ! Malheureux ! Malheureux ! Jamais de la vie ! Pas de melon pour les individus du groupe O ! Jamais ! Jamais ! Jamais ! Pour toi le melon c’est poison !

– Putain ! ça devient lourd ton truc !

– Papa. On pourra y aller voir quand même s’il y a du melon ? Vu qu’on est du groupe A nous ?

– Faites comme vous voulez, je m’en bats les ailes ! Mais j’aimerais bien savoir ce que je vais bouffer moi avec mon nouveau régime alimentaire… Si y avait moyen de chourave un sauciflard, j’aurais ma ration de protéines pour un bail !

– Olala Riton ! Malheureux ! Malheureux ! Jamais de la vie ! Pas de saucisson pour les individus du groupe O ! Jamais ! Jamais ! Jamais ! Pour toi le saucisson c’est poison !

–  Quoi ? Mais non ! Mais c’est pas possible puisque je suis fait pour manger de la viande !

– De la viande certes… mais pas de la viande de porc !

– Attends, attends ! C’est une question philosophique, là ?

– Pas du tout ! Tout ce qu’il y a de plus gastrique !

– Fait chier !

– Oui mais bien et sans putréfaction.

– Tu dis que je suis chanceux d’être du groupe B mais cette histoire de dissociation relativise beaucoup ma chance. Au cas où je croiserais par hasard un plat de raviolis…

– Tu l’ignores !

– Impossible puisque j’en salive rien que d’y penser ! Et moi je crois que le fait de saliver est bien le meilleur indicateur de la digestibilité !

– Tu crois mal !

– Odette ! Si Kazelof dit vrai, je crois que je vais devoir me remettre à manger des oiseaux ! Je vais même manger exclusivement des oiseaux !

 

A peine avais-je dis cela, les trois pigeons s’envolèrent d’un même élan pour aller se poser sur le toit d’en face. Odette les rappela aussi sec :

– Revenez espèce d’idiots ! Toi Darwin, si tu fais ça t’as intérêt à ne pas manger les ailes et à te les greffer ! Parce que moi je vais te pousser du toit !

– Bon, d’accord. Pas d’oiseaux ; mais en échange tu dois me donner de ton concentré vitaminique !

– Est-ce que j’ai l’air de négocier ?

– De toute façon Darwin, il ne serait pas raisonnable de ne manger que des oiseaux !

– Pourquoi pas puisque je suis du groupe B ? Je peux manger ce que je veux !

– Et l’équilibre acido-basique ? T’en fais quoi ?

– …

– Mais enfin Darwin ! Un chat chavant ne peut pas ignorer cela ! Comment veux-tu être en forme si ton corps est  trop alcalin ou trop acide ?

– Je suis en pleine forme !

– Mais non ! Mais non ! Tu crois l’être mais tu ne l’es pas ! Comment le serais-tu si tu n’es pas en équilibre acido-basique ?

– Eh bien sans doute je suis en équilibre acido-basique sans même avoir cherché à l’être.

– Les copains, je crois que là je vais vous laisser avant que Kazelof ne nous embrouille avec son nouveau concept. Je m’en vais aller me renseigner sur la filière d’approvisionnement en graines de courges.

– Olala Riton ! Malheureux ! Malheureux ! Fais bien attention avec les graines de courges ! C’est l’aliment acidifiant par excellence ! Molo, molo sur les graines de courges !

– Mais tu m’as dit que c’était excellent pour ma santé !

– Oui parce que tu es du groupe O ! Mais en même temps c’est très mauvais pour ton équilibre acido-basique.

– Plus contradictoire tu meurs.

– Si vous vous gavez d’aliments acidifiants vous allez souffrir d’acidose.

– Je me sens pas concerné. Je ne mange pas d’oranges, pas de citrons, pas de vinaigre.

– Ça n’a rien à voir Darwin ! Je ne te parle pas d’aliments acides mais d’aliments acidifiants ! Il s’agit principalement de la viande et du fromage… et des graines de courges. Si tu souffres d’acidose ton corps cherche à se rééquilibrer et il pioche dans tes réserves de calcium ! Tes dents et tes os se fragilisent ! Et ce n’est là qu’un mal parmi une multitude ! Alors attention ! Molo sur la viande et le fromage !

– Mais tu m’as dit que je pouvais en manger puisque je suis du groupe B !

– Justement ! Philémon, Biscuit et Biscotte doivent faire encore plus attention puisqu’ils sont du groupe A ! Ils seraient même avisés de devenir végétariens !

– Ça tombe bien, on est quasiment végétariens.

– Parlez pour vous !

– Olala ! Attention ! Attention ! Pas n’importe quels végétaux ! Les céréales raffinées c’est de la nourriture morte ! Si vous mangez du pain, assurez-vous que ce soit du pain complet !

– T’en as de bonnes toi ! Tu crois qu’on peut suivre les passants partageurs jusque dans la boulangerie pour voir s’ils achètent du pain complet ?

– De toute façon Riton, toi tu ne dois pas manger de céréales et encore moins si elles sont complètes. Tu ne peux pas digérer les céréales complètes car tu es du groupe O ! D’ailleurs de manière générale il faut éviter les céréales complètes.

– Tu viens de dire le contraire !

– Oui mais je pensais à des céréales complètes bio ! Or majoritairement les gens achètent des céréales et du pain non bio ! L’avantage du raffinement c’est qu’il permet d’éliminer la partie la plus riche en pesticides et engrais chimiques. Par la même occasion il élimine aussi les vitamines et les minéraux. C’est pour ça qu’on enrichit les céréales des enfants et les croquettes en vitamines et minéraux ! Cela évite de dramatiques carences !

– Alors pourquoi as-tu critiqué tout à l’heure l’enrichissement en vitamines de synthèse ?

– Parce que c’est une aberration ! Il est bien mieux de trouver ces vitamines et minéraux dans les légumes et les fruits frais !

– Justement ! Abrège, car la fin du marché approche !

– Olala Riton ! Malheureux ! Malheureux ! Si tu crois trouver des vitamines et des minéraux dans de la salade verte tu risques d’être déçu ! Il y en a, certes, mais la majeure partie s’est évaporée entre la cueillette et l’arrivée sur l’étale. Dans l’idéal il faudrait aller les picorer directement sur pied !

– Tu m’as pris pour un corbeau ou quoi ? J’ai pas envie de me prendre une volée plomb !

– Dans ce cas, faites au moins attention à éviter les légumes à feuilles qui ont été lavés longuement dans l’eau. Les vitamines B et C sont hydrosolubles ! Mangez plutôt de la viande et des abats ! C’est riche en anti-oxydants !

– Tu viens de nous dire d’être végétariens !

– Oui car vous êtes du groupe A ! Mais alors vous devez compenser tous les manques dus à l’absence de viande. Surtout que seule la viande contient tous les acides aminés essentiels ! Si vous n’y prêtez pas attention vous risquez une fonte musculaire rapide !

 

Tout cela était passablement embrouillé :

– C’est passablement embrouillé cette affaire ! Une chienne n’y retrouverait pas ses petits !

– Pas du tout, c’est très simple.

– Nous on n’y pige rien et possiblement, tu n’y comprends rien toi-même. Raison pour laquelle tu pues autant du cul !

Kazelof n’eut pas le temps de répondre, interrompu par l’irruption soudaine d’un inconnu sur le balcon. Inconnu de nous mais visiblement pas de Kazelof. L’individu en question était un humain d’une quarantaine d’années, assez corpulent, couleur pivoine et suant à grosses gouttes quoiqu’en tenue légère. Il s’accroupit pour embrasser Kazelof avec une affection non dissimulée tandis que nous faisions machine arrière pour nous cacher derrière le mur :

– Ah mon bon Kazelof ! Oh le bon gros chien-chien ! Oh qu’il est beau le gros chien-chien ! Mais c’est qui ce bon gros chien-chien ! Mais c’est Kazelof ! Mais c’est mon Kazelof à moi ! Oh le bon chien-chien !

Pas difficile d’imaginer la scène. Il lui tapote la tête, le caresse de partout, lui secoue les babines. Le cabot se prête au jeu, comme tous les cabots. Ça dure deux minutes comme ça puis on entend en provenance de l’appartement :

– Apéro !

Le gros a dû retourner aussitôt dans l’appartement car Kazelof a rapidement passé sa gueule à travers le garde-corps après cet appel :

– Voyez ce gars là ! Un ami de mes humains. C’est un cas d’école ! S’il revient cet hiver vous verrez qu’il sera sûrement en bras de chemise comme maintenant. Il ne craint absolument pas le froid ! Et vous savez quel est son secret ?

– Comment veux-tu qu’on le sache ?

– Eh bien il ne mange jamais aucun fruit ! D’après lui les fruits affaiblissent le corps, rendent frêle et frileux. Et de fait il pourrait se balader à poil par une température de dix degrés sans broncher.

– Ah bon ? Et c’est un signe de bonne santé ? a dit Odette.

– C’est pour le moins un signe de résistance.

– Mais alors explique-moi pourquoi il est tout rouge et en sueur alors qu’il fait précisément 24 degrés à la minute où je te parle ? Visiblement il n’a pas l’air de résister beaucoup à la chaleur pour un type résistant.

– Peut-être… Oui, sans doute, en fait.

– Et à propos de doute Kazelof. Et de tous ceux que tu viens de filer à cette assemblée crédule…  De quel groupe sanguin sont tes humains ?

– Mon humain est du groupe A et mon humaine est comme moi du groupe B. J’ai tellement de points communs avec elle.

– Bien. Imagine que tu te trouves seul avec elle sur une île déserte.

– Comment cela ?

– Je te demande d’imaginer ! Toi, ton humaine, une île déserte ! Tu piges ?

– Je ne vois pas où tu veux en venir mais si ça peux te faire plaisir.

– Bien. Maintenant rajoute une valise. Cette valise contient un litre de ton sang.

– De mon sang ?

– Oui, de ton sang ! Et voilà que ton humaine se coupe gravement sur un caillou, perd un litre de sang, parvient à stopper l’hémorragie, a encore la force pour attraper sa valise dans laquelle, oh miracle, il y a aussi tout le matériel nécessaire à une transfusion. Imagines-tu un seul instant ton humaine se saisir de ta poche de sang pour se l’envoyer en intraveineuse ?

– Ben… Faudrait d’abord s’assurer que je suis bien du groupe B.

– Mais non ! Non non ! C’est pas la question ! Tu n’es pas du groupe B ! Tu n’es qu’un chien qui écoute d’un peu trop près les conversations des humains ! Un vrai con de chien ! Et vous bande de tarés ! Vous n’êtes pas du groupe A, B ou O !

– Ah bon ? Mais on est de quel groupe alors ?

– On s’en fout ! La question est sans objet !

– Ah bon ? Ah ben tant mieux alors parce que c’était passablement embrouillé cette affaire.

– Décidément vous êtes trop cons !

 

Voilà Odette partie fâchée une fois de plus tandis que Kazelof, impassible, en remet une couche :

– Cette irascibilité est clairement le signe qu’elle est pleine de radicaux libres ! Normal avec tout le sucre qu’elle s’enfile ! Dites les amis ? Est-ce que je vous ai parlé des apports en calcium ?

 

Là, sans nous concerter, on a filé à l’anglaise chacun de notre côté en prétextant avoir à faire. J’entendis Kazelof  tenter de nous retenir :

–  Attendez ! Attendez ! Il faut que je vous parle de la pyramide alimentaire ! C’est essentiel la pyramide alimentaire !

 

Sympa mais fatigant ce Kazelof !

 

Darwin.

2 juillet 2017

Grabel

Chalut.

 

Je vais vous raconter ce qui se passa sur ce fameux toit après que Odette eut chanté. Atlas, Boobi, Herbert et moi sommes restés stoïques un moment sans néanmoins manquer de percevoir l’attente impatiente de Odette. Elle voulait qu’on la félicite ! La chanson n’étant pas même digne de figurer sur ce blog, elle risquait d’attendre longtemps. Par un heureux hasard le silence fut brisé par l’apparition soudaine de Biscuit et Biscotte, deux rejetons de Riton . ils étaient suivis de près par George. A peine posés sur le toit Biscuit et Biscotte se mirent à parler tous les deux en même temps de sorte qu’on n’y comprenait rien du tout. Quand George se posa à son tour, Odette demanda le silence :

– Taisez-vous un peu ! Qu’est-ce qui se passe ?

Biscuit et Biscotte réembrayèrent aussi sec et c’était toujours aussi inintelligible.

– Laissez tomber !…  George ! Dis-moi !

– On te cherche partout depuis deux heures !

– Pourquoi ?

– On a besoin de toi pour ouvrir une fenêtre.

– Allons bon ! En quel honneur ?

– Il y a un copain de Darwin coincé dans un appartement. Il risque de mourir de soif et de faim.

Quoi ? Quel copain ?

Grabel, de chez Grabelot.

– Ah ! A vrai dire je le connais vaguement. Il ne sort presque pas et son humain est fou !

– Fou ou bien mort. Il est disparu.

– Comment cela ?

– D’après ce qu’on comprend à travers la fenêtre, Grabel est seul depuis plusieurs jours et il n’a plus rien à manger et boire. Son humain l’aurait abandonné.

– N’importe quoi ! a dit Odette. Quand un humain veut abandonner un chien ou un chat, il prend sa voiture et s’en va le poser loin de chez lui.

– Humain normal peut-être, celui-là est fou !

– Bon. Je vais aller jeter un œil !

 

Sur ces paroles Herbert s’est redressé d’un coup net :

– Quoi ? Tu t’en vas ? Tu ne vas me laisser tout seul avec ces chats ?

– T’inquiète ! Ils vont pas te bouffer !

– Qu’est-ce que t’en sais ?

– Ils ont pas intérêt !

– C’est pas dit !

– Bon. Si ça peut te rassurer, toi et Atlas vous n’avez qu’à retourner dans l’appartement. Je ferme la fenêtre et voilà tout !

Sitôt dit, sitôt fait. Les oiseaux et la fée mettent les voiles tandis que je propose malicieusement à Boobi de rester sur nos gardes.

– Bon Boobi. Je connais pas ce toit alors mieux vaut se prémunir contre l’arrivée éventuelle d’un groupe de corbeaux. T’as qu’à monter la garde pendant que je pique un petit roupillon. Après ce sera mon tour. D’accord.

– Ouais ben ok, t’as vu ? Ce sera quand ton tour ?

– Après mon petit roupillon. Un tout petit roupillon.

 

Mon tour ne vint pas dans la mesure où George et les rejetons de Riton revinrent sans avoir laissé le temps au soleil de ce déplacer d’un cinquantième de cercle. Odette réapparut peu après avec une feuille entre les mains.

– Ça va les chats ?

– Très bien. Et toi-même ?

– Bien, bien. Dis-moi Darwin. Ça te dirait d’avoir un nouveau colocataire ?

– Hein ?

– Grabel… Il faut bien lui trouver une place.

– Hé mais non !… Non mais attends ! C’est un chat domestique Grabel ! Hors de question de vivre avec un chat domestique. D’ailleurs, avec George, on est complet !

– Olala ! Bonjour l’hospitalité ! Monsieur j’ai des grands principes mais je les applique pas !

– Non mais attends !… T’exagères ! Grabel il est fait pour vivre avec des humains ! Il a qu’à faire le pied de grue devant la fenêtre d’un appartement et quelqu’un finira par le prendre en pitié ! Hein ? Pourquoi il ferait pas ça ?

– Allez ! Je te charrie ! Pour l’instant il va rester dans son appartement. Comme c’est qu’un con de chat il a pas été fichu d’ouvrir ses boites de ronron ni les robinets.

– Ouf ! ça me rassure !

– Oui mais quand même ! Si son taré d’humain ne revient pas, il pourra pas rester là éternellement. Et tout laisse à penser qu’il ne reviendra pas !

– Fort bien ! Qu’il commence à faire le pied de grue alors ! Je connais une petite fille qui serait sûrement ravie de partager sa chambre avec Grabel.

– C’est possible.

– Alors donc ce fou s’est définitivement fait la malle ?

– On dirait bien.

– Comment le sais-tu ?

– J’ai fouillé un peu. Ce bonhomme a des points commun avec toi.

– Comme quoi ?

– Son besoin de mettre ce qui lui passe dans la tête à l’écrit.

– Je n’écris pas ce qui me passe par la tête, je partage mes aventures, nuances !

– Certes… J’ai là un petit échantillon de ce qu’a commis ce cher monsieur Grabelot. Vous voulez l’ouïr ?

– Why not ?

– Je vais d’abord libérer les rats.

Ce qu’elle fit.

– Alors je lis : « Un jour… un jour je t’abandonne. Je pourrai aller sans toi, c’est certain, bien moins certainement sans toit, mais où irai-je sans but ? Impasse. Je vais nulle-part mais il faut partir, il le faudra, à défaut devenir impassible. C’est impossible. Je te laisserai et l’on mourra. Toi ici et moi ailleurs. Ne me regarde pas comme ça ! Dois-je me répéter ? On ne peut pas s’en sortir ! On souffre, rien ne soulage et rien ne soulagera ! L’autre n’aide en rien, il encombre, met de la peur sur la peur. Si j’étais vraiment seul, qu’aurais-je à perdre sinon la vie ? Mais avec eux, chaque minute mêle le bonheur à l’angoisse. J’avais peur de les perdre, vraiment, mais les regarder vivre…  Il n’y a pas d’avenir, pas d’avenir ! Il disparaît, dans son essence même ; je pense donc je suis, balivernes ! C’est encore en pensée que je me sais ne plus être. Et quoi ? Ce n’est que moi, peureux à empiler les ans. Un moindre mal. Mais les petits ! Les petits ! Regarde-les les petits ! Droit dans les yeux ? Est-ce que tu peux ? Et le leur dire ; qu’il seront ? Que seras-tu petit ? Pas paysan, pas docteur et pas pilote. Polyglotte ? Petit ! Maillon dans un service, mouvant au gré des ventes et des chiffres, au mieux un manager, pas un complice, au pire… sous ses sévices. La répétition et l’ennui, vendues dans un paquet d’éternité, sans l’once de ton génie, déclassé par un sac de nœuds, la connexion aura rendu ton esprit caduc. Droit dans les yeux, tu le leur diras ? Non ! Tu n’y crois pas. Ce monde ne sera pas ! Mais quoi en place ? L’excellence ! L’excellence ! Sous ses traits tout s’épure, dessine-moi un chemin vers l’abîme. On mime, la fin des refrains militaires, on frime, tout ici nous conduit vers la guerre. Dresse, la fresque de l’ultra-violence, qui pourra encore croire en sa chance ? Ils sont, les fruits pourris sur la mauvaise branche, celle, de la tactique espérance, à l’ère technique des corps plastiques. Aucune chance… Aucune chance… Un jour… un jour je t’abandonne. »

– Mais il est malade ce type ! C’était prémédité son affaire ! Il l’a vraiment abandonné pour qu’il crève de faim ! Non mais ça se fait pas ça ! Pourquoi il n’a pas laissé la fenêtre ouverte ?

– Eh ben justement pour qu’il crève de faim !

– Mais c’est dégueulasse !

– C’est peut-être un sacrifice. a dit Biscotte.

– C’est à dire ?

– Ben, un sacrifice. Vous savez bien.

– Je vois ce qu’elle veut dire. C’est comme dans certaines civilisations, quand le souverain mourrait, on mettait à mort des personnes et des animaux pour l’accompagner.

– N’importe quoi ! D’abord on sait même pas s’il est mort et si un type est assez débile pour singer des conneries ancestrales, il va au bout de son mimétisme. Qui s’en va crever au loin en laissant le chat censé l’accompagner dans l’au-delà se dessécher sur place ?

– Un fou !

– Non je crois pas. Il est parti, voilà tout. Il a tout laissé sur place et comme du reste, de son chat il n’en a cure !

– Alors c’est un vrai sale type !

– Comme tu dis.

 

1 avril 2017

A l'Ouest, rien de nouveau.

Chalut.

Après le second séjour dans la galerie je fis valoir mon droit à gagner un toit comme Odette l’avait promis.

– Ok matou ! Je pars en éclaireuse et je reviens vous chercher.

L’attente fut assez courte car Odette revint moins de dix minutes plus tard.

– Bon ! On pourrait monter directement sur le toit comme le fait Pélopa mais ça signifierait qu’il faut laisser Herbert ici.

– Hein ?

– Qu’est-ce que vous en pensez ?

– Moi ça me va, t’as vu ?

– Lâcheur !

– T’as qu’à rester là à dormir.

– Rester là avec cette chatte et ses mirons ?

– On ne va pas te manger !

C’était la première fois que Pélopa ouvrait la bouche, pas très loquace la darone, à la place d’Herbert je ne l’aurais pas crue sur parole mais de toute façon, sur ce terrain là, sa prudence était déjà légendaire, pour Herbert la meilleure chance de s’en sortir était de suivre Odette dans la mesure du possible :

– Non moi je vais avec Odette !

– Je n’ai rien contre mais ça veut dire qu’il faut aller sur l’immeuble d’en face, il y a un accès que même un campagnol pourra emprunter sans difficulté.

– Je grimpe très bien de toute façon !

– Ah bon ? Et ça se pourrait que tu saches pas nager ?

– Je nage encore mieux que je ne grimpe !

– Prétentieux !

– Vous êtes chaud pour traverser la rue ? Sachant qu’elle est très calme.

– Calme comment ?

– Moins d’un passant à la minute et encore moins de véhicules.

– Alors ça ira. D’ailleurs un petit arrêt au caniveau serait pas de refus.

– Le caniveau c’est pour les chiens !

– Pas faux, d’ailleurs j’ai longtemps cru que les canins tenaient leur nom du caniveau !

– Ah ouais elle est bonne celle là ! t’as vu ?

– On n’aura qu’à appeler ça le chaniveau alors !

– Ah ouais elle est bonne aussi ! t’as vu ?

– C’est bon ? On peut y aller ou vous en avez d’autres de bonnes vraiment pas bonnes ?

– Allons-y !

– Minute ! Je pars analyser la situation présente dans les étages et ouvrir les portes. Je reviens très vite, tenez-vous prêts !

Peu après Odette déclara la voie libre, nous remontâmes au rez-de-chaussée et fûmes rapidement sous une voiture dans la rue. Le plan se déroulait sans accroc sauf que Herbert, qui avait dû grimper les escaliers par petits sauts successifs, semblait proche de rendre l’âme.

– Ça va aller Herbert ?

Occupé à tenter de reprendre son souffle, il ne put même pas me répondre. Odette ne se manifesta pas pendant deux minutes mais elle finit par s’inquiéter :

– C’est bon ? On peut se remettre en route les chieurs ?

– Nous ça va mais je ne crois pas que Herbert supportera une nouvelle volée d’escalier !

– Qu’est-ce qu’il a ?

– Il est tout essoufflé !

– Ah !… Bon alors on va prendre l’ascenseur !

– L’ascenseur ? Ah non alors !

– T’as une meilleure idée ? Tu veux abandonner Herbert ici ? Faux-frère !

– C’est pas ça ! C’est juste que l’ascenseur c’est…

– C’est pratique pour les campagnols ! Pas d’histoire !

– Herbert, finalement, j’espère que tu nages beaucoup mieux que tu ne grimpes

– Ça va aller… mmmfff… c’est juste que… ma physionomie n’est pas adaptée à cet escalier. Ça va aller là… si on prend l’ascenseur.

 

Avant d’atteindre l’ascenseur il était nécessaire de traverser la rue, passer sous trois véhicules avant de pénétrer dans une allée. Outre la porte d’entrée, il y en avait une deuxième qui séparait le hall d’entrée de la cage d’escalier. Celle-ci donna un peu de fil à retordre à Odette qui jura comme un charretier contre le système servant à assurer que la porte se referme après le passage d’une personne.

– Ils l’ont réglé au max ces cons !

Une fois du bon côté de la porte Odette appela l’ascenseur. De l’extérieur je pus juger qu’il n’était pas tout neuf et cela ne me rassura guère. Il descendait lentement vers nous et soudainement Odette se mit à crier :

– Il y a quelqu’un qui descend par l’escalier ! Vite ! Vite ! Planquez-vous !

Panique générale ! Je rebroussai chemin tout comme Atlas mais la porte s’était déjà refermée et on manqua de peu s’assommer l’un l’autre en faisant volte-face. Herbert et Boobi n’étaient pas en meilleure posture. Ils étaient tous deux partis sur la gauche de l’ascenseur mais tombèrent nez à nez avec une autre porte donnant probablement sur caves. Ils rebroussèrent chemin tandis qu’Atlas et moi tentions justement de trouver une issue dans ce coin là. Carambolage ! Pas le temps de demander pardon, une issue ! Une issue ? Y a pas d’issue ! Pas d’issue si ce n’est dans l’éclat de rire d’Odette :

– Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Quelle bande de trouillards vous faites !

Je m’arrêtai pour lui lancer mon plus méchant regard tandis que Herbert continuait de sauter dans tous les coins.

– Arrête-toi Herbert ! C’était juste une très mauvaise blague !

– Une excellente blague tu veux dire ? Hi ! Hi ! Hi ! Si vous aviez pu vous voir ! Quel cirque !

– C’est vraiment pas malin ça Odette ! Déjà que Herbert est au bord de la crise cardiaque !

– Il va s’en remettre le petit ! N’est-ce pas Herbert ?

– Mmmfff…

Durant tout ce remue-ménage l’ascenseur avait enfin rallié le rez-de-chaussée. Odette fit un nouvel effort pour nous permettre de pénétrer dans la boite.

– Ça va en faire des bonbons à ingurgiter, hein ?

– Tu l’as dit matou ! Je crois que je vais plutôt mettre deux doigts dans une prise !

– Ah non !

– Comment ça non ?

– T’es pénible quand tu fais ça !

– Tu préfères que je sois fatiguée au point de ne plus pouvoir ouvrir les portes ?

– J’ai pas dit ça.

– D’ailleurs je me sens un peu faible… je me demande si on va pouvoir sortir de cet ascenseur.

– Ah non ! Ne me dis pas que…

A cet instant l’ascenseur stoppa tout net entre deux étages.

– Qu’est-ce qui se passe Odette ?

– Je crois bien qu’on est bloqués !

– Hein ? Bloqués ? Comment ça bloqués ? Fais quelque chose Odette !

– Tout ce que je peux faire c’est m’échapper de là. Quant à vous ça paraît un peu plus compliqué ! Cependant ne craignez pas de mourir de faim !

– On va mourir de faim ?

– Je vous ai dit que non ! Il suffit que j’appelle les pompiers ou bien même que vous miauliez plaintivement ! Les pompiers viendront vous sortir de là et on vous enverra à la fourrière ! Ensuite, si vous avez de la chance, vous serez recueillis par une cellule de la SPA ! Ça prendra sûrement du temps mais… Atlas finira dans un labo P4 à Gerland. Herbert sera recueilli par une famille avec des enfants en bas âge qui le martyriseront. Boobi sera empaillé… quant à toi Darwin…

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il va m’arriver à moi ?

– Après quatre années passées à te morfondre dans une petite cage posée entre un teckel débile et un dog allemand enragé, tu seras adopté par la même famille que Herbert qui entre temps sera mort de mauvais traitement. Les gosses auront grandi mais ils seront encore plus cons qu’à leur première heure. Et toi, avec tout ton chavoir, tu seras chargé d’apprendre à ces morveux 2.0 à écrire le français, tâche si impossible et éreintante que tu mourras d’épuisement ! Bon ben il ne me reste plus qu’à aller chercher le bon secours des humains !

– Oh non Odette ! Non ! Reste-là !

– Nous abandonne pas !

– Il doit y avoir une autre solution, t’as vu ?

– A cet instant l’ascenseur eut comme une convulsion.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– De deux choses l’une. Soit il va se casser la gueule, soit il cherche à accomplir la mission qu’on lui a confiée : nous monter au dernier étage !

– Oh punaise ! Punaise ! Pourvu que ce soit l’option 2 !

– On va crever !

– Jésus Marie Joseph !

– Vous priez pas Pristi ?

– N’importe qui qui va nous sortir de là ! Un chat là !

L’ascenseur eut une nouvelle convulsion, puis après un soubresaut, il sembla reprendre sa route vers le sommet.

On se regarda les uns les autres, pas encore franchement rassurés, sauf Odette qui se mirait dans un miroir :

– J’son joliment jolie min j’diroy point non pour un décochonnage.

L’ascenseur sembla enfin trouver son rythme de croisière avant de stopper à nouveau :

– On est encore bloqués ?

– Non ! On est arrivés !

– Super ! Sortons vite !

– Chut !

– Quoi ?

– Chut !

– Quelqu’un sort sur le pallier !

Effectivement nous entendîmes une porte s’ouvrir et des bruits de clés ! Stupeur ! Un habitant du dernier étage ! Connaissant la race humaine il y avait une grosse probabilité que l’individu la représentant en ces lieux décide de prendre l’ascenseur plutôt que de passer par l’escalier.

– Chut ! Pas de panique !

Odette sembla se concentrer et peu après on entendit une sonnerie de téléphone au loin. L’individu sur le pallier pesta puis retourna dans son appartement. Odette en profita pour ouvrir l’ascenseur puis, l’air de rien, alla jusqu’à la porte la plus proche dont elle ouvrit la serrure d’une manière assez innovante. Au lieu de jouer sur la serrure en tournant ses mains à proximité, elle les apposa dessus puis se mit elle même à tourner comme un soleil. Quand elle eut la tête en bas lors de se première révolution (il y en eut deux, la porte étant fermée à double tour) elle parla soudainement avec une voix un peu changée et sans sembler s’adresser à nous :

– Oui allo ? Monsieur Berneuil ?… Laura Shadow de la société Triple-Vite. Je vous appelle au sujet du devis que vous avez demandé pour le changement de vos fenêtres…

Il y eut un blanc de quelques secondes durant lequel Odette acheva ses tours avant de pousser simplement la porte qui s’ouvrit laissant apparaître un appartement lumineux et complètement vide.

– Vous êtes certain ?… Pourtant j’ai sous les yeux cette demande émanant de madame Noémie Berneuil pour huit fenêtres triple-vitrage… Votre épouse ? Oui il me semblait bien.

Odette referma la porte derrière elle, puis, d’un battement lent et majestueux, se tint suspendue en l’air à un mètre du sol en semblant regarder un point fixe sur le mur d’en face et en croisant les doigts. Nous attendions la fin de sa conversation mais elle sembla y avoir mis fin sans crier gare. Au bout de quelques secondes elle se mit à rire et nous déclara :

– Trop facile ! Restons calmes le temps que l’idiot d’en face se tire !

Une minute plus tard nous sursautâmes lorsqu’un gros claquement émana du palier. Odette resta stoïque tout en nous intimant de nous taire d’un geste du doigt. Un peu après l’ascenseur repris cahin-caha la direction du rez-de-chaussée.

– Pas mal cet appartement mais l’insonorisation laisse à désirer.

– C’était quoi ce bruit ?

– Un claquement de porte !

– Ah !…  Tu l’as sans doute un peu énervé.

– Non, c’est juste un trou de balle ! Dans n’importe quel habitat collectif il est aisé de repérer les trous de balle. Les trous de balles claquent systématiquement les portes, parfois si fort qu’ils réveillent même les chats et les pigeons dans les sous-pentes.

– C’est pas faux ! Mais j’ai toujours pensé que c’était à cause des portes sans poignée à l’extérieur.

– Pas du tout ! Il est toujours possible de fermer une porte sans bruit, sauf si elle est au bout de sa vie ce qui est en général le signe qu’on l’a beaucoup maltraitée ! Le trou de balle claque sa porte puis met sa clé dans la serrure pour la fermer à double-tour. Il se refuse à faire les choses dans un ordre différent simplement parce qu’il a besoin de signifier à tous qu’il est chez lui chez lui et un peu aussi chez lui chez les autres. Le trou de balle n’aime pas ses voisins et ses voisins le lui rendent bien. Par contre le trou de balle est très apprécié des serruriers car il arrive toujours un jour où ce con là finit par laisser son trousseau de clés à l’intérieur, ce qui n’arrive pas à celui qui a l’habitude d’insérer d’abord sa clé dans la serrure avant de fermer la porte.

– Eh bien au moins ça fait le bonheur de quelqu’un !

– Du bonheur à trois chiffres ! Voire quatre si tu payes pas en liquide !… Bon. Voyez pourquoi j’ai choisi cet appartement !

– Parce qu’il est vide !

– Certes mais pas que ! C’est un duplex et on aura un accès direct au toit. Par contre ça va demander un nouvel effort à Herbert. Dis Herbert pépère ! Tu vas pouvoir grimper cet escalier ? Tu peux  prendre tout  le temps qu’il faudra !

– Oui ça va aller ! Je grimpe très bien.

 

Quelques minutes plus tard nous étions sur le toit baigné d’un soleil encore chaud.

– Ah ben voilà ! Magnifique ! Et la vue est pas mal ! Moins bien que de chez moi mais pas mal !

– Je ne vois pas franchement la différence.

– L’angle sur Fourvière est tout à fait différent Odette, de chez moi on a la basilique pile en face !

– Et c’est mieux ?

– Evidemment ! Ah ! On respire !

– Ah oui tu parles ! Respire pas trop profondément, on est en alerte pollution ! Tu vois la brume sous le soleil ?

– Oui. C’est joli.

– C’est pas de la brume !

– Ah !… Ben quand même, c’est toujours mieux que d’être enfermé dans une galerie à rats.

– Pas sûr.

 

Peu importaient les conditions atmosphériques, j’étais ragaillardi et je pus constater que la situation impressionnait fortement Herbert. Il allait et venait à droite à gauche, montait jusqu’au faîte pour avoir un point de vue à 360 degrés ; la différence avec ce qu’il connaissait sur l’île de la Pape devait être considérable. J’ai fini par me poser près de Boobi tandis qu’Odette tentait vainement d’entreprendre une discussion avec Atlas à deux mètres de nous. Je vis Herbert redescendre de son perchoir pour s’en aller jeter un œil à la gouttière. Allez savoir ce qu’il avait en tête ? Peut-être espérait-il y trouver un résidu d’humidité au rebours d’un bouchon de feuille. C’est alors qu’il partit en droite ligne vers Odette à une vitesse dont on ne le savait pas capable. Il se glissa tel un furet entre elle et Atlas.

– Quelle mouche le pique ?

La réponse ne se fit pas attendre, j’avoue ne pas l’avoir vue venir. En guise de mouche, un corbeau ! Pas de ces corneilles qui crèchent en nombre à Fourvière, non, un corbeau, le grand modèle ! Il a atterri sans demander la permission sur une cheminée à un mètre de moi. Ça a jeté un froid ! Personne ne bouge, personne ne moufte pendant de longues secondes. Le corbeau fait mine de rien, mire à l’ouest le soleil qui continue son inexorable descente, puis, sans même tourner la tête, il semble nous toiser longuement du regard. Boobi et moi rentrons dans son jeu, numéro d’équilibristes, un oiseau puissant, deux chats qui font le poids, qui est le prédateur, qui est la proie ? Je tourne la tête vers Odette, elle s’est mise à caresser Atlas d’une main protectrice. De temps à autre elle jette un œil vers le corbeau puis fait mine de s’intéresser au soleil. Le corbeau garde le silence, pas Boobi. Il se penche vers moi et murmure :

– S’il fait un mouvement vers nous tu bondis à gauche, je bondis à droite, ensuite on lui vole dans les plumes ! Synchros, t’as vu ?

– Odette ne veut pas qu’on s’attaque aux oiseaux !

– Pourquoi ?

– C’est une lubie qu’elle a !

– Légitime défense, t’as vu ?

– Au cas où, peut-être qu’on peut faire une exception.

– Y a moyen !

 

On est restés comme ça durant quelques minutes. Je n’ai pas vu si Atlas et le corbeau se sont regardés dans les yeux mais je me demande si un peu de la folie du premier n’est pas passée dans la tête du second. En effet, de la façon la plus inattendue qui soit, le corbeau s’est mis à parler. La ressemblance avec le délire d’Atlas ne saute pas aux yeux, du moins dans le contenu, mais il y a quelque chose d’approchant dans la forme ; je vous laisse en juger tout en vous assurant pas avance que ça a le mérite d’être court. Voici donc ce que nous déclama le corbeau :

 

Je vois, un petit bout de bois

Aiguise, un cerveau de mes doigts

Etais-je déjà moi ? A peine sorti de l’eau

Est-ce ce morceau de bois, passé en travers toi

Qui m’a rendu si haut, si haut si je vise

Mieux qu’un corbeau ?

Quel oiseau !

Mère ! Ecoute-moi !

Je pars étudier la chair, prends, un petit bout de fer

Pour qu’enfin nous sachions :

L’esprit est-il établi hors du fruit ?

Epineuse question !

On dirait bien que non, ou bien très loin d’ici

Se peut-il qu’il survive, s’il n’est point en l’église ?

Saura-t-il par le feu, souffrir dans l’entredeux ?

J’allume, un petit bout de bois,

Elève, un bûcher, une croix

Pour démultiplier

Les âmes trépassées, mais de vie à ce pas

Je veux entendre hurler

Pour mon humanité

Que c’est Dieu qui veut ça !

Et puis tout son contraire !

Que demain comme hier

Pieux et pieux vont de paire

Enfoncé dans la chair, mon petit bout de fer

Mon petit bout d’enfer

Où le Je me pardonne

D’avoir tué un homme

D’avoir tué mille hommes

Et tué jusqu’à l’homme

Sans entendre celui

Qui a chargé sa pierre

En mon cœur aujourd’hui

Car demain comme hier

Aucun cri ne suffit

Jamais ne sera dit :

Nous en avons fini !

 

A peine eut-il fermé son bec, le voilà envolé ! Il est parti en direction de l’Ouest avant de dessiner une grande courbe et de mettre cap à l’Est, je l’ai rapidement perdu de vue.

 

– Eh ben ! Drôle d’oiseau !

– Légèrement dérangé du ciboulot ! Qu’est-ce que t’en penses Atlas ?

Odette et son art de la diplomatie, j’étais d’avis qu’il valait mieux le laisser hors de ça mais de toute façon, il semblait parfaitement indifférent :

– Qu’est-ce que je pense de quoi ?

– De ce corbeau ?

– Il voulait quoi ?

– Te bouffer !

– Ah bon ?

– Ou bien bouffer Herbert.

– Brrr… 

– Peut-être même qu’il aurait pu enlever Darwin !

– Je crois pas, non ! Sauf s’il espère que je lui bouffe toute sa nichée !

– Tu piges pas matou ! Il t’attrape, te monte assez haut pour que tu ne retombes pas sur tes pattes, et hop ! Il te lâche ! Après il te récupère en pièces détachées !

– Abuse pas non plus ! C’est qu’un corbeau et je fais plus de six kilos !

– Ouep ! Tout ça pour dire que les campagnols sont avisés de ne pas monter seuls sur les toits !

– Je suis là parce que vous m’avez obligé à monter !

– C’est inexact ! T’avais le choix de rester avec Pélopa !

– Bonjour le choix !

– En parlant de bouffer ! Quand est-ce qu’on mange ?

– On sort de table, si j’ose dire.

– On a eu des émotions ! Les émotions ça creuse !

– A ce point là ? Un repas de thanksgiving avec l’Undertaker et Kane me coûterait moins cher que vous !

– T’achètes rien de toute façon !

– Je parle d’efforts !

– Tu veux pas faire l’effort d’aller chercher des croquettes ?

– Non mais je veux bien aller chercher des carottes !

– Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse avec des carottes ?

– On n’a qu’à dire que c’est Herbert qu’invite.

– C’est pas un lapin !

– Si j’ai le choix entre carotte et pâté, je choisis carotte !

– Faux-frère, t’as vu ?

 

En réalité Odette trouva dans les étages de quoi faire une petite collation et il y en eut pour le goût de chacun. Nous la remerciâmes platement mais, pour lui prouver notre gratitude, elle nous demanda de lui prêter une oreille attentive pour une autre de ses lubies : le chant ! Comme vous le savez déjà si vous êtes un lecteur assidu de ce blog, les chants d’Odette ne me laissent pas toujours un souvenir impérissable. 

25 mars 2017

Rats d'art et d'acier

Chalut.

 

J’ignore combien de temps dura la sieste que nous fîmes dans la cave de Odette. Au réveil je fis connaître mon envie de prendre un peu l’air mais Odette suggéra d’attendre la tombée de la nuit. Je n’étais personnellement par contre le fait de voir la lumière du jour :

– N’y a-t-il pas dans le quartier un coin avec un peu de verdure à l’abri des allers et venues des chiens ?

– Ce quartier est fâché avec la verdure Darwin ! Faudrait pousser jusqu’à Carnot mais c’est justement infesté de clébards ! Ou sinon on se fraye un chemin jusqu’aux toits !

– Ah oui, ça ça serait vraiment cool ! J’ai besoin de respirer.

– Je crois surtout que tu as besoin de retrouver ta position préférentielle, celle où tu te sens dominant, ce qui en dit beaucoup sur toi.

– C’est possible Odette mais je ne vois pas comment une fée pourrait juger de la position d’un chat habitué à vivre sur les toits et qui se retrouve enfermé dans une cave sur la brèche !

– Quelle brèche ?

– Cette cave sert de corridor entre une galerie infestée de rats et d’autres caves dans lesquelles peuvent débarquer à tout moment des humains dont le capital sympathie envers les chats de gouttière est plus qu’hypothétique.

– Pour ce qui est des humains, j’ai une idée !

– Laquelle ?

– T’as qu’à mettre un collier ! J’en ai justement quelques spécimens ici !

Elle fit quelques pas jusqu’à l’étagère, farfouilla son fatras avant de se retourner triomphante en brandissant un collier pour chat :

– Tartuffe ! Avec l’adresse en sus du numéro !

– Et à quoi ça pourrait bien me servir ?

– A être bien vu si on te voit ! Les humains sont moins méfiants vis-à-vis d’un chat qui porte un collier.

– Et s’ils croient que je suis perdu et qu’ils appellent le numéro sur le collier.

– Ils croiront que Tartuffe est ressuscité !

– Ah ! parce que c’est le collier d’un macchabée ? Dis-toi bien deux choses Odette ! La première est que je ne porterai jamais un collier pour chat !

– Rien n’est moins sûr !

– Oh que si ! Et la deuxième c’est que jamais je ne porterai, et même encore moins souvent que jamais, le collier d’un chat mort ! Compris ?

– C’est toi qui vois ! Autrement j’ai des faux colliers ! Comme celui que porte Pélopa !

– Je n’ai pas remarqué qu’elle portait un collier.

– Moi non plus t’as vu ? a dit Boobi désireux de se mêler à la conversation.

– Quel sens de l’observation !… Pour votre défense il faut dire qu’il est assez discret. Mais l’essentiel est qu’il porte mon numéro de téléphone !

– Toi t’as un téléphone ? Dernière nouvelle !

– Je n’ai pas de téléphone, seulement un numéro.

– Et à quoi ça te sert ?

– A recevoir des appels, cons de chats !

– Comment tu reçois des appels si t’as pas de téléphone ?

– Je les reçois avec mes ailes !

– C ‘te blague ! T’as pas la TNT en prime ? Ah ! ah !

– Si !

– Genre !

– Tu crois que je ne peux pas capter la TNT avec mes ailes ?

– Non sinon tu nous aurais déjà montré ça depuis belle lurette !

– D’abord vous n’avez jamais émis le souhait de regarder la TV et en plus c’est pas le support idéal pour ça !

– Ben tu m’étonnes, avec ton gros cul au milieu t’as vu ? Arf, arf, arf, arf, arf !

Voilà Boobi reparti dans l’un de ses fous rires interminables tandis que je n’entendais pas prendre tout ça pour argent comptant :

– Prouve-le !

– Quoi ?

– Que tu reçois la TNT !

– Impossible ici car la voûte est trop épaisse. C’est une excellente cave !

– Hum… Alors donc tu l’as volé à qui ton numéro ? A un autre macchabée ?

– Bien sûr que non ! Je me le suis réservé, si je puis dire. C’est comme pour la cave. C’est un numéro d’Orange qu’ils n’attribuent pas à quelqu’un d’autre ! Suffit d’avoir accès aux bonnes données !

– Et donc… quand on t’appelle, ça te fait dring-dring dans ta tête et tu réponds ?

– En quelque sorte. Si tu voulais bien enfiler un de ces colliers, des fois que tu te fasses choper par un humain…

– Je te garantis qu’il a intérêt à porter une armure !

– Ben si t’étais malin, tu te la jouerais gentil minou, tu laisserais gentiment l’accès au numéro sur le collier ; alors, s’il croit que tu es perdu, l’humain m’appelle et moi je lui réponds d’une voix suave : « Oh ce brave Darwin ! Mais non mais non, il n’est point perdu père Lustucru ! Il vagabonde, découvre le monde, mais il retrouve toujours son chemin ! » Tu saisis l’idée matou ?

– Très bien ! Mais ce n’est pas pour autant que je vais m’enfiler ce truc là autour du cou comme un vieux cabot !

– C’est comme tu veux matou !… Dis Boobi ? Tu vas t’en remettre ?

– Arf… Ouep ! Arf, arf !

– Parce qu’avant d’aller à la fraîche, je suggère de retourner faire un tour dans la galerie.

– Encore ? Mais Odette ! Quel intérêt de faire deux fois la même chose ?

– Ce n’est pas la même chose ! La galerie change d’objet selon l’heure de la journée ! Vous verrez !

Nous reprîmes donc le chemin de la galerie, Odette recommençant son petit rituel anti-odeur, merci Odette, même si effectivement les choses étaient bien différentes dans la galerie. D’abord nous restâmes « sur le pas de la porte » pour contempler l’agitation, je compris rapidement qu’il s’agissait d’une séance d’entraînement à la lutte. Les rats étaient regroupés par binômes dont chaque membre tentait de faire « mordre la poussière » à l’autre. Du fait du filet d’eau traversant la galerie tous les rats étaient détrempés, hormis un, celui qui se tenait debout au milieu de toute cette agitation et donnait régulièrement de nouveaux ordres du genre : « Usitarataplache renversé » ou encore «  Aragonatement complexe à deux doigts. »  Glossaire incompréhensible pour les non-initiés mais à chaque nouvel ordre les rats se relevaient, se dressaient sur leurs pattes arrières, se saluaient mutuellement à la manière des judokas, avant de se précipiter l’un vers l’autre, sans doute dans l’idée de réaliser la prise annoncée dont j’avais vraiment du mal à saisir en quoi elle était différente de la précédente. Après une succession de prises, Odette crut bon de me glisser à l’oreille : « Le rat qui commande aux autres s’appelle ‘Précieux-Ridicule’, il est reconnu pour son côté téméraire. » Ce rat finit justement par annoncer la fin de la lutte par un ordre qui surpris Odette : « Aux clous ! »

– Aux clous ? Qu’est-ce qu’il entend par là ?

– Qu’est-ce que j’en sais ? Demande-lui !

Elle n’en eut pas le temps. Les rats se précipitèrent vers le Nord de la galerie et disparurent temporairement par le trou que je n’avais pas osé emprunté quelques heures plus tôt. Odette nous mit en garde :

– Ne bougez pas ! Ils vont sûrement redébouler dans l’autre sens !

– Conseil avisé ! Les rats firent retour en bon ordre et en tenant chacun quelque chose entre leurs mâchoires.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?… C’est des… clous ?

Quand le premier rat passa devant nous le doute n’était plus permis :

– Pourquoi ils trimballent des clous ces cons ?

Les rats reprirent à peu près la place qu’ils occupaient avant leur soudaine ruée vers le Nord. Direction de laquelle jaillit un nouvel ordre de Précieux-Ridicule :

– Garde à vous !

Les rats se dressèrent à nouveau sur leurs pattes arrière tout en saisissant d’une main le clou qu’ils avaient en bouche pour en poser le côté plat sur le sol. Ils formaient dès lors deux rangées adossées aux parois de la galerie au milieu de laquelle Précieux-Ridicule s’avança en marchant à deux pattes et tenant lui aussi un clou particulièrement brillant dont le plat reposait dans le creux de sa main. Il le tenait ainsi à la manière d’un fantassin en campagne mais sa démarche était mal assurée et précieusement ridicule. Il alla ainsi jusqu’au Sud de la galerie en regardant un à un chacun de ses « soldats » occupant le côté est avant de faire la même chose côté ouest lorsqu’il remonta vers le Nord. On entendit ensuite :

– En garde !

Les rats relevèrent leur clou à hauteur de tête.

– Assaut !

Et ce fut parti pour une incroyable joute d’escrime ! Le bruit des clous entrechoqués résonnaient dans la galerie tandis qu’ici est là, quelques rats sûrs de leur art singeaient Cyrano. J’étais estomaqué, Boobi ricanait en tentant de tirer parti du spectacle :

– Herbert ! Je te parie deux rations de pâté que le premier à se faire embrocher est le troisième rat à droite.

Herbert ne crut pas bon de répondre, son regard dénotait un mélange d’incrédulité et d’inquiétude. Atlas était impassible et Odette fronçait les sourcils.

Il n’y eut aucun blessé, ce qui sembla décevoir Boobi :

– C’est nul !

Au bout d’un quart d’heure, Précieux-Ridicule siffla la fin de l’entraînement. Les rats posèrent leur clou au sol et retrouvèrent une position à quatre pattes qui sembla les soulager. Précieux-Ridicule revint vers le centre de la galerie, à proximité de l’endroit où nous nous trouvions, et fit une courte allocution :

– Soldats ! Je sais que l’entraînement vous pèse mais je suis satisfait de constater que votre motivation reste intacte. Nous ne devons pas ! nous ne pouvons pas nous permettre le moindre relâchement. Si vient la guerre, le 1er régiment d’art et d’acier sera appelé en première ligne ! Tenez-vous prêts ! L’avenir de la communauté est entre vos mains ! Tinte un clou et tous pour un !

–  Tinte un clou et tous pour un ! reprirent en cœur les rats-soldats.

Ils remirent leur clou en bouche et quittèrent sans hâte la galerie avec la satisfaction du devoir accompli. Comme Précieux-Ridicule semblait devoir fermer la marche, Odette en profita pour marcher à sa suite et l’interpeller avant qu’il ne quitte la galerie :

– Dis donc Précieux-Ridicule ! Depuis quand vous vous entraînez avec des clous ?

– Depuis que les outre-rhônois s’entraînent avec des clous !

– Depuis quand les outre-rhônois s’entraînent avec des clous ?

– Ils prétendent que c’est depuis qu’on s’entraîne avec des clous ! Mais ce sont de fieffés menteurs !

– Vous n’allez tout de même pas vous battre contre les rats d’Outre-Rhône ? Je croyais que l’heure était aux solidarités inter-communautaires.

– C’est exact mais qui veut la paix prépare la guerre !

– J’aurais plutôt tendance à penser que celui qui prépare la guerre finit par faire la guerre. ai-je dit.

– Raison de plus pour nous tenir prêts.

J’étais personnellement plutôt circonspect quant à l’efficacité de l’utilisation de clous dans une armée de rats aux incisives affûtées et aux griffent tranchantes :

– Je ne vois vraiment pas ce que ces clous peuvent vous apporter. Ça a plus l’air de vous encombrer qu’autre chose.

– Si les outre-rhônois s’entraînent avec des clous, c’est bien qu’il doit y avoir un avantage à cela !

– Tout cela ne me plaît pas du tout. a dit Odette.

– Ecoute Odette ! On ne peut tout de même pas laisser une communauté rivale s’armer sans réagir.

– Vous ne connaissez même pas ses intentions.

– Certes mais la prudence est de mise. Et nous devons sécuriser nos approvisionnements !

C’est l’instant que choisit Herbert pour se jeter dans la vasque à proximité de laquelle nous étions parvenus. Précieux-Ridicule en profita pour s’éclipser :

– Au revoir Odette ! A la prochaine !

Odette ne répondit pas et regarda Herbert qui semblait avoir atteint de nouveau son nirvana. Elle lui donna cinq minutes, il tenta de négocier dix, sans succès. Six minutes plus tard nous avions retrouvé la cave qui elle-même avait retrouvé ses occupants habituels.

 

Je vous conterai la suite de cette aventure dans un prochain billet.

 

Darwin.

23 mars 2017

Un bon castor

Chalut.

 

Après notre long séjour dans la galerie marchande  nous retournâmes dans la cave que Odette prétend posséder. Elle n’était pas trop avitaillée mais cela devait suffire à reprendre des forces, à condition de ne pas faire les difficiles :

– C’est quoi ça ? a dit Herbert lorsque Odette a disposé devant chacun d’entre nous une petite boite d’un genre de pâté peu appétissant.

– De la bouffe pour chat ! Désolé j’ai pas l’équivalent pour ragondin !

– De la bouffe pour chat ?

Herbert était réellement circonspect tandis qu’Atlas déclara qu’il passait son tour au grand plaisir de Boobi qui pris une option sur la portion dévolue au rat blanc. La mine déconfite d’Herbert me fit sourire.

– T’en fais pas Herbert ! Moi aussi la première fois qu’on m’a vendu cela pour de la bouffe pour chat, j’ai un peu tiqué.

– Oui mais moi je ne suis pas un chat, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué !

– Pour chats, chiens, rats… quand les humains ont décidé de mettre de la bouffe en boite, c’est peu ou proue la même merde ! Mange ! Juste pour l’apport calorifique !

– Tu dirais la même chose si j’étais un cheval ?

– T’es pas un cheval !

– Qu’est-ce qui te dit que je ne suis pas herbivore ?

– Depuis quand les rats sont herbivores ?

– Je ne suis ni un rat ni un ragondin ! Je suis un campagnol amphibie et je suis très rare !

– Oui ben ça tu l’as déjà dit !

– Eh bien pour ta gouverne sache que je suis pratiquement végétarien !

– Pratiquement. Dans le sens de la pratique ou dans le sens de presque ?

– Je suis presque végétarien !

– C’est ce que je me disais ! Mange ton pâté ! Faut prendre des forces ! Surtout si tu veux rentrer chez toi !… T’habites où au fait ?

– Au nord ! C’est comme je vous ai dit !

– Mais où exactement ?

– Sur l’île de la Pape.

– T’es sérieux là ?

– Mais oui !

– Mais comment t’as atterri ici ?

– C’est comme je vous ai dit ! Par le métro !

– Donc si je comprends bien, cette bande de rats, que tu sembles avoir à la bonne, Odette… Cette bande de rats s’en va chercher des ragondins à dix bornes d’ici pour les forcer à porter des choses pour eux ?

– Tu ne vas pas mettre tous les rats dans le même paquet sous prétexte que Herbert s’est laissé entraîné dans une sombre histoire !

– Peut-être bien que si !

– Cela ne t’honore pas !

– Et toi ? Tu trouves ça honorable de  fréquenter cette vile espèce ? Et par-dessus le marché tu leur donnes des coups de main ! Et puis d’abord c’est quoi cette histoire de concentré vitaminique et de farcie ? Et pourquoi tu construis des tunnels à seule fin d’aller les rencontrer ? Et pourquoi tu leur installes l’électricité ? Et comment ça se fait qu…

– Oh Oh Oh ! On va se calmer là ! T’es jaloux ou quoi ?

– Jaloux de ces… Quoi ? Moi jaloux de ces…  Ah ! ah ! Ben manquerait plus que ça ! Ben elle est forte celle-là dis !…  Hein ? Non mais !… Mais d’abord c’est pas une raison pour faire des choses pour eux que tu ne ferais pas pour moi !

– Qu’est-ce que je ne ferais pas pour toi par exemple ?

– Par exemple tu ne me donnes pas de concentré vitaminique à moi !

– Parce que t’en as pas besoin !

– Comment ça pas besoin ? Pourquoi j’en aurais moins besoin qu’un rat ! 

– Darwin ! Ces rats travaillent dans des conditions difficiles ! Ils vivent deux ans quand toi tu pourrais bien dépasser les vingt ans si tu continues à passer ta vie à méditer sur ta cheminée !

– Je ne médite pas sur ma cheminée mais sur l’état du monde !

– Oui mais vautré sur ta cheminée ! Tu mesures la différence entre ce mode de vie et une vie qui consiste à travailler sans relâche ? D’autant plus que depuis que je t’assiste pour tes tâches les plus problématiques, ta vie s’en trouve passablement facilitée ! Alors ne me dis pas que je ne fais rien pour toi !

– Comment peux-tu affirmer que je vivrai vingt ans si tu ne me donnes pas des vitamines ?

– Je n’affirme rien ! Je dis que c’est possible ! Comme il est possible que, à supposer que tu sois encore vivant dans quinze ans, tu puisses te retrouver abandonné par tous les humains au beau milieu d’une guerre généralisée entre pigeons et rats ! Vaudrait peut-être mieux passer l’arme à gauche avant cela !

– Tu ne vas pas remettre le couvert ! C’est n’importe quoi cette histoire ! Comme si l’humain allait disparaître du jour au lendemain ! Quand il est question d’être au beau milieu d’une guerre généralisée, c’est pas de becs et d’incisives que je remplis mes cauchemars !

– Et de quoi donc Môssieur Darwin Le Chat ?

– De bombardiers furtifs et d’ogives nucléaires par exemple !

– Donc tu es d’accord pour dire que ces trous du cul pourraient bien en arriver à se foutre définitivement sur la gueule comme des sales gosses ?

– Là je suis d’accord mais…

– S’ils se foutent définitivement sur la gueule alors ils disparaissent et une autre espèce prend la relève !

– Mais non ! Non non ! Car ils en restera toujours une petite proportion ! Celle-là même qui fantasme cet apocalypse depuis que le rejeton d’Enola Gay a commis son crime inexpugnable et qui s’imagine justement survivre comme une bande de rats dans un trou à rats surmonté de cinquante mètres de béton armé ! Même au beau milieu d’un nuage radioactif cette bande de rats là aura toujours le dessus sur celle que l’on vient de croiser dans l’égout qui leur sert d’étale. De toute façon ils pourraient bien inhaler n’importe quoi, y a rien qui semble en mesure de les rendre plus tarés qu’ils ne le sont déjà ! La folie les a guidés avec succès jusqu’ici, il n’y a pas de raison qu’il en aille autrement à l’avenir ! Ce qui me conduis à supposer que si une seule espèce devait survivre, ce serait l’espèce humaine !

– Ah oui ? Eh ben moi je mise sur les rats justement parce qu’ils sont experts en abris souterrains !

– Mauvaise raison ! Autant miser sur les robots parce qu’ils sont les meilleurs pour retenir leur respiration !

– Ah ouais ? Ben ils seront peut-être les premiers à crever durant l’hiver nucléaire !

– Ou peut-être que ce seront les fées !

– Ça ça m’étonnerait beaucoup matou ! Et de toute façon, si le danger devient pressant, j’aurai sûrement une remise de peine et elles viendront me chercher ! Tu crois que j’aurai une place pour toi dans mon arche ?

– A toi de voir.

– Je te conseille plutôt de miser sur l’option suivante : si l’alarme sonne trois fois, tu plonges directement la tête la première dans la cheminée !

– C’est pas très sympa ça Odette !

– Arrête de m’énerver !

– Arrête de t’énerver !

– Tais-toi un peu ! Si Pélopa revient avec les petits tu vas leur faire peur !

– C’est toi qui vas leur faire peur à force de brailler !

– Chut !

– Chut aussi !

Il y eut un blanc de quelques dizaines de secondes. Atlas était totalement impassible tandis qu’Herbert mâchait difficilement une nouvelle bouchée de pâté. Il finit par délaisser le reste de sa ration, ce qui n’échappa à l’œil aiguisé de Boobi :

– Tu finis pas ton pâté ?

– Non.

– Le reste est pour moi alors !

– T’as un drôle de sens du partage dis donc !

– Le fée bouffe pas de pâté et Darwin s’est à peine mâchuré le museau à force de piaffer comme un moineau, t’as vu ?

– Mais c’est pas une raison pour se conduire comme un castor !

– Qu’est-ce que les castors viennent foutre là-dedans ?

– Les castors sont de sales égoïstes ! Ils font des trucs dans leur coin sans se préoccuper des autres. Exactement comme toi !

– Je sais pas d’où tu tiens ça Bruno mais ça a l’air super cool d’être un castor, t’as vu ?

– C’est peut-être cool d’être un castor mais c’est pas cool d’être le voisin d’un castor ! Et a plus forte raison d’être le voisin d’une famille de castor !

– Toi ? T’es le voisin d’une famille de castors ? Mytho ! Y a pas de castors ! Ils ont disparu les castors, t’as vu ?

– Y a des castors ! Ils sont réapparus !

– Tu dois confondre avec des hérissons !

– Avec des hérissons ? Et pourquoi pas des hérons pendant qu’on y est ? Tu crois que les hérissons squattent des morceaux de berges grands comme vingt nids de cigognes ? Tu crois que les hérissons se calent des branches grosses comme toi sous les incisives dans l’idée d’obstruer le lit de la rivière tout entier ? Non mais sérieusement ? Elle est aux castors ou quoi la rivière ? Depuis quand on s’empare d’un cours d’eau sans se soucier de ceux qui vivent en aval ?

 – Depuis qu’y des castors, t’as vu ?

– C’est dégueulasse !

– T’as qu’à y aller leur foutre sur la gueule, t’as vu ?

– Et toi, t’en as déjà vu un de castor ?

– Pas que j’ me souvienne, t’as vu ?

– Les castors on leur met pas sur la gueule ! Ni toi, ni moi ! En plus maintenant c’est devenu illégal !

– De ?

– De s’en prendre aux castors !

– Qui dit ça ?

– Les humains !

– Ben qu’est-ce qu’on en a à foutre ?

– Pourquoi ils font ça ?

– De ?

– Protéger les castors ! C’est insensé !

Je cru bon d’intervenir dans cette conversation devenue digne d’intérêt :

– Au contraire ! C’est une excellent initiative, pour une fois.

– Là c’est le moment où on apprend que Môssieur Darwin Le Chat a lu la page Wikipédia sur les castors ?

– Pas du tout ! C’est juste une question de bon sens écologique !

– Hein ? Mais il est fou ce chat !

– Dis donc le ragondin ! T’es contre la protection de la nature ? a dit Odette de son air pas commode.

– Au contraire ! Je suis pour la protéger ! Je suis pour qu’on empêche les castors de couper les arbres et de modifier la circulation fluviale !

– D’accord ! Alors on n’a qu’à tuer tous les castors ! Et les mecs en chemise à carreaux avec des tronçonneuses tant qu’on y est !

– Oui tant qu’on y est !

– Et à la place tu verras débarquer un type en costard cravate au volant d’une bagnole démesurément grande garée à proximité d’une machine encore plus grande qui  t’attrape un arbre de deux mètres de diamètre et de cent pieds de haut et te le saucissonne en rondelles en un clin d’œil racines comprises ! Hou ça décoiffe ! J’ai pas un peu de sciure dans les cheveux ?

– Non t’as de la terre !

– Bon Herbert ! Faut que tu comprennes que tout arbre qui ne passe pas sous les incisives d’un castor barre potentiellement la route d’un humain près à le transformer en bois de chauffage à la première occasion ! Quant au lopin de terre qui vous sert de crèche à toi, ta famille et tes voisins castors, il y a autant de trous du cul que la terre compte de promoteurs immobiliers disposés à le transformer en centre commercial en forme de boite à sardine géante, l’odeur en prime, pour les péri-urbains lyonnais ! Compris ?

– Oui madame.

– Bien ! Alors crois-moi ! Là où un gang de castors réapparaît, c’est plutôt le signe qu’il y a peut-être un avenir pour les individus de ton espèce. Tu piges ?

– Oui mais j’aimerais vous y voir vous autres, en aval d’un barrage de castors !

– Si t’as pieds en aval vas piquer une tête en amont ! Et dire qu’à côté du génie bâtisseur d’un castor, un major de promo à l’école des Mines passe pour un galérien des études… Un peu de respect tout de même !

– En amont c’est pas chez nous, c’est chez les castors !

– D’accord…   Sinon je te file un tuyau et une turbine, t’auras la lumière à l’étage du dessus, ce sera toujours ça de gagné !

– Quoi ?

– Oublie ça ! T’as pas un peu sommeil ?

– Un peu…  Et même beaucoup.

– Bon. Je décrète l’heure de la sieste pour tout le monde ! Calez-vous chacun dans un panier !

Personne ne se fit prier. Odette éteignit la lumière et je me suis dit qu’avec un peu de chance, elle irait chercher du repos dans son propre repère. Mais non, elle crut bon de venir s’allonger sur moi, ce qui est relativement désagréable tant que ses ailes n’ont pas totalement ramolli. Heureusement elle ne fut pas longue à s’endormir. Au bout de cinq minutes je pensais bien être le seul à ne pas être encore tombé dans les bras de Morphée. Je me laissai gentiment attiré en repensant aux heures écoulées quand Herbert brisa soudainement le silence :

– Un bon castor est un castor mort !

 

Darwin.

21 février 2017

Premier Délire d'Atlas

Chalut !

 Avant de vous rapporter ce que déclama Atlas, il me semble utile de donner quelques précisions sur la manière dont il le fit. Sans doute, pour mieux en rendre compte, j’aurais dû faire de nombreux retours à la ligne, comme s’il s’était agi d’une suite de vers. Mais il serait exagéré d’accorder le moindre crédit poétique à ce rat blanc dont l’élocution est assez pénible à entendre. Certes les virgules dans le passage qui suit auraient gagné à être changées en points virgules. Lorsqu’il déclame sa tête va de gauche à droite et de gauche à droite et quand ses yeux s’arrêtent sur vous, son discours semble devoir vous concerner en premier lieu. J’ai préféré me contenter d’une ponctuation permettant une lecture plus fluide sans trop altérer la structure de ce discours passablement haché. Voici, donc, ce que nous dit Atlas :

 – Est-ce ainsi que la culture advient ? Par le côté le moins sain ? Vous vouliez suivre une ombre, un homme, juste, pour en perdre la trace. Vous vouliez être en ego, son égal, vous seriez, celui qui le remplace, à l’heure, des catacombes. Vous vouliez viser haut, dans son dos, construire, sur ses décombres, après, son hécatombe.

Et l’Un vous laissa faire, ou bien vous encourageait-il ? Pour voir s’il s’en trouvait plus vil, à ne suivre qu’un fil. Que fera l’âme ? Cette Ariane, promise, compromise, venue sur l’autre rive, où pour la première fois vous parliez d’entremise, ce jour venu maudit quand vous mouliez monnaie par la bouche idolâtre d’un monstre à carapace. Vos livres sont de compte, les vies devenues âpres et les dus qui s’entassent, auront cédé la place, en toute impunité, à un vocable usé, raboté par le sable, que vous ne faites que crier contre vents et marées : Liberté ! Vous, tel un Grand Debout, fou jaloux, qu’on peine à raisonner, puisqu’il a ses raisons, marquées d’un sceau puissant, petit papier roulé, serré, dans un pieu médaillon, qui fait corps à son cou, quand il ne fait ciment sous son pseudo d’argent, tout au creux de sa main. Il croit, priant l’Un, oeuvrant droit, il a, ses lois gravées aux tables entrelacées de croix, apôtre par ses supplices, des croix en son service, aucun trait ne déduit, n’ira dans les édits que ce qui multiplie. Il est, le spectre dans la pièce, itinérant déjà, au Panthéon des grecs, et bien avant encore, depuis, comme dit le vent, que naître c’est valoir. Il fait semblant, il sait ; depuis longtemps, le dilemme incessant, c’est d’être ou bien valoir. S’il vaut ; est-il ? L’être né dans un corps, sans possession de soi ? Veut-il ? Etre l’être le plus cher d’un père ou bien d’un frère, s’il est à la merci de son moindre souci ? Ainsi, les vies sous ventes, passées de mains en mains, contre espèces sonnantes, sont des vies trébuchantes. Tout le temps, quelque fut le montant, comblant un trou béant, leur point le plus commun, fut qu’elles ne valaient rien. En face, autrui faisant créance, ami ou ennemi, aux degrés de souffrance, jamais non grand jamais, ne sera de guerre lasse. Souviens ! Le droit, la loi pour soi, c’est : « Donne ce que tu me dois ! » Souvent la relation prend forme dans l’inégal, une partie perdue, perdure et devient stable. Au fil de l’épée passent les liens noués, moins pour vous délivrer que mieux vous attacher. Le fil de l’épée veut se faire oublier, tout se voit ramené à un échange inné, il offre contre blé, une garde rapprochée. Prends garde ! Sous leurs atours épiques, les arts héraldiques, peinent à mettre sous clé leur côté hiérarchique ; dans leurs élans cosmiques, c’est encore toi qu’ils piquent, toujours moins protégé, que de près surveillé. Mieux vaudrait écouter, la voix de ton côté, qui parle d’êtres libres, et surtout d’équilibre, vers lequel l’on tend, pour qu’un beau jour sûrement, ton linge revient blanc. En attendant, plus rien ne fera grâce. S’il se trouve deux comparses, pour traiter sans pêché, toujours de gré à gré, qu’importe que l’on sache, que ceci n’est que farce, deux égaux supposés, inégaux dans les faits, devront tout sacrifier, à leur égalité. Tout ici a un prix, depuis que théorie, a été établie. Voici ce qu’elle nous dit : « Au commencement, tous étaient commerçants ! Ils échangeaient pour moindre effort, quelques boyaux de porcs, contre peaux de castors. Olala ! dit soudain, des deux le plus malin ; que fera-t-on demain, si j’ai besoin de pain, et que tu n’en as point ? Inventons s’il te plaît, un moyen plus complet, qu’on nommera monnaie. Très bien ! lui dit consort, mais par quel média, obtiendra-t-on cela ? Ami mon bel ami ! Qui porte mieux le prix, qu’un métal joli, par ma main anobli ? On pourrait y graver, d’un côté mon portrait, et de l’autre ceci : « Je paie donc je suis ! » Puisque dès à présent, le temps c’est de l’argent, c’est ta chance aujourd’hui, ce métal anobli, moi j’en ai plein mon puits ! Je pourrais t’en prêter, oui vraiment j’y consens, matière à rembourser, d’abord par l’intérêt, puis ensuite le principe, sur quelques annuités, que tu puisses entre-temps, le faire fructifier. Bien sûr, l’usure sera d’usage, jusqu’à la mise en gage, si tu es empêché, par incapacité. Nous jouons cartes sur table, aussi chacun le sait, dans une société, où chacun est traité, en pure égalité, tout être incapable, est d’abord un coupable, pour s’être envisagé, en infériorité. De faiblesse en faiblesse, on voit, malgré bien des largesses, nié parfois, jusqu’à ce que l’on doit. Quels recours auraient ceux, qui ont le droit pour eux, s’ils ne savaient s’armer autrement qu’en patience ? Alors oui, certainement, pour que tout se compense, il faut bien que la lance, penche comme la balance ; qu’on pense, tout débiteur honnête, apte à payer sa dette, s’il le faut de sa tête. » Pure méprise, nous voilà pris dans la fuite en avant d’un rêve. Est-ce par lui que l’on s’élève ? Sommes-nous, en l’esprit la violence, la nouvelle occurrence ? Trouvera-t-il sa délivrance, quand nous l’aurons trouvé, l’art, le moyen le plus laid, de nous entretuer ? Saurons-n…

 

C’est l’instant que choisit Odette pour enfoncer la tête d’Atlas dans l’eau. Cela eut sans doute l’effet escompté mais provoqua quelques remarques outrées dans l’assemblée qui s’était peu à peu agglutinée tout autour de la vasque :

– Mais enfin Odette ! Il n’avait pas fini !

– C’est sans fin son truc ! On ne va pas y passer la journée !

Atlas ouvrait à présent des yeux exprimant une interrogation évidente : « Qu’est-ce qu’ils ont tous à me regarder comme ça ? » Odette, ne lui laissa guère le temps de chercher une réponse :

– Sors-toi de là Atlas ! On bouge !

Atlas obéit, non sans peine, et Odette ouvrit le chemin vers la porte de sortie. Son empressement connut un nouvel empêchement quand un rat arriva tout essoufflé en sens inverse :

– Ah vous êtes encore là ! Il est où Boobi ?

– Derrière ! Qu’est-ce que tu lui veux ?

– Lui proposer un marché honnête en forme de défi !

– Du genre ?

– Deux piloms contre une chanson !

– T’es si pressé de te faire insulter ?

– Justement ! Le défi consiste à abandonner le registre du Gang-Chat rap !

– Tu prends pas beaucoup de risques ; l’insulte est une seconde nature chez lui ! J’ai toujours pas trouvé la première…  Boobi ! Fraye-toi un chemin et ramène ta sale face !

La galerie marchande était désormais bien encombrée, Boobi passa à côté de moi et je me sentis passablement comprimé entre lui d’un côté et un rat de l’autre. C’est peu dire que je n’en menais pas large tandis que Herbert s’accrochait à ma queue pour bien me signifier qu’il ne fallait surtout pas l’oublier. Après quelques palabres Boobi accepta les termes du défi et signifia à l’assemblée que les trois minutes suivante étaient siennes :

– Un peu de silence bande de rats ! Je vais relever ce défi avec Brio. Cette chanson est dédiée au Dieu Herta !

Boobi respira longuement avant de s’élancer :

 

Un jour j’ai rencontré Herta et depuis je vous emmerde

Je me suis léché les babines, pas pris d’ repas hier

Maintenant je vais m’ fourrer l’œsophage jusqu’au bout d’ la nuit

Dévorer sans partage, apprécier l’ p’tit d’ la truie

 

J’ fouilles juste un sac, y a du gavage en route

Aujourd’hui, j’ai les idées claires

Je me bâfre, j’ délaisse bananes et choux

Une fois mon doux méfait derrière moi, j’avoue

J’ai r’ commencé à bouffer,  parie qu’ ça se finira en-dessous

Puis j’ai repris du foie, je mords j’ brise les côtes à vive allure

Je pisse droit, l’œsophage tassé-nourri comme un vide-ordure

Mes gazages sont inodores depuis que j’ai le nez bouché

Puisque le veau est d’or, expliquez-moi le sang sur le bout de mon nez

J’ai l’impression qu’ chaque fois qu’ j’ respire, j’ai des envies d’ bouffer

J’explore et j’ trouve les gamelles des chiens en laisse

Eh ! trottoir ! Excuse-moi d’ te chier des chaînes

J’ fais pas du fumier

Herta, son assiette se diffuse et son lard est fumé

Un jour j’ai rencontré Herta et depuis je vous emmerde

Je me suis léché les babines, pas pris d’ repas hier

Maintenant je vais m’ fourrer l’œsophage jusqu’au bout d’ la nuit

Dévorer sans partage, apprécier l’ p’tit d’ la truie

 

Je rentre à l'aube d'une nuit réchauffée par la graisse

J’entends les autres qui sortent de boite

Leur gueule aboie et dans un premier but, tout le monde les remarque

Ils sont différents, ils hurlent fort, chiens bien méchants

Ça sait japper ! plus jamais j’ai de l’empathie pour les dents

Qui ont connu le potage, l’anchois pour s’ soulager

Une envie pour pas grand chose

La collation ouvre l’appétit pour les harengs saur

Il faut tout prendre et je crois que seul le ventre le permet

On tend le notre par intérêt, du mou, de la cervelle

Faire semblant d’avoir trop peur des chiens poilus, on fait tous pareils

Puisqu’ils m’ coursent toute l’année, leur sourire ferait croire que je bouffe à peine

Alors que j’étais destiné à me gaver les intestins

Herta, y a d’ la joie de vivre et j’accoure au festin

 

Un jour j’ai rencontré Herta et depuis je vous emmerde

Je me suis léché les babines, pas pris d’ repas hier

Maintenant je vais m’ fourrer l’œsophage jusqu’au bout d’ la nuit

Dévorer sans partage, apprécier l’ p’tit d’ la truie

 

Tu peux te nouer le bout d’ la queue

A l’air majestueux d’ tes plaintes

T’as le droit de garder le silence

Qu’on me croit deux ou qu’on me croit cinq

Moi j’ai choisi d’ bouffer tout ce que je pouvais avant qu’on me stoppe

Rien à foutre d’être un tigre, je marche en équilibre vers un cyclope

Et je volerai le meilleur de sa pitance

Quand tu t’endormiras loup contre joue

Mes hommages au beau toutou

« Je veille et je guette ! » Pauvre poire ! T’en verras d’autres encore

Herta ! je viens par la fenêtre, ta ration s’envole

 

Pour autant que je puisse en juger, je ne pense pas que le défi ait été totalement relevé. Néanmoins l’ovation fut telle que les deux piloms furent payés sans discussion. Boobi les confia à Odette et nous sortîmes enfin de la galerie marchande. Il était grand temps de prendre un peu de repos après cette aventure. 

2 août 2016

Rat Blanc Maculé.

 

 

Chalut chers lecteurs !

 

Je fus longtemps à vous laisser sans nouvelles mais vous comprendrez aisément pourquoi quand je vous aurais raconté un peu les mois écoulés. La folie du Pokemon Go s’étant emparée d’Odette depuis quelques jours, je profite de ses absences plus prolongées que d’habitude pour reprendre le récit de mes aventures. J’en étais donc resté à ma rencontre avec Grancorpe, rencontre qui devait bouleverser mon quotidien. En fait ce sont plutôt les rencontres faites à la suite de la demande de Grancorpe qui eurent le plus de répercussions.

 

Nous suivîmes Grancorpe et ses sbires et fîmes retour dans le métro mais cette fois tout au bout du tunnel. A l’abri d’un convoi en stationnement nous poursuivîmes la conversation.

– Pour commencer Darwin, tu peux constater que je ne suis pas tout jeune.

– C’est rien de le dire !

– Mais selon les humains, mon espérance de vie à ma naissance ne dépassait pas deux ans.

– Dans ces conditions, je dirais que tu dois avoir environ 1 an et 364 jours, il était temps qu’on se rencontre !

– Ah ! ah ! Très malin ! Ne t’en fais pas pour moi, je vivrais peut-être encore quelques mois. Les humains n’ont pas tout à fait tord, de par le monde les rats bruns ne dépassent guère les deux années d’existence. Mais les choses ne sont pas figées n’est-ce pas ?

– On se rassure comme on peut !

– Ferme-la un peu Darwin ! a dit Odette. Et écoute ce que Grancorpe a à te dire !

– Darwin ! a repris Grancorpe. Tu n’es pas sans savoir que l’humanité touche vraisemblablement à sa fin.

– C’est ce que disent certains. A mon avis c’est assez peu probable.

– Au contraire, la probabilité est très élevée !

– Elle est surtout incalculable.

– Mais supposons que cela arrive !

– Soit ! Supposons !

– Une espèce dominante devra prendre la relève. Cette espèce ne peut être que celle des rats bruns.

– L’une de mes connaissances m’a dit à peu près le même phrase il y a peu.

– Et elle était dans le vrai !

– Sauf que dans cette phrase il faut remplacer « rats bruns » par « pigeons. »

– Pigeons ? Vraiment tu es bien naïf pour un chat chavant. Nous aurons tôt fait de leur régler leur compte ! Nous dominerons facilement les sous-sols, la chaussée et les étages.

– Les étages ? Quels étages ? Sans les humains tout s’écroulera en quelques années… quelques décennies au mieux pour ce qui est des parties vraiment solides.

– Pas forcément.

– Oh si ! Cette fois c’est sûr à 100 %.

– Il est peut-être temps pour toi de réviser tes connaissances sur les rats bruns. Je ne te jette pas la pierre. Ici-bas mes congénères ont eux aussi du mal à croire qu’un chat puisse tenir un blog sur l’1-Terre-nette. Vous êtes réputés parfaitement maladroit avec vos pattes hormis pour ce qui est de maintenir une proie à seule fin de la torturer.

– J’avoue que niveau doigté j’ai quelques faiblesses… mais ce qui compte c’est d’en avoir dans le ciboulot.

– Et que sais-tu du ciboulot des rats bruns ?

– On vous dit facilement adaptables au changement. Mais s’il est seulement question d’adapter votre métabolisme aux poisons que les humains cherchent à vous faire avaler, je crois savoir que, gros ou microscopiques, c’est une spécialité des parasites !

– Tu comprendras vite que ça va au-delà de ça ! Et sinon ? Que sais-tu d’autres sur les rats bruns ?

– Je sais que leur chair est moins tendre que celle du bœuf !

– Tant mieux ! Rien d’autre à notre avantage ?

– Je sais que vous vous êtes bon nageurs et bon grimpeurs, rajoutons que vous savez vous contorsionner comme des vers de terre et l’on comprend comment vous arrivez à votre délice suprême : patauger dans la cuvette des chiottes !

– Ce n’est qu’une activité accidentelle de nos éclaireurs !

– Accidentelle ? Quand on remonte le filet de merde il faut pourtant s’attendre à tomber sur la fosse à merde !

– Soit !… Je te trouve plutôt avare en compliments. C’est sûrement plus par ignorance que malhonnêteté.

– Honnêtement, je ne vois pas ce que je pourrais dire de positif. Vous vivez comme des rats !

– C’est à dire ?

– En groupe restreints et ostracisant dans lesquels les forts exploitent les faibles, un ramassis de consanguins qui ne tolèrent même pas la présence d’autres individus de leur espèce. Avec de telles attitudes on se demande comment vous avez pu vous répandre aussi facilement sur la terre.

– Peut-être parce que cela ne représente pas la réalité !

– Qu’est-elle alors ?

– Je ne dis pas que tu ne croiseras pas ici et là de petites communautés récalcitrantes au contact. En tant que « non rat brun » le contact ne saurait de toute façon être facile, la présence d’étrangers peut être parfois non tolérée et combattue frontalement. Mais à ma connaissance l’autarcie totale n’existe pas. Et ici, dans les primo-quartiers de la cité, il est même douteux de pouvoir encore parler de communautés sans parler d’inter-communautés. A tel point qu’il n’est peut-être pas si présomptueux de nous imaginer comme la société de rats bruns la plus avancée du monde.

– Si tu le dis…

– Je le crois car toutes les informations que nous recevons le confirment.

– Désolé de te dire que ce n’est pas passé au journal !

– Oh ! mais nous faisons tout pour que cela passe inaperçu. Particulièrement aux yeux des humains !

– Pas besoin de vous donner cette peine, les humains sont aveugles de l’esprit, ils ne peuvent croire que ce que leur disquette interne les autorise à croire.

– Prudence est mère de sûreté ! Toi et tes amis, ne faites-vous pas attention à n’être jamais pris en flagrant délit d’excès d’intelligence ?

– Oui mais c’est surtout pour ne pas finir dans un cirque ! En ce qui vous concerne, vu le peu d’amitié qu’ils vous portent, à juste titre, on ne voit guère ce qu’ils pourraient tenter contre vous qu’ils n’ont déjà tenté.

– Sans doute rien qui puisse menacer notre existence mais le temps pressant, nous ne pouvons pas risquer une hécatombe. S’il leur venait l’idée d’inonder les sous-sols de la ville, les dommages seraient considérables malgré toutes les précautions que nous avons prises.

– Ce genre de chose peut arriver naturellement. D’où la nécessité d’avoir une cheminée en son usufruit ! Attention je préviens ! Qu’aucun rat ne s’avise de se réfugier sur ma cheminée !

– Il y a probablement plus à t’inquiéter pour ta sous-pente que pour ta cheminée mais je ferai passer le message.

– Bien !… Et sinon, as-tu une explication à la présence de Herbert dans le tunnel du métro ?

­– Il ne vous l’a pas dit ?

– Si mais cela reste un obscur.

– Je ne connais pas personnellement ce Campagnol mais j’imagine que c’est un porteur de farcie. Je ne crois pas que nous en ayons déjà employé à autre chose.

– Justement, Odette et moi on aimerait bien savoir pourquoi il est obligé de porter des choses pour vous.

– Exact !

– C’est sûrement pour le paiement d’une dette de famille. N’est-ce pas Herbert ?

– On m’a juste dit qu’il y avait ce travail à faire !

Odette, qui visiblement en savait plus sur la question qu’elle ne nous en avait dit, a haussé le ton :

– Grancorpe ! Je ne pige pas tout là ! C’est quoi cette histoire de farcie ?

– Euh… Si je te le dis, tu promets de ne pas piquer une colère ?

– Non ! Mais si tu ne me le dis pas, sois sûr du résultat !

– Ah !… Bon. Je n’ai pas pu t’en parler plus tôt mais on a dû diversifier un peu les approvisionnements en concentré vitaminique. Ce n’est pas ta recette qui est en cause ; on n’a aucun reproche à lui faire.

– Quel est le problème alors ?

– La disponibilité. Le filon chez les apothicaires et les épiciers s’est peu à peu épuisé. Ils n’allaient pas rester sans réaction, penses-tu ? La maraude a été fatale a pas mal d’entre nous.

– Pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?

– C’est à dire qu’on a préféré se débrouiller par nous-mêmes. Après tout la région regorge de trésors végétaux. Pour être franc on s’est permis de changer un peu ta recette, il n’y a plus une mais plusieurs recettes de farcies.

– Plus efficaces que la mienne ?

– Je n’ai pas dit cela, l’efficacité dépend du prix qu’on y met. Il faut bien payer la matière première aux campagnols, le conditionnement, les coûts de transport.

– Vous achetez la farcie aux campagnols ?

– Essentiellement mais pas que. La matière première est dans les champs, les forêts et même dans des cours d’eau, certes proches à vol d’oiseau mais pas à marche de rat. Tout ceci implique les écureuils et les individus du genre de Herbert. Bref, on a mis en branle un sacré chantier dont on a quelque peu perdu la maîtrise. Une flopée d’intermédiaires, ça complique un peu la donne. Depuis quelques temps nous avons tenté de reprendre le contrôle de la situation mais je me demande si le remède n’est pas pire que le mal. D’où la raison de votre présence ici.

– Attends un peu ! a repris Odette. Si vous achetez de la matière première auprès des espèces campagnardes… comment un campagnol amphibie pourrait vous devoir quelque chose qui l’oblige à se mettre à votre service ?

– C’est difficile à dire. C’est le système. Les choses sont compliquées alors on n’en connaît jamais vraiment les tenants et aboutissant. Mais si un individu contracte des dettes d’une manière ou d’une autre, il faut bien qu’il les paye ! A défaut, ceux qui se sont portés caution pour lui ou qui ont été mis en gage payent sa dette. Quel mal y a-t-il à cela ?

A ces mots Herbert s’est passablement emporté :

– Quoi ? Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je ne me suis pas porté caution pour une dette moi ?

– Alors tu as été mis en gage !

– En gage ? Jamais de la vie ! 

– Ecoute ! Ils n’ont peut-être pas osé te le dire ! Ce n’est pas à moi qu’il faut en vouloir ! Adresse-toi à tes parents, tes frères ou tes cousins ! Je n’en sais pas plus que toi !

– Ah ! ben elle est forte celle-là ! Moi ? En gage ? N’importe quoi !

– Qu’il est naïf !

– Naïf ou pas il a raison d’être en colère. Ce système dont tu parles me semble quelque peu amoral.

– Mon problème n’est pas qu’il convienne à la morale d’un chat ou pas, nous aurons tout le temps de penser à la morale quand nous aurons stabilisé notre organisation. Non, mon problème c’est qu’il se détraque et met notre projet en danger.

– Il se détraque ?

– Oui ! Les équilibres sont rompus ! Nous sommes peut-être allés trop vite en besogne. Certains rats de la Presqu’île ne veulent plus rien faire par eux-mêmes et les sous-sols débordent de rats bruns de l’extérieur dont on n’est jamais sûr qu’il continueront à accepter les règles. Si encore c’était des croix-roussiens…

– Qu’est-ce que ça changerait ! Vous me paraissez absolument tous interchangeables. D’ailleurs vous avez tous absolument la même sale tête, si ce n’est la différence liée à l’âge.

– C’est une vue de l’esprit, sinon comment expliques-tu que je puisse reconnaître un rat parmi des milliers d’autres ?

– Tu peux faire ça ?

– Evidemment !… Je commence à me demander si tu pourras nous être utile.

– Aucune idée, mais cela ne m’empêchera pas de dormir. Que veux-tu au juste ?

– J’ai besoin d’un regard neuf. J’ai beau réfléchir, je ne sais plus quel conseil donner aux miens. Je ne fais plus guère confiance aux chats archivistes tandis que ta réputation est celle d’un chat honnête.

– Que viennent faire les chats archivistes là-dedans ?

– Ils sont archivistes non ? Toi qui te dis chavant, si tes capacités à apprendre n’étaient servies que par ton sens de l’observation, tu serais pratiquement une coquille vide. C’est parce que d’autres ont appris avant toi que tu as pu apprendre aussi vite. Or, et c’est regrettable, notre tradition orale n’est pas aussi poussée que celle des chats archivistes. De plus, vous les chats entrez facilement en contact avec l’homme tandis que nos relations restent conflictuelles malgré tout ce qu’ils nous doivent. Les archives des chats nous sont donc utiles.

– Utiles à singer les humains ?

– Si tu  veux.

– Et il ne vous est jamais venu à l’esprit que les chats archivistes pouvaient inventer de toute pièce ce qu’ils vous transmettent ?

– Le doute m’est venu il y a peu.

– Perspicace. Et donc, en gros, ce que tu voudrais c’est que je comprenne ce que tu ne comprends pas. A priori ce n’est guère difficile.

– Un regard neuf ! J’ai besoin d’un regard neuf !

– Certes… Cependant ce regard neuf devrait s’exprimer à travers des yeux plongés en permanence dans l’obscurité puisque telles sont les scènes de vos crimes.

– C’est moins un problème d’obscurité que de myopie. a cru bon de rajouter Odette.

– A partir du moment où Odette t’accompagne, je ne vois pas où est le problème.

– C’est vite dit ! Elle ne rate jamais une occasion de m’abandonner !

– Oh le pauvre matou ! Il se sent abandonné ! Je reviens toujours à temps, t’as remarqué ?

– Je remarque surtout que vous me demandez une chose impossible !

– Pourquoi impossible ?

– Mais parce que je ne peux pas passer ma vie dans les sous-sols de la ville à observer celles des rats ! J’ai d’autres choses à faire !

– Quoi par exemple ?

– Quoi ? Eh ! bien tenir mon blog à jour par exemple !

– Et que racontes-tu dans ton blog !

– Mes aventures !

– Comme celles que tu as eu dans les sous-sols de Lyon ?

– Exactement ! Comme celle que j’ai eu dans les s…  … Oui ben c’est vrai ! Mais sauf que c’était toujours l’affaire d’une nuit !

– Rien ne t’empêche de remonter au grand air entre deux observations ! Et puis on ne te laissera pas seul. Boobi restera avec toi et Atlas t’accompagnera.

– Atlas ?

– C’est un rat dont la présence assure quelque facilité.

– Pourquoi.

– Pour être honnête je devrais dire que c’est peut-être parce qu’il est fou.

– Fou ?

– Oui.

Il s’adressa alors à l’un de ses gardes du corps :

– Vas chercher Atlas !

Puis à moi :

–  Au premier abord il est parfaitement normal, peu loquace mais répondant aux questions qu’on lui pose… anormalement gourmand pour un rat domestique mais pas pénible. Cependant il pique régulièrement des crises.

– Du genre ?

­– Des crises durant lesquelles il a l’air de se prendre pour un prophète.

– Carrément !

–  Enfin… je ne sais pas si prophète est le bon terme. Ce serait un peu long à expliquer et je ne pense pas que tu sois très versé dans la cosmogonie des communautés de rongeurs.

– Pas vraiment.

– Je dois te prévenir qu’il peut te prendre à parti. Si tu as l’idée de lui répondre, tu peux mais sache que c’est rarement utile ! Mieux vaut laisser passer l’orage et il n’est jamais dangereux physiquement. De plus sa présence est très avantageuse pour qui veut voyager tranquillement dans les souterrains.

– Pourquoi ?

­– Et bien, quoique les rats natifs de la Presqu’île aient une base culturelle suffisamment rationnelle pour ne pas s’effrayer de ses accès de délires, par prudence ou par jeu, mes concitoyens semblent devoir traiter cet Atlas avec beaucoup de déférence. Tu verras par toi-même. 

A cet instant le fameux Atlas fit son apparition, un beau rat blanc au physique solide, le poil sali pour avoir trop traîné dans les sous-sols. Avenant, il s’est présenté :

– Bonjour. A qui ai-je l’honneur ?

– Moi c’est Darwin.

– Enchanté, Atlas.

Odette et Herbert se présentèrent, Atlas ne laissa transparaître aucune surprise. Il ne fit pas non plus de difficultés lorsque Grancorpe me força un peu la patte en nous imposant sa présence :

– Odette et ses amis voudraient bien aller faire un tour dans les souterrains. Voudrais-tu les accompagner ?

– Les accompagner ? Oui certainement.

 

C’est ainsi que nous partîmes en expédition à travers les sous-sols de Lyon. Réticent au départ je me laissais convaincre par Odette et Boobi. Je ne fis cependant aucune promesse à Grancorpe concernant l’aide que je pourrais lui accorder.

 

Je fus rapidement sans notion de l’heure qu’il était mais la première rencontre importante que nous fîmes arriva sûrement un peu avant le début du service du métro. Nous longions les voies quand nous fûmes surpris dans notre dos par une approche massive de rats bruns parfaitement excités. Ils étaient probablement plusieurs dizaines et quand ils arrivèrent à notre hauteur il ne se départirent pas vraiment de leur agitation mais s’inclinèrent légèrement en passant devant Atlas, manière de le saluer. Ils ne manifestèrent que peu d’intérêt à mon endroit ou pour Herbert, pourtant tout tremblotant, et semblaient, pour la plupart, avoir déjà croisé Odette. Certains saluèrent Boobi dans un langage passablement argotique et la meute nous dépassa. Elle s’arrêta un peu plus loin, juste avant la station Ampère dont l’éclairage parvenait pratiquement jusqu’à nous. Nous parcourûmes quelques dizaines de mètres pour constater que les rats s’étaient rangés de part et d’autres des voies et semblaient attendre un événement. L’excitation allait crescendo et on hurlait des prénoms que je peinais à distinguer les uns des autres. Nous nous arrêtâmes en bout de file et attendîmes. Soudain le silence se fit ! Je n’entendis plus qu’une voix lointaine semblant pratiquer un décompte. Puis les hurlements reprirent de plus belle, les rats se dressèrent sur leurs pattes. Regardant en direction de la station, je distinguai finalement quatre rats courant chacun sur un rail. La course se termina juste devant nous, deux rats étaient au coude à coude et l’un jeta même son corps en avant, fit une roulade pour s’en aller s’assommer à moitié sur une traverse. Il se releva groggy sans perdre le nord et répétant : « J’ai gagné ? J’ai gagné ? » Tandis que la masse des rats affluait en se demandant qui avait terminé premier, l’un des quatre autres concurrents répondit par la négative : « Même pas en rêve gamin ! J’ai gagné ! » Une partie de la foule hurla de joie tandis qu’une autre contestait le résultat : « Non ! Non ! Pétrolette-Gazeuse a gagné ! » « Jamais de la vie ! Chevelure-Chauve a gagné ! » S’ensuivit une vilaine querelle qui manqua de peu dégénérer en un magnifique pugilat avant qu’une voix forte ne s’élève au-dessus de la mêlée ! :

­­– Impossible de dire qui a gagné ! Donc je dis match nul des quatre concurrents !

Explosion de joie de la moitié de la foule.

– Il suffit de demander à Odette ! a dit une toute petite voix.

– Comment pourrais-je savoir qui a gagné si je ne sais pas où était la ligne d’arrivée.

– Juste là ! Exactement à l’aplomb de cette traverse.

– Au milieu de la traverse ?

– Non ! Au début !

– Alors désolée pour Pétrolette-Gazeuse, malgré un bel effort, en cet endroit précis Chevelure-Chauve est parvenu en premier !

Explosion de joie chez les partisans de Chevelure-Chauve. C’est l’instant que choisit Boobi pour semer un peu la discorde :

– J’étais pile en face de la ligne et à mon avis Pétrolette-Gazeuse l’a passée en premier, t’as vu ?

Explosion de joie chez les partisans de Pétrolette-Gazeuse. Odette ne s’en laissa pas compter et hurla à la foule :

– Qui pense que Boobi était mieux placé que moi pour voir qui a gagné ?

Les partisans de Pétrolette-Gazeuse répondirent à l’unisson :

­– MOI !

– Bon d’accord. Et qui veut recevoir une décharge de 1000 volts en travers les gencives ?

Personne ne moufta.

– Bien ! Je déclare Chevelure-Chauve vainqueur de la course.

Explosion de joie chez les partisans de Chevelure-Chauve. Malgré quelques protestations l’affaire fut entendue. La voix forte demanda le silence :

– Silence ! Le vainqueur va faire son allocution !

Le fameux Chevelure-Chauve fendit la foule, pas peu fier, se hucha sur l’un des rails et se dressa sur ses pattes arrières.

– Qu’est-ce que ceci ? Ceci est ma victoire ! Ma victoire ! Admirez la bête ! Mais vous qui croyez qu’il suffit d’être un athlète né pour devenir un athlète accompli, détrompez-vous ! Travail ! Le mot, l’unique. Travail ! Travail ! Travail ! Un quart de jour d’entraînement par jour, six jours sur sept, voici la clé du succès ! 132 victoires, voilà la clé de la richesse ! Des centaines de piloms de gains ! J’ai douze double-couchettes en ma jouissance quand nombre d’entre vous ne savent même pas où ils dormiront tout à l’heure pour avoir manqué d’ambition. Seul le travail paye ! Travaillez et cessez de geindre ! Si vous aviez travaillé autant que j’ai travaillé alors…

Comme Odette s’était éloignée vers la station Ampère dès le début de l’allocution, Herbert et moi pensèrent plus prudent de lui emboîter le pas sans attendre. Boobi et Atlas firent preuve de moins d’empressement, au point d’être rappelés à l’ordre par Odette :

–  Dépêchons bande d’escargots !

Puis elle désigna un espace sous le quai de la station.

– Enfilez-vous là-dedans ! Je vous retrouve dans la cave attenante !

Je jetai un œil :

– M’enfin Odette ! C’est truffé de câbles !

– Tu passes dessous les câbles et tu prends le tunnel que tu trouveras plus loin sur ta gauche !

– Mais je suis trop gros pour…

– Fais-toi petit ! ça passe !

Boobi, Herbert et Atlas plongèrent sous les câbles et disparurent. Après une seconde d’hésitation je me lançai à mon tour, heureux d’être tout en souplesse. La lumière d’Odette pénétrait difficilement dans le conduit mais assez pour que j’aperçoive la queue d’Atlas disparaître soudainement sur ma gauche, je trouvai ainsi l’entrée d’un tunnel plongé dans l’obscurité et à peine plus spacieux que le passage sous les câbles. Je rampais sur quelques trois ou quatre mètres qui m’en parurent vingt. Toujours privé de lumière je sentis que j’avais atteint un espace bien plus vaste, plus humide aussi, à l’odeur de vieille cave. J’entendais les voix de mes compagnons sans les voir pour autant et je m’arrêtai tout net quand ma tête rencontra une planche en bois posée à la verticale. Le bruit du choc fit marrer Boobi qui crut utile de rajouter à contretemps :

–  Gare à la planche Moustache-malade !

Je supposai qu’il mettait en doute la capacité de mes moustaches, ce qui me fit mettre en doute la capacité des siennes :

– Monsieur prétendrait avoir senti la planche ?

– Un peu que je l’ai sentie ! 

Voire. A force de vivre avec les rats peut-être… Enfin la lumière fut ! Odette ! Elle vint s’accrocher à une grille qui se trouvait à quelques mètres de nous :

­– Ramenez-vos fesses les ragondins !

Pas le temps d’étudier la topologie des lieux.

– La rue est encore déserte. On va passer par l’extérieur !

Nous sortîmes à l’air libre après avoir emprunté un très vieil escalier en colimaçon suivi d’un couloir richement décoré. Ce n’était malheureusement pas une heure pour s’attarder en pleine rue, certains appartements résonnaient déjà du pas des maîtres à toutous matinaux. Nous marchâmes à vive allure en suivant un trottoir, traversâmes un carrefour, reprîmes le long d’un trottoir, malgré ma myopie supposée j’eus le temps de reconnaître au loin les immeubles sis au sud de la Basilique, on se dirigeait vers l’ouest. Nous passâmes sur la gauche d’un long bâtiment puis Odette passa subrepticement sa main sur le digicode d’une porte qui s’ouvra, non par magie mais à l’aide d’un vérin hydraulique. De nouveau nous plongeâmes dans un sous-sol mais aux caves mieux entretenues et disposant d’un bel éclairage. Odette s’arrêta devant une porte en bois qui ne payait pas de mine.

– Darwin ! Espèce de gros sac ! Tu préfères l’entrée de service ou l’entrée des artistes ?

Je compris qu’elle me proposait de me faufiler dans le coin gauche de la porte ou une ouverture suffisante pour un chat de faible gabarit avait été aménagée.

– Si tu peux ouvrir la porte, j’aime autant prendre l’entrée des artistes.

– Je peux ouvrir toutes les portes, et celle-ci à plus forte raison.

La serrure tourna sans bruit :

– Bienvenus chez moi !

Elle alluma la lumière. Une chatte et trois chatons qui dormaient dans un panier ouvrirent des yeux contrariés.

– Rendors-toi Pélopa ! On ne fait que passer !

Odette referma la porte derrière nous. La cave n’était guère encombrée que de paniers à chats posés sur un treillis de bois courant sur trois-quarts de la pièce.  Il y avait également, adossée à un mur, une étagère sur laquelle se trouvaient de nombreux petits objets et quelques victuailles, principalement des bonbons et de petites conserves en aluminium. Odette jeta son dévolu sur un paquet de bonbons rouges en forme de fraise bien plus gros que sa bouche. Elle en croqua un bout avant de nous proposer d’y goûter. Nous déclinâmes l’invitation ; de mon côté j’étais fort intrigué :

– Tu habites là Odette ?

– Mais non crétin, c’est une cave que je possède ! Posséder n’est peut-être pas le mot, disons que j’en ai l’usufruit.

– Comment c’est possible ?

– C’est un travail de longue haleine. Il faut dissocier la cave de l’appartement qui va avec, donc trafiquer les baux, les archives, tout ça tout ça. Les locataires de l’appartement ignorent qu’il y a une cave avec et comme les propriétaires ne le savent pas vraiment non plus ou seraient bien en peine de savoir laquelle… on est peinard pour un bail !…  J’en ai quelques-unes comme ça !

– Ah ! bon ? T’en n’as pas une dans mon immeuble ?

– Mais j’ te l’aurais dit matou ! J’en ai pas dans ton quartier ! C’était pas un endroit où je traînais beaucoup avant de te connaître.

– Et ça te sert à quoi d’avoir des caves ?

– A ça !

Elle se dirigea dans le fond de la cave, ouvrit une petit grille d’une cinquantaine de centimètres de large et de haut. Cela pouvait donner l’illusion d’un système d’aération, l’objet était tout autre. Odette attrapa quelque chose sur l’étagère puis nous enjoignit de la suivre. Il y avait une haute marche mais c’était de la vieille pierre bosselée qui laissait suffisamment de prises pour que même Herbert la gravisse sans problème. Nous étions parvenus à l’entrée d’un long couloir voûté fait de pierres relativement petites et assez grossièrement agencées. Il avait la taille idoine pour une déambulation de fée, les ailes d’Odette frottant tout juste les côtés tandis que je l’aurais préféré un poil plus haut. Je crus bon de faire une remarque qui fut très mal reçue :

– Ce tunnel ne me dit rien qui vaille ! Ce n’est visiblement pas de l’ouvrage romain !

Odette fit s’arrêta et hurla :

– Répète un peu ça matou !

– Ben quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

– Parce que tu crois que vous feriez mieux toi et tes coussinets foireux ? Des mois de boulot que tu contemples ici ! Et c’est du solide !

Le doute était permis mais sans doute pas exprimable :

– Excuse-moi Odette ! J’ignorais que tu étais aussi dans le BTP !

– Je suis dans tout ce qu’il est utile d’être !

 

Le tunnel n’était pas long et donnait sur une petite porte en bois fermée par un loquet adapté à la taille des mains d’Odette. Nous pénétrâmes un lieu qui me laissa sans voix tandis qu’une violente odeur de rats m’agressait les narines. Odette se servit de l’objet qu’elle avait en mains, je distinguai alors une toute petite bouteille qu’elle ouvrit : la magie opéra. Des milliers de petites étoiles semblèrent s’échapper de la bouteille et se répandirent à droite et à gauche en scintillant avant de s’évaporer. L’odeur de rat disparue instantanément. Je regardai à gauche et à droite ; nous étions dans un tunnel plus vaste que celui que nous venions de quitter, mieux élaboré également. Je fus d’emblée surpris par l’éclairage artificiel distillé par ce qui ressemblait à des guirlandes de sapins de Noël mises bout à bout. L’installation semblait pour le moins précaire mais offrait un éclairage suffisant pour percevoir le remue-ménage ayant cours. Un filet d’eau passait au centre de l’édifice et des rats pataugeaient dedans sans y prêter attention, tous occupés à bavarder avec d’autres rats qui, j’allais rapidement le constater, avaient quelque chose à vendre.

– Où sommes-nous ? demandai-je à Odette.

– Dans une galerie marchande ! Du moins à cette heure ci. En fait c’est un ancien égout dont les humains ne se servent plus. Plus précisément c’est une petite partie d’égout barrée au nord et au sud par de nouveaux aménagements. Le nord est par-là !

Elle marcha lentement dans la direction qu’elle avait indiquée en tentant de ne pas bousculer les rats se trouvant sur son passage. Puis elle s’arrêta auprès d’un rat qu’elle semblait bien connaître.

– Bonjour Délit-Légal. Tu vois ce chat ?

– Le contraire serait inquiétant.

– C’est Darwin.

– Ah ! c’est lui ?

– Oui. Et il serait sûrement curieux de connaître ton petit talent particulier.

– Eh ! bien, je change les ampoules le cas échéant.

– Ah ! ah ! C’te blague !

– J’étais sûr qu’il ne te croirait pas.

– Ok ! Qu’il le prouve ! Qu’il change une ampoule !

– Aucune n’est cassée ! Reviens quand l’une sera cassée et je te montrerai.

– Ah ! ah ! Trop facile ! Vous avez failli m’avoir. Un rat qui change une ampoule, n’importe quoi !

– Incrédule !

– Je prends cela comme un compliment. Et sinon, il y a quelque chose à voir d’intéressant.

– On te laisse juger par toi-même. Tu n’as qu’à arpenter la galerie.

 

C’est ce que je me décidai à faire. Boobi, lui, ne fit pas un mètre avant de stopper net devant trois morceaux de viandes posés à même le sol :

– Wech Bruno ! Combien pour le plus gros morceau, t’as vu ?

– Trois piloms ! Un seul pour le petit.

– J’ai pas de piloms !

– Si tu ne peux pas payer tu ne peux pas acheter. Tu sais bien ça, évidemment.

–  Evidemment… Sauf si tu acceptes de le troquer contre autre chose, t’as vu ?

– Dis toujours.

– Je suis chatteur de…

– Chip-chop, oui je sais. Mais je ne suis pas sûr d’être intéressé aujourd’hui.

– Comment pourrais-tu le savoir tant que je n’ai pas chatté ?

– Si tu as un échantillon gratuit… sait-on jamais ?

– OK

ZBARAAAAAA

T’es au ZOO

Boule de rat fais pas l’ Yankee !

Izy Izy

– Hum…  Faut voir… Continue.

– J’boufferai gratos face de rat !

Ton steack sort d’un corbillard

J'connais tes trafics bizarres

Mais tous les rats flics s’égarent

Bruno, j’ deviens barge

Dans ton village

Mais tu m' retardes

Tu vois mes fesses ? Elles reflètent ton visage !

Les rats musqués j’arrête pas d’ les sèm

Abusé moi Rob McEwen, toi Pat la chienne

En chien de chez chien, battu et sale dégaine

J’ te dis merci pendant que mon derrière te souffle le zen

Toujours en guerre, j’affronte les tics, débite deux malles de tête

Deux milles tonnes de suite, elle michetonne pour payer mes dettes

Pour l’heure c’est frais, demain ton steak dessèche

Boobi style passe pas la crème même si la dalle le presse

 

La concurrence existe peu, crois-moi le doute est levé

J’ai les compteurs usés à compter ses rimes oubliées

Même en mode Auto j ‘déroule un tas de refrains

Bruno, bien planquée dans la foule comme un rat de Pékin

J’ai trouvé ta sœur les deux mains au panier

Dix rates ne valent pas mieux qu ‘mon cœur

J ‘n’ai pas d’espèce mais j’ te casse tes dents d’enculé

Et ta sale gueule, ta sale vie si tu me laisses pas y goûter

 

– Hum… Pas si mal. Je dis ok pour le petit morceau !

– Non le gros !

– Le petit !

– Le gros amputé d’un morceau équivalent au petit, t’as vu ?

– ça équivaut au moyen !

– Vas pour le moyen ! Affaire conclue Bruno ?

– D’accord.

Boobi s’est emparé de son morceau de steak et s’est éloigné vers le sud histoire d’être bien certain de ne pas avoir à le partager. Ayant moi-même un soudain petit creux, il me parut utile de me renseigner un peu plus sur cette histoire de piloms :

– Bruno, pourrais-tu me dire ce qu’est un pilom ?

– Ne m’insulte pas !

– Qu’est-ce que j’ai dit ?

– Tu m’as appelé Bruno !

– Tu ne t’appelles pas Bruno ?

– Non. Je m’appelle Etoile-Crasseuse !

– Et pourquoi Boobi t’appelle Bruno ?

– Façon de parler. Mais je trouve cela insultant et particulièrement dans une bouche n’appartenant pas à un rat brun.

– Comme Boobi.

– Oh mais lui… depuis le temps qu’on le voit, on a presque oublié qu’il était un chat.

– Alors excuse-moi Etoile-Crasseuse. Qu’est-ce à dire donc qu’un pilom ?

– C’est ça !

Il releva le buste pour me montrer quelques petites billes de couleurs roses ou bleues qu’il tenait au chaud. Cela ne répondait pas encore à ma question :

– A quoi ça sert au juste ?

– C’est la monnaie officielle !

– La monnaie officielle ? Tiens donc ! Et c’est fait avec quoi ?

– De la Mort aux Rats !

Je manquai m’étouffer en entendant cela :

– De la Mort aux..  C’est une blague ?

– Absolument pas ! C’est bel et bien de la Mort aux Rats ; enfin… pas pure ! C’est enrobé d’une substance dont j’ignore la composition. On dit que c’est une sécrétion émise par des blattes ou je ne sais quel insecte… Il faudrait avoir ses entrées à la banque centrale pour en savoir plus.

– Mais c’est stupide d’avoir choisi cela comme monnaie !

– Pas tant que ça. Tout d’abord il y a une forme de rareté même si potentiellement les gisements sont nombreux. Il faut pouvoir y accéder, ce qui est moins évident qu’il n’y paraît.

– Si je ne craignais pas de m’empoisonner moi-même je pourrais aisément t’en ramener de bons paquets !

– Oui mais voilà ! Tu crains de t’empoisonner, c’est là toute l’astuce ! La fausse monnaie est difficile à faire et celui qui s’y adonne met à la fois sa vie en jeu et plus encore celle de ceux à qui il peut laisser croire que c’est de la vraie monnaie. De plus il te faut être conscient d’une chose, la meilleure façon de mettre en sécurité ses piloms quand on se déplace est bel et bien de les avaler pour éviter de s’encombrer une main. Pour toi ce serait même la seule façon vu que t’as pas de mains !

– Pas besoin ! On n’a pas de monnaie nous ! On est évolués !

– Que tu dis ! Mais présentement trois piloms suffiraient à te donner accès à ce steak !

– Si j’avais des piloms sois assuré que je ne les transporterais pas dans mon estomac ! Je ne suis pas suicidaire !

– Dans tes oreilles alors ?

– J’ignore où mais pas dans mon estomac !

– C’est pourtant ce que font tous les rats dès que le besoin s’en fait sentir. L’avantage économique est certain notamment pour une très bonne raison : au bout de quelques cycles de digestion, l’enrobage s’amenuise. Vient nécessairement un jour, normalement aux environs du douzième cycle, où la Mort aux Rats va vous passer directement dans le sang !

– Tu parles d’un avantage ! Si c’est une manière de limiter la surpopulation alors oui, je conçois que cela puisse être très efficace !

– C’est un avantage pour la société ! Personne ne veut s’empoisonner donc chacun prend ses précaution. Quand on reçoit un nouveau pilom on s’en va l’échanger auprès d’un changeur agréé par la banque centrale pour en avoir un garanti avec un enrobage neuf. Puis, selon la confiance que l’on a concernant sa propre acidité gastrique, si l’on est toujours en possession du même pilom au bout de huit ou dix cycle, on doit de nouveau le changer auprès d’un changeur agréé. Pour les autorités il est difficile d’avoir un meilleur contrôle de la monnaie.

– Vu sous cet angle là…  Bien. Cela ne me dit toujours pas comment je pourrais avoir ce steak.

– C’est toujours trois piloms !

– Mais j’ai cru comprendre que tu n’avais rien contre le troc culturel. Donc je pourrais te raconter une histoire car je suis chavant !

– J’ai eu ma dose de culture pour aujourd’hui. Reviens demain si tu veux.

– C’est maintenant que j’ai faim ! Attends… Je vais demander à Odette si elle a des piloms.

 

Je me mis en quête de la fée que je n’apercevais plus. Mais, faisant quelques pas, il me vint soudain une vision scabreuse. Je me tournai vers Etoile-Crasseuse :

– Non mais attends ! Pour récupérer les piloms avalés il faut que tu farfouilles dans tes…  dans ta…

– Il faut ! Puis tu le roules un peu sous le palais et il ressort comme neuf.

– Mais c’est… Beurk ! Franchement pas ragoûtant !

– Au contraire c’est 100 % rat goûtant !

Quelques marchands et chalands à proximité ricanèrent. Je me dirigeais vers l’extrémité nord du tunnel avec cette vision d’horreur en tête et Herbert sur mes talons. Quant à Atlas il n’avait guère à s’inquiéter pour son estomac tant il y avait de rats soucieux de lui apporter des offrandes. Je fis remarquer à Herbert que par prudence mieux valait éviter de lui demander de partager.

 

Un bloc de béton barrait l’extrémité nord de l’égout mais un gros trou à sa base avait été creusé et l’on pouvait manifestement passer dessous ce que j’imaginais être une gaine pour des câblages ou un autre égout plus récent. J’hésitai entre deux attitudes pareillement honorables : m’engouffrer dans le trou ou bien envoyer Herbert en éclaireur. Mais Herbert venait de tomber sur son pêché mignon, un renfoncement dans le tunnel contenait une petite vasque dans laquelle arrivait un tout petit tuyau d’où jaillissait cette eau qui coulait lentement à travers l’ancien égout. Il se jeta illico dans la vasque qui, quoique de faible profondeur, sembla lui procurer un bonheur sans égal. Je l’observai un instant se rouler dans son élément favori ; quelques secondes plus tard la tête d’Odette apparut dans le trou :

– Pousse-toi de là matou ! Je sors !

Elle se glissa hors du trou et j’entendis le bruit caractéristique de ses ailes raclant une paroi, la terre qui s’y était déposée lui donnait un drôle d’air. Elle semblait contrariée et jeta un œil du côté de la vasque sans pour autant exiger d’Herbert qu’il lui céda la place. Elle se contenta de s’épousseter un peu tout en regardant vers l’autre côté de l’égout.

–  T’aurais pas des piloms Odette ?

– Pour quoi faire ?

– M’acheter un steak. J’ai faim !

– T’as qu’à manger un rat ! C’est pas ce qui manque !

– M’enfin Odette ! Si j’attaque un rat je ne sortirai jamais vivant d’ici !

– Je peux t’en indiquer un que tous les autres détestent si tu veux !

– Ah ! il y en a un comme ça ?

– C’est possible ! Ou sinon on fait ça : je te donne des piloms à condition que tu me rendes un service !

– Lequel ?

– Suis-moi !… Toi aussi Herbert !

Herbert ne se fit pas prier tant la trouille de se retrouver seul semblait encore plus vivace chez lui que le besoin de se rouler dans l’eau.

 

Nous nous rendîmes à l’autre extrémité du tunnel, barrée elle aussi par du béton. Le filet d’eau disparaissait dans un siphon à la base du mur. Odette observa un amas de quelques pierres fraîchement ôtées dans la structure même de l’égout. Un trou dans lequel j’imaginai pouvoir me glisser sans trop de peine avait été creusé, visiblement par l’extérieur car il n’y avait pas de terre dans l’égout. Odette se baissa pour jeter un œil :

– Bande d’enfoirés !

– Qu’y a-t-il ?

– Regarde ! Tu vois quoi ?

– Y a comme de toutes petites lumières ! C’est quoi ?

–  L’objet du délit !

–  Quel délit ?

–  Un gros délit ! Mais j’ai une idée ! Comme je ne peux pas passer par ce trou avec mes ailes rigides, je vais m’endormir et quand mes ailes auront ramolli tu me tireras à travers ce trou !

– Ce trou, ce trou… c’est vite dit. Ça m’a plutôt l’air d’être un tunnel ! Je ne suis pas sûr de pouvoir.

– Il fait tout au plus un mètre ce tunnel !

A cet instant, Boobi, que je n’avais pas entendu arriver dans mon dos, donna un avis très personnel :

– Faire passer des ailes molles c’est une chose, t’as vu ? Mais ton gros cul risque de rester coincé dedans !

Le voilà parti dans un sale rire qu’on n’avait pas entendu depuis longtemps. Odette protesta mais pas aussi énergiquement qu’on aurait pu le penser :

– Quoi mon cul ? Il n’est absolument pas gros ! Tu trouves que j’ai un gros cul Darwin ?

– C’est à dire ?

– Elle est pas claire ma question ?

– Ben ça dépend ! Gros relativement à quoi ? Je connais pas d’autre fée alors c’est difficile de comparer.

– Ben compare par rapport à une femme que tu connais !

– Laquelle par exemple ?

– Je sais pas moi. Une femme qui puisse soutenir la comparaison. Tiens, disons… Rihanna ! Est-ce que j’ai un plus gros cul que Rihanna ?

– Rihanna ? Moins gros…Oh oui, je crois... Oui moins gros ; très certainement.

– Ah ! Et toc Boobi ! Je n’ai pas un gros cul et je ne vais pas rester coincée !

– Sauf si tu te réveilles au milieu du tunnel et que tes ailes re-durcissent !

– Je n’avais pas pensé à ça… Hum… Ce serait un peu flippant.

Elle réfléchit vingt secondes.

– Bon ce n’est pas grave ! Boobi et Darwin vous allez traverser ce tunnel et à tous ces cons de rats qui se trouvent à l’autre bout vous leur direz de ma part que je les attends ici de pied ferme !

– On leur dit ça ?

– Oui ! Que je les attends ici de pied ferme !

– Bon d’accord. a dit Boobi avant de filer à travers le trou.

 

Je le lui emboîtai le pas. Deux bons mètres plus loin se trouvaient six rats dans une sorte de petite caverne, ils étaient entourés de quelques dizaines de toutes petites lampes dont certaines semblaient se mouvoir. Boobi arriva là-dedans comme un chien dans un jeu de quille :

– Alors c’est ici que vous avez déménagé votre business ! C’est pas terrible !

– Fais gaffe où tu fous tes pattes pleines de griffes ! Tu marches sur mes vers !

– Désolé, t’as vu ? Bon ben la fée vous fait dire qu’elle vous attend ici de pied ferme.

– Où ça ici ?

– Ben là-bas ! A l’entrée dans la galerie marchande !

– Ah ! ah ! Elle peut toujours attendre !…  C’est quoi le gros truc sombre derrière toi ! ça pue le chat !

– C’est Darwin !

– Ah ! Le fameux Darwin ! Un bon conseil l’ami ! Retourne sur ta cheminée et ne viens pas te mêler de ce qui ne te regarde pas.

Je préférai garder le silence.

– Bon Boobi. Nous on est là justement pour éviter que la fée ne vienne foutre son grain de sel dans nos affaires. Elle tue le business avec ses états d’âme ! Tiens par exemple quand elle est là je ne peux pas faire ça !

Sur cette parole il attrape l’une des petite lampes, se fourre la partie sombre dans la bouche et la croque tout net. J’entendis alors comme une lointain clameur et je vis toutes les loupiottes prises de panique, certaines parvenant à gagner le tunnel dont je barrais l’entrée en se faufilant sous mes pattes.

– Rends-toi utile le chat ! Arrête-les !

Comme je ne bougeai pas l’un des rats se jeta carrément sous mon corps pour rattraper les loupiottes échappées. Je sursautai si bien que je me cognai le dos avant de trouver refuge dans un coin moins passant. Quand le calme fut revenu et les loupiottes ramenées à la raison la conversation repris son cours :

– Pourquoi tu bouffes ton stock ? a dit Boobi.

– C’est pas de gaîté de cœur tant il est particulièrement immangeable. Mais il faut bien vous prouver qu’il est à moi, à moi, rien qu’à moi ! Je le bouffe si je veux ! Je perds de l’argent si je veux ! Et j’en gagne autant que je veux à la manière que je veux sans avoir à en référer à la fée Odette ou à qui que ce soit ! Pigé ?

– Ouep ben moi je m’en bats les couilles, t’as vu ? Là je fais juste le messager mais si c’est pour les bouffer tout cru tes vers luisants, pas la peine de me faire chier quand je marche dessus !

–  Mais parce que tu n’as pas à marcher dessus ! Ce sont mes vers pas tes vers ! Tu ne comprends pas que ceci est un business et que c’est compliqué le business. Tiens regarde ! Lui là ! Comment tu t’appelles déjà toi ?

– Désert-Ombragé !

– Bon. Alors ce con là, Désert-Ombragé, il m’a loué six vers luisants avant hier. Je lui ai même fait un prix d’ami, six pour le prix de sept ! Bon ! Le Bruno qui se sent pas les épaules pour surveiller six vers luisants durant 48 heures, qu’est-ce qu’il fait hein ? Il en loue que quatre, ou même que trois. On l’explique ça, hein ? Hein ? On te l’a pas expliqué ça quand t’es venu l’autre jour Bruno ?

– Si monsieur !

– Bon alors si je te loue six vers tu me ramènes six vers ! C’est pas plus compliqué que cela ! T’essayes pas de t’en garder un sous le coude pour éclairer ta couchette.

– Je ne l’ai pas gardé pour ma couchette. J’en n’ai même pas de couchette !

– Fainéant !

–  Il s’est enfoui avec la complicité des cinq autres ! C’est comme je vous ai dit.

– Ah mais grave accusation ! La parole est à la défense ! Ecoutons ce qu’elle a à nous dire !

Je vis les rats tendre l’oreille en direction d’un vers luisant mais moi-même d’où j’étais je ne percevais qu’un murmure. Le rat accusé de vol se redressa ensuite en criant :

– Il ment ! Il ment ! Ce sont tous des menteurs ! Vous n’allez tout de même pas mettre en doute ma parole contre celle de vulgaires insectes !

– La justice nous commande une attitude impartiale. Comme nous serions bien en peine de savoir qui dit la vérité il convient d’en revenir à la responsabilité individuelle. Sinon ne serions-nous pas des monstres ? Imaginons que nous laissions aller à croire l’histoire que nous sert Dessert-Partagé ; nous serions tentés de penser que les vers ourdissent un complot contre nous. Et qu’est-ce qu’il nous faudrait faire dès lors ? Les tuer tous !

A ces mots les vers se figèrent sur place

– Les tuer tous certes ! Mais pour que cela ne se reproduise plus il faudrait encore qu’ils meurent dans d’affreuses souffrances ! Il faudrait les dépiauter à la manière de…

D’un geste foudroyant il a saisi un nouveau vers.

–…moi-même.

De nouveau ce fut la débandade chez les vers et l’on fut bon pour une agitation de cinq minutes. Désert-Ombragé n’épargna pas sa peine pour ramener les vers à la raison, manière pour lui de tenter d’alléger celle à venir. Puis le loueur de vers repris sa « plaidoirie » :

–  On pourrait commencer par lui ôter les pattes une à une…

Murmure d’effroi.

– …puis les ailes.

– ça va comme ça. ai-je dis.

– Quoi donc le chat ? Tu ne veux pas savoir ce que je ferai à cet insecte toujours bien vivant malgré les premiers châtiments ?

– Je ne vois pas ce que ça pourrait nous apporter. Ni à toi d’ailleurs.

– A moi ? Mais la paix ! La paix sociale ! Le paix instaurée par le seul gouvernement pensable : le gouvernement par la peur ! D’ailleurs ils ont si peur qu’il est pratiquement impensable qu’ils aient pu ourdir un tel complot. D’autant moins que je les traite bien. Entre deux locations ils ont toujours le droit d’aller se ressourcer au parc. Ce qui m’amène à penser la chose suivante : en toute probabilité les vers ne sont pas coupables. Reste donc un seul coupable possible !

– Non ! non ! Il s’est enfoui je vous dis !

– C’est donc à toi qu’il faut infliger un châtiment ! Quel pourrait-il être ?

– Non ! Vous n’avez pas le droit ! Je suis un rat brun natif ! Vous ne pouvez pas faire ça !

–  J’ai une idée. On pourrait confier à nos hôtes le soin de s’amuser avec toi avant de te dévorer tout cru, il paraît que les chats sont les meilleurs bourreaux du monde !

– Pure légende ! Mais je veux bien l’emmener avec moi si ça t’arrange.

– Entends-tu ça ? Le gros chat noir veut bien t’emmener avec lui ! C’est un risque à courir non ? Il se pourrait qu’il te ramène auprès de la fée Odette sans même toucher à un seul de tes poils. Alors ? Qu’est-ce que t’en dis ? Tu pars avec le chat ou tu préfères savoir quel châtiment j’ai imaginé pour toi ?

– Euh… Je crois que je vais choisir le chat.

– Oh ! non ! Quelle déception ! Faire le choix de cette race impie ! Je ne te croyais pas si félon ! Eh ! bien pour la peine tu viens avec nous !

En moins de temps qu’il en faut pour le dire deux des rats poussèrent Désert-Ombragé dans un petit tunnel que je n’avais même pas remarqué, deux autres crièrent aux vers de se mettre en route et ceux-ci décampèrent en rangs serrés par le même tunnel. Les rats fermèrent la route, le loueur passant en dernier sans omettre de nous dire une dernière chose :

– Dites à Odette qu’elle peut toujours nous attendre à l’entrée, nous on préfère la sortie !

Dès lors nous avons entendu des appels au secours de plus en plus lointains tandis que la caverne était plongée dans le noir :

– C’était mieux avec les vers. T’es où Boobi ?

– Là ! Je retourne voir Odette ! Suis-moi !

Son sens de l’orientation dépassant le mien en ces souterrains, je me fiai à sa voix. Nous retrouvâmes Odette pour lui expliquer la situation. Elle demanda des précisions :

– C’était qui le marchand ?

– Texan-Parfumé ! Il était avec quatre de ses rats de main, je connais même pas leur nom.

– Soit ! S’il croit qu’il peut faire ses affaires loin des stands officiels on s’arrangera pour faire connaître ses méthodes !

– Moi j’ dis qu’ ses méthodes seront bientôt les officielles si on en croit ce qui se passe de l’autre côté du Rhône, t’as vu ?

– Peut-être pas si Darwin remplit la mission que Grancorpe lui a confiée.

– Moi je veux bien… mais je sais même pas en quoi ça consiste.

–  Les choses s’éclaireront peu à peu si tu es aussi chavant que tu le dis !

–  Ah ! ça ! pour être chavant, pas de doute, je suis chavant !

 

Nous repartîmes vers le nord, chemin faisant dans la galerie nous fûmes interpellés par un rat :

– Dites ! C’est la quatrième fois que vous passez devant moi et vous n’avez même pas regardé mon stand.

– Quel stand ! Il n’y a rien devant toi ! Que vends-tu ?

– Un numéro ! Je suis ratourneur !

– Ratourneur ? C’est quoi donc ?

– Eh ! bien je me dresse sur les pattes arrières et je tourne tourne tourne sur moi-même.

– Et tu n’as pas le tournis ?

– Au début oui ! C’est pour ça que presque personne ne peut devenir ratourneur. La plupart ne tient pas longtemps ! Mais moi je suis le meilleur ! Vous voulez que je vous montre ?

– Ce sera long ? me suis-je enquit.

– Ce sera gratuit ? s’est enquit Boobi.

– La longueur dépendra du prix que vous pourrez y mettre.

– On n’a pas de piloms !… Oh ! mais d’ailleurs ! J’y pense ! Odette ! Tu m’a promis trois piloms !

– Comment ça trois ? On n’a pas statué sur le nombre !

– Il me faut trois piloms pour acheter mon steak !

– Le boucher est parti. a dit le ratourneur. Il avait vendu tous ses steaks. C’est bien, comme ça vous pouvez vous payer un numéro culturel ! Ce qui ferait bien mes affaires car il faut bien que je paye le placier.

– Je n’ai rien contre la culture mais ça remplit pas l’estomac !

– Certes mais c’est un numéro unique qui demande beaucoup d’entraînement.

– Tu t’entraînes combien de temps par jour ?

– Un quart de jour d’entraînement par jour, sept jour sur sept !

– Ah ! mais alors tu dois avoir au moins quatorze double-couchettes en t’as jouissance et un bon gros paquet de piloms !

– Bien sûr que non mon pauvre ami ! Je n’ai même pas de couchette ! Et j’ai dû beaucoup travailler aux services de transport en dehors de mes heures d’entraînement pour payer la location de cet emplacement. Je l’ai pour la semaine malheureusement elle touche à sa fin et personne ne m’a acheté mon numéro.

– Pourquoi as-tu choisi d’être ratourneur alors ? Il fallait devenir sprinter !

– Mais je suis nul à la course ! C’est en ratourneur que je suis bon moi ! Malheureusement ça ne semble intéresser personne !

– Allons, allons ! Faut pas dire ça ! Moi je veux bien te l’acheter ton numéro si Odette me donne les piloms qu’elle m’a promis.

Odette a fouillé difficilement dans une poche à peine perceptible de sa combinaison, en a extirpé trois piloms qu’elle a posés devant le ratourneur. Ce dernier a poussé ses pions le plus loin possible :

– En fait, vu que vous êtes quatre, si vous me donnez quatre piloms ça fera un compte rond, je n’aurais pas à m’arrêter au beau milieu d’un tour.

De mauvaise grâce Odette a consenti à chercher un quatrième pilom.

– En réalité nous sommes cinq mais Dieu le père est en train de bâfrer.

Après avoir observé de près les quatre piloms pour vérifier leur authenticité, le ratourneur s’est dressé sur ses pattes arrières et a commencé à tourner sur lui-même, au début plutôt lentement et sur ses deux pattes, puis de plus en plus vite sur une seule patte. Tandis qu’il semblait avoir atteint sa vitesse de croisière une petite foule de rats s’agglutinait autour de nous pour admirer l’artiste. Il en vint comme ça une bonne vingtaine qui restèrent jusqu’à la fin du spectacle. J’ignore si le ratourneur compta précisément le nombre de tours effectués mais je ne crois pas qu’il fut conscient de l’arrivée de nouveaux spectateurs, il s’arrêta au bout de quelques minutes et la foule cria bravo ! Cela le contraria fortement. Sans doute pas peu fier de son succès il compris d’emblée qu’une masse de non-payants avait profité du spectacle. Il tenta de mettre la main sur ce qu’il estimait être son dû en courant derrière les opportunistes :

– Hé ! Tu me dois un pilom ! Hé ! Toi aussi tu me dois un pilom !

Peine perdue, une seul grosse rate accompagnée d’un petit dénia lui adresser la parole :

– Eh ! bien ! T’es un drôle toi ! Tu te donnes en spectacle au beau milieu de l’allée marchande et tu voudrais qu’on te paye. Garçon, loue une caverne ou bien l’allée toute entière la prochaine fois !

Le ratourneur en pris son parti. Il retourna auprès de ses quatre piloms d’un air tout penaud. Je voulus bien le consoler un peu :

– Comment t’appelles-tu ?

– Vent-figé.

– Vois le bon côté des choses Vent-figé. Ton spectacle semble plaire et peut-être qu’avec le bouche à oreille tu pourras trouver des spectateurs payant la prochaine fois. Il faut voir cela comme un investissement pour l’avenir.

– Oui mais enfin… Quatre piloms et la semaine touche à sa fin ! Sans compter la taxe de change, c’est la ruine !

– La taxe de change ?

– Je dois échanger mes piloms. J’ai de la route à faire et je ne peux pas avaler des piloms dont j’ignore le nombre de cycle.

– Oh ! mais je ne pense pas qu’Odette te donnerait des piloms usagés.

– Qu’est-ce que j’en sais moi s’ils sont usagés. Tu crois tout de même pas que je m’emmerde avec cette histoire de change ? J’ai des poches moi !

– Ah ! tu vois ! Il faut que j’aille chez l’agent de change tout de suite. C’est trop risqué de garder cela à côté de moi.

Je compris dès lors que même mieux outillé qu’un chat pour attraper quelque chose, un rat peut difficilement transporter plus de trois piloms dans une main, puisque l’on peut tout de même appeler cela une main tant la ressemblance physique entre les rats et les humains est patente. D’ailleurs Vent-Figé dû avoir recours à ses deux mains pour aller jusqu’au bureau de change, ce qui l’obligea à marcher sur ses deux pattes arrières, il était bizarrement bien moins agile à marcher ainsi qu’à tourner. Herbert et moi le suivîmes sans demander sa permission. L’agent de change avait l’air d’un commerçant ordinaire en dehors du fait qu’il était entouré de deux gardes du corps. Une petite pyramide de piloms était disposée sur sa gauche et une autre un peu moins haute sur sa droite. Vent-Figé annonça d’emblée :

– J’en ai quatre !

– Pose-les là !

Vent-Figé déposa délicatement ses piloms sur la pyramide de droite.

– Si tu en avais eu dix j’aurais pu appliquer la dîme et t’en aurais rendu neuf. Payes-tu l’impôt de suite ou veux-tu qu’on te fasse crédit ?

– Si je paye de suite, tu m’en rends trois et si j’en amène six la prochaine fois je ne paierai pas d’impôt, n’est-ce pas ?

– Tu es mal renseigné. Si tu ne payes pas de suite, tu devras donner les deux que tu ramèneras au compte de huit et de neuf. Mais c’est déjà beaucoup de travail de tenir le compte des débiteurs donc nous ne tenons pas le compte des créditeurs sur impôt.

– Donc si je paye maintenant… dites-moi si je me trompe… J’enlève un à quatre, il me reste trois, cela me fait un impôt de 25 % ! Tandis que si j’enlève deux à dix… c’est… 20 % ? D’un autre côté si je ne paye pas de suite, j’ai quatre au lieu de trois, donc 33 % en plus. Et si je paye de suite j’aurai ensuite neuf au lieu de huit, soit huit divisé par neuf de plus. Combien ça fait huit divisé par neuf ?

– Approximativement 8,88 %. ai-je répondu.

– Alors je fais quoi ?

– Vu sous cet angle il vaut mieux payer plus tard.

– Pas exactement. m’a contredit l’agent de change. 

– Evidemment, de votre point de vue, c’est le contraire !

– Ce n’est pas une question de point de vue ! Je ne gagne rien à vous prendre vos piloms moi, je ne suis pas payé à la com, je suis fonctionnaire ! Mais tant que vous ignorez qu’il y a des pénalités de retard, vous ne risquez pas de donner de bons conseils.

– Il y a des pénalités de retard ?

– Si je vous le dis ! Quand on a entamé une tranche de dix il faut la finir dans les trente jours suivants. Sinon le piloms au compte de dix est retenu lui aussi.

– C’est donc 30 % l’impôt maximal si on ne paye pas de suite.

– Non car il y a d’autres pénalités si vous ne finissez pas la tranche dans les soixante jours, les piloms au compte de cinq et de six sont aussi retenus !

– Comment pourriez-vous les retenir avant de savoir si on va finir la tranche dans les soixante jours ?

– Par anticipation et précaution on les retient de toute façon !

– Voilà autre chose ! Je décèle là la patte des chats archivistes !

– Sachez que si vous ne finissez pas la tranche dans les 90 jours vous avez une nouvelle pénalité !

– Laissez-moi deviner ! Les piloms au compte de deux, trois et quatre sont retenus par anticipation ?

– Oui mais cela ne soldera pas votre dette car l’échelle des pénalités est exponentielle ! Pour trois mois de retard la pénalité est de huit piloms, qui s’ajoute bien sûr aux trois premiers !

– Onze piloms de pénalité pour une tranche de dix ! C’est insensé !

– C’est retenu sur la tranche suivante !

–  Imaginons que j’amène un seul piloms initiant une tranche de dix, je ne vais tout de même pas payer l’impôt s’il n’y a pas de décompte des créditeurs sur impôt.

– Si vous n’avez qu’un seul pilom vous pouvez le porter dans la main ! Enfin… peut-être pas pour un chat mais il peut se le fourrer dans la bouche. La salive attaque moins l’enveloppe que les sucs gastriques.

– Je ne prendrai pas le risque, d’autant moins en connaissance de cause !

– Quelle connaissance de cause !

– Il y a de fortes probabilités que ce pilom sorte du trou du cul d’un rat !

– Et alors ? Je ne vois pas où est le problème.

– Si vous ne voyez pas où est le problème, alors moi non plus ! Mais laissez-moi finir ma démonstration ! Disons que j’ai un seul pilom et il m’est tout de même impératif de le changer. Je ne peux pas choisir de payer un impôt de 100% !

– C’est vous qui voyez.  Moi tout ce que je dis c’est que par prudence ce saltimbanque serait bien avisé de payer de suite puisqu’il a plus d’un pilom. Sitôt ouverte sa tranche est refermée ce qui évite les suites à problèmes !

–  Bon d’accord ! Je paye !

– Pourquoi ne t’entends-tu pas avec d’autres rats pour ramener dix piloms d’un coup ?

– Décidément le chat, tu es très ignorant. Non seulement l’entente a toute les chances de ne pas dépasser le cap de la retenue d’un pilom, mais de plus toute entente en ce domaine est un délit de catégorie un !

– C’est à dire ?

– On lie les pattes des coupables et ils sont précipités dans le Rhône ou la Saône.

– Petit délit. a dit Herbert. On pourrait retourner à la vasque ?

 

Nous abandonnâmes Vent-Figé et le changeur. Je demandai à Herbert s’il lui était possible de me montrer une étale de farcie mais il me répondit qu’il n’en avait point vu. Enfin nous retrouvâmes Odette et Boobi un peu plus loin qui tentaient de convaincre Atlas d’arrêter de manger. Ils eurent gain de cause et Atlas se mis péniblement en branle à notre suite. Arrivé à la vasque Herbert se jeta derechef dans l’eau, Odette lui accorda deux minutes :

– L’odeur reprend forme ! Il faudra bientôt partir !

– Il faut surtout que je mange et que je dorme !

– On en est tous là… sauf Atlas.

– Faisons ça alors ! T’as un plan ?

– J’ai une cave ! Allez zou ! Sors de là Herbert !

Quand Herbert eut libéré la vasque en ronchonnant, Atlas choisit de s’y glisser à son tour malgré un bide bien gonflé. C’est là que la première crise intervint. Mais je vous conterai cela dans un prochain billet.

Darwin.

28 décembre 2015

Les débuts d'une grande aventure.

Chalut.

 

Dans ce billet je vais vous conter les débuts d’une de mes grandes aventures. Quoique les messages de la tablette ne semblaient pas devoir cesser et que je sois assez casanier, je n’étais pas disposer à veiller leur arrivée toutes les nuits. Tout est question d’opportunité et je ne pouvais pas manquer celle qui s’amena en la personne de Boobi le chat chatteur de chip-chop dont il a déjà été question. Il venait nous convier, moi et Odette pour une entrevue avec un dénommé Grancorpe, rat de son état. Bien sûr je ne fonçai pas tête baissée.

– Un rat ? Que veut-il ce rat là ?

– C’est pas n’importe quel rat, t’as vu ?

– Qu’a-t-il de si spécial ?

– Il a longtemps dirigé la communauté de la presqu’île, t’as vu ? C’est plus lui le boss maintenant mais il a encore du pouvoir.

– Et donc ?

– Il veut te voir ! J’crois qu’il a besoin de conseils puisque t’es chavant.

– Il est vrai que je suis assez chavant. Mais je ne vois pas en quoi mon chavoir pourrait servir les intérêts d’un rat.

– C’est qu’ c’est un peu le souk là d’ssous. Ils finiraient presque à nous foutre les j’ tons.

– Qui ça nous ?

– Moi et mes potos, t’as vu ? C’est nous qu’on est censés foutre les j ’tons aux autres habitants des sous-sols.

– Tout ça est fort intéressant. Mais dis-moi ; si je dois rencontrer ton Grancorpe, devrais-je aller dans les égouts ?

– Ben ça se peut !

– Je suis pas pour. Moi je suis un être aérien vois-tu ? Me faufiler dans des espaces restreints ça ne me dérange pas spécialement mais si c’est humide, sale, que ça pue et que c’est long, là ça me dérange un peu plus.

– Mais ça pue pas !

– Question de nez.

– Autant on peut passer par les caves, les parkings et le métro, mais ça risque de rallonger le parcours.

– J’ai tout mon temps et je suis du genre endurant.

– Ben alors t’es d’accord ?

– Possiblement. La saison est favorable pour une virée souterraine. J’irai si Odette veut bien m’accompagner.

– Oh ! mais faut pas t’en faire ! Moi et mes potos on saura te protéger.

– Là n’est pas la question. Je ne pars pas à l’aventure sans elle.

– Et elle va vouloir ?

– Ça dépend de son humeur.

– Ouais mais j’ lui dis quoi à Grandcorpe moi ?

– Que je viens si Odette vient ! Je te ferai passer le message aujourd’hui ou demain. Ok ?

– Ok ! Ben chalut alors !

– Chalut.

 

La proposition plut assez à notre fée. D’ailleurs elle avoua avoir déjà rencontré Grancorpe dans des circonstances qu’elle ne désira pas me dévoiler : « Ça ne te regarde pas ! » Soit. Rendez-vous fut pris avec Boobi pour le jour suivant, je confiai la garde de la tablette à Burbulle et George sans penser au préalable m’absenter plus d’une nuit. Odette se pointa au rendez-vous dans une tenue très spéciale :

– Ben dis donc ! On dirait Cat Woman. C’est peut-être pas le plus approprié pour aller voir un rat !

– Est-ce que je porte un masque avec des oreilles en pointe ?

– Non mais…

– Chut ! Cette tenue est juste parfaite pour aller dans les égouts !

– On ne va pas dans les égouts, j’ai fait promettre à Boobi d’éviter les endroits sales.

– Parce que tu crois vraiment que sa notion des endroits sales est la même que la tienne ?

– Y a intérêt sinon je reste là !

– Allez ! Fais pas ton précieux ! Tu vas nous mettre en retard !

 

Boobi nous attendait dans la rue Emile Zola, vers une heure du matin, planqué sous une charrette à moteur. Odette a voulu mettre les choses au clair :

– C’est quoi ton plan Boobi ?

– Quel plan ?

– Où est le rencard et par où tu passes ?

Boobi détailla son trajet, ce qui n’eut pas l’air de plaire à la fée :

– Trop étroit pour moi. Je vous attends dans le tube du métro ! Ciao !

– Quoi ? Tu me laisses tomber ?

– Je ne te laisse pas tomber ! Tu suis Boobi et on se retrouve dans dix minutes.

Contraint et forcé de faire confiance au chatteur de chip-chop. Un guide talentueux il faut l’avouer, aussi bien capable de trouver sa voie dans le noir complet que d’apporter de l’éclairage bienvenu en sautant sur des interrupteurs dans des caves. Au bout de trois minutes j’étais déjà incapable de savoir sous quel immeuble je me trouvais. Il fallut sans doute un peu plus de dix minutes pour gagner le métro, cela me sembla long et pénible, l’odeur du déodorant de Boobi m’indisposant passablement. Odette savait apparemment où nous allions déboucher car elle était tout près de là sans pour autant sembler nous attendre vraiment. Elle était occupée à taguer les murs, ce qui intrigua Boobi :

– Ah ! bah ! C’est ton pseudo ça ?

– C’est de la copie Boobi !

– Pourquoi tu signes pas « Odette » ?

– Je me dis que le tagueur qui voit son pseudo dans un endroit où il ne se rappelle pas être allé doit se poser quelques questions. C’est fun !… Tu préfèrerais que je signe Boobi ?

– Ça me déplairait pas.

–  Alors non !… Bon allez ! En route ! Le rat crèche à Perrache !

On est arrivé assez vite à la station Bellecour qu’on escomptait passer le plus rapidement possible quoiqu’elle fut déserte à cette heure. Boobi et moi sommes restés sur la voie mais la gourmandise d’Odette nous ralentit un peu :

– Quelqu’un veut une friandise ? Y a des distributeurs !

– T’as des sous ?

– Con de chat ! T’as toujours pas pigé comment ça marche ?

– Y a des boulettes de viandes ?

– Non ! Que des sucreries !

– Alors sans façon.

– Y a un photomaton aussi ! Ça vous dirait qu’on se fasse une photo ?

– Tu vas nous mettre en retard !

– Et alors ?

Qu’est-ce qu’on pouvait répondre à ça ? On a attendu sagement que la fée finisse par être gavée de chocolat puis on s’est remis en route. Nous marchions dans le tube allant de Bellecour à Ampère, bien éclairés par la lueur d’Odette ; soudain celle-ci commanda un arrêt :

– Stop matous !

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– On vient vers nous !

– Quoi ? Qui ça ? Des humains !

– Non ! Quadrupèdes ? Vous ne voyez pas ?

– Non ? Où ça ?

– Là devant tas de myopes ! Rats en vue ! Pas l’air commodes !

– Eh ! merde ! Fallait pas que je vienne sans mes potos, t’as vu !

– Tu crois qu’ils sont hostiles ?

– Aucune idée. Mais c’est peu probable dans ce coin.

– Bougez pas ! Je reviens !

Elle a filé droit vers le danger supposé. On a vu comme une traînée bleue dans son sillage puis deviné des mouvements saccadés de sa part. La connaissant il paraissait vraisemblable que les rats se carapataient. Puis sa lumière s’est approchée sur un rythme de sénateur, arrivée à une vingtaine de mètres nous avons compris qu’elle discutait avec quelqu’un. Ce quelqu’un s’avéra être un genre de rat des champs qui fut pris de stupeur lorsqu’il nous aperçut . Il resta figé sur place et, quoiqu’il était déjà probablement tremblotant avant de nous voir, il fut pris d’une sorte de crise d’épilepsie. Odette croisa les bras avec l’idée d’attendre que ça passe :

– On attend que ça passe !

On attendit. Le rat a fini par articuler quelques sons presque inaudibles :

– Tttttttt…  tu m’as piépié..  tu m’as pié..

– Piégé ? Je t’ai sauvé con de rat ! Respire un bon coup, ça va passer.

On attendit. Le rat s’est calmé un peu et sa colère a pris le pas sur sa peur :

– Non ! Non ! Pas comme ça ! Vous n’avez pas le droit !

– Pas le droit de quoi ?

– De me tuer comme ça ! C’est dégueulasse ! Il fallait le faire d’un coup ! Sans que je vous voie !

– Qui a dit qu’on allait te tuer ?

– Vous n’allez pas me tuer ?

– C’est pas dans notre programme.

– Attendez ! a dit Boobi. Est-ce que j’ai faim ?… Mmm… Pas trop, t’as vu !

– Fallait bouffer quand je vous l’ai proposé ! Là personne ne mange personne ! D’accord ?

– D’accord. a dit le rat.

– C’est pas lui qui va dire le contraire !

– Bon. Comment tu t’appelles toi ?

– Herbert.

– Alors Herbert. Voici Boobi, Darwin, et moi c’est Odette. Dis ! Ça fait pas mal de temps que je n’étais pas venue dans ce coin mais des rats dans ton genre, j’en ai jamais vu dans le métro. D’où tu viens ?  

– Du nord

– De nord de la ville ?

– Du nord-est précisément.

– Tu ressembles à un rat des champs.

– Campagnol ! On dit campagnol ! Je suis un campagnol amphibie !

– Amphibie ? Rien que ça !

– Parfaitement ! Arvicola sapidus tenebricus ! Je suis très rare !

– Tiens donc ?

– Parfaitement !

– T’as traversé le Rhône à la nage alors ?

– Pas du tout. Je suis passé par le métro. C’est un très long voyage dans un environnement très sec. Je vais sûrement mourir d’épuisement si je dois continuer à faire ça. C’est pour ça que je me suis enfui. Vous ne sauriez pas où je pourrais trouver de l’eau ?

– Ça dépend de quelle couleur tu la veux.

– Peu importe. Il me faut de l’eau.

– Avant tout tu dois parler ! Pourquoi dis-tu que tu t’es enfui ? Tu étais prisonnier ? Les rats qui te poursuivaient, que te voulaient-ils ?

– Je ne pensais pas être prisonnier mais quand j’ai dit que j’arrêtais tout, ils ne l’ont pas entendu de cette oreille.

– Arrêter quoi ?

– Ma mission. Je devais emmener une farcie au centre ville.

– Une farcie. C’est quoi donc ?

– C’est un concentré vitaminique. Normalement nous on n’a rien à voir avec ça, ce sont les rats bruns et les campagnols communs qui fabriquent ce truc.

– Ça se présente comment ?

– C’est des graines et des plantes séchées très finement broyées.

– Tiens donc ? Ça me fait penser à quelque chose !

– C’est mélangé avec de la salive de rats bruns, durci, et puis c’est destiné aux rats bruns des villes. Pas tous les rats bruns bien sûr, seulement certains. Mais eux ils ne portent pas la farcie. C’est les autres qui la portent.

– Quels autres ?

– Les autres ! Ceux qui sont forcés de faire ce travail. Des campagnols communs, des rats bruns… et pire encore ! Moi !

– T’es pire qu’un rat brun ?

– Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !

– Pourquoi tu travailles si tu n’as pas envie de travailler. Prends exemple sur moi ! Trouve une sous-pente, une cheminée et deux ou trois humains sympathiques pour glaner quelque nourriture.

– Mais je ne suis pas un chat !

– Certes mais t’as une bonne gueule de NAC !

– C’est quoi un NAC ?

– Laisse tomber Darwin ! Tu ne piges pas qu’il n’a pas le choix ! Bon, Herbert, comment t’es tu retrouvé dans une telle situation ?

– On m’a dit qu’il y avait ce travail à faire et que la survie du clan en dépendait. Alors je me suis porté volontaire. On m’avait parlé de quelques centaines de mètres peinards, pas de kilomètres dans des tunnels asséchés.

– Cette histoire me semble très étrange. Pourquoi des campagnols amphibie auraient affaire à des rats bruns ? Il nous faut tirer cela au clair ! Justement nous avons rendez-vous avec un éminent rat brun qui apparemment aurait besoin des conseils de Darwin.

– De lui ? S’il n’a pas d’autre conseil que de se la couler douce sur une cheminée alors il n’est d’aucune utilité !

– Ne sois pas désobligeant ! Je suis chavant moi !

– Ça ne se voit pas au premier abord !

– Ça se voit parfaitement ! Certes beaucoup mieux à la lumière du jour. Je réfléchis mieux au grand air !

– Eh ben n’allons pas plus bas alors ! Bon elle est où l’eau que vous m’avez promise ?

– Nous ne t’avons rien promis !

– T’inquiète ! J ‘t’en trouves de l’eau moi, t’as vu ! On n’aura qu’à faire un petit détour.

 

Un petit détour dans un endroit qui pue mais visiblement au goût de Herbert. L’assèchement qu’il devait ressentir était sans doute proportionnel au soudain regain d’énergie qu’il montra en se roulant dans un ruissellement d’eau à la fois sale et savonneuse :

– T’es pas trop mal tombé mais vu que ça dégringole d’un pâté de maison, gare à la prochaine vague de merde !

– Venue d’un chiotte elle serait peut-être meilleure à boire ! Tu vas pas crever si t’avales ça ?

– Attendez-moi deux minutes !

Sur ce,  Herbert s’est engouffré dans un tuyau où je n’aurais même pas osé passer la tête. On a attendu un peu plus de deux minutes en se demandant s’il allait revenir :

– Vous croyez qu’il en a profité pour se faire la malle ?

– Non ! Je l’entends qui revient.

Ragaillardi.

– Y a un filet d’eau fraîche à vingt mètres, si ça vous tente.

– Non merci ! Pas soif. On  va pouvoir y aller ? Le temps passe !

 

On s’est enfin dirigés vers Perrache sans plus rencontrer grand monde. De temps en temps une ombre fugace, sans doute celle d’un rat détalant à la vue d’Odette la lumineuse. J’ignore comment fait Boobi pour trouver son chemin dans les sous-sols de Lyon, surtout quand il n’y a pas Odette à ses côtés. Nous sommes apparemment allés jusqu’à l’échangeur après avoir quitté le métro en amont de la station où Odette nous abandonna encore un temps prétextant ne pas vouloir se glisser dans un tunnel qui montait de manière assez abrupte. Sans doute un tunnel creusé par des rats, mais assez large et sec. Se retrouver dans le noir complet quand on est censé avancer au cœur d’un environnement inconnu est une sensation vraiment désagréable qu’Odette ne peut pas connaître. Cependant magnanime, elle ne traîna pas en route et fut à l’autre bout du tunnel avant nous, une lueur bienvenue. Nous débouchâmes sur une sorte de plate-forme bétonnée qui surplombait un tunnel routier. Le passage par lequel nous étions passé avait été, sur sa partie finale, réellement creusé dans le béton et je ne pus m’empêcher d’admirer l’ampleur du travail (sans doute réalisé à coups de dents) tout en trouvant le procédé passablement dangereux pour la solidité de ma bonne ville de Lyon. Boobi déclara qu’on été arrivés :

–  On doit l’attendre ici ! De toute façon impossible d’aller plus loin, t’as vu !

Une vraie souricière  à vrai dire. Il y avait bien une gaine métallique passant à un mètre au-dessus de nous mais, si c’était potentiellement un point d’arrivée pour un bataillon de rats, difficile pour un chat, même aussi agile que je le suis, d’envisager se balader là-dessus. Je ne voulus pas laisser trop transparaître ma nervosité :

– Je pense qu’il est déjà parti. Vous m’avez mis en retard voilà tout. On rentre ?

– Il n’est pas encore venu, t’as vu ! Il a ses guetteurs.

Effectivement, sans doute renseigné de notre arrivée, le fameux Grancorpe, un gros rat brun ayant dépassé la limite de péremption, arriva sur la plate-forme quelques minutes après nous. Il avait emprunté le même tunnel que nous et fut précédé de deux gardes du corps aussi gros que lui mais eux en pleine possession de leurs moyens physiques. S’il avait fallu se défendre j’aurais moi-même hésité pour choisir lequel attaquer le premier. Ce d’autant plus que je devinai de l’agitation sur la gaine métallique, probablement d’autres gardes. On se toisa longuement avant que Grancorpe ne prenne la parole :

– Ainsi c’est toi le fameux Darwin.

– En poil et en os.

– C’est surtout ce qu’il y a dessous qui m’intéresse, chat… chavant ?

– On le dit.

– Bien. Avant tout chose j’aimerais savoir ce que ce campagnol fait avec vous.

– Il était poursuivi par tes sbires ! Odette les a mis en déroute.

– Ah ! la fée Odette ! Toujours défenseuse de la veuve et de l’orphelin ?

– Ouais ! Et défonceuse de ta gueule de rat, si ça te pose un problème !

– Non non. Aucun problème. Mais si Darwin pense que ce sont mes sbires qui poursuivent leurs congénères ou les campagnols dans les tunnels, il se trompe totalement. Croyez bien que je déplore cette situation et c’est même un peu la raison pour laquelle je vous ai conviés. Notre société va mal.

– Sommes-nous tenus de prendre cela comme une mauvaise nouvelle ?

– Peut-être bien. Votre condition n’est pas si étrangère à la notre. Avec vous, chats de gouttières, n’avons-nous pas vécu en relative bonne entente ? N’êtes vous pas contents de nous trouver pour faire des trous ? N’avons nous pas délaissé les toits à votre profit ?

– C’est un fait.

– Alors ne veux-tu pas entendre ce que j’ai à te dire ?

– Oh ! mais je veux bien. Dans un endroit un peu moins glauque si possible.

 

Il faudra donc que je vous conte la suite de cette aventure mais mes prochaines communications concerneront probablement l’actualité des humains ainsi que les messages de la tablette.

 

Darwin

11 octobre 2015

Trappe 316

Chalut.

 

A la suite des révélations sur le passé de la fée Odette beaucoup d’entre nous auraient aimé en savoir plus, surtout parmi la communauté des pigeons. Cela arriva mais de manière quelque peu détournée et assez décevante. Comme nous gardions en tête l’hypothèse des univers parallèles émise par Aïcha et que certains pigeons s’amusaient à imaginer leur double dans une autre entité, la discussion bascula peu à peu vers l’étrange. Qu’est-ce qui, d’après nos expériences personnelles, était du domaine du réel et qu’est-ce qui était du domaine du fantasme ? Nous étions tous d’avis que contrairement aux humains, qui prennent pour fous leurs congénères avançant certaines hypothèses, nous pouvions, sur la base de nos expériences communes, en valider quelques-unes. Odette ayant suivi avec intérêt la discussion finit par dire :

– Ce qui m’étonne le plus c’est qu’aucun d’entre vous n’a parlé des trappes.

– Quelles trappes ?

– Personne n’est jamais passé par une trappe ?

– Si bien sûr ! C’est comme une porte mais à l’horizontal.

– Je ne parle pas de ces trappes là ! Je parle des trappes à réponses. Ça vous parle ?

– Absolument pas !

– Mais si voyons ! Vous les pigeons ! Vous avez sûrement déjà vu des feuilles de marronnier numérotées !

– Des feuilles de marronnier numérotées ? A quoi ça sert ?

– On les lit pour passer une trappe. Mais on peut aussi se servir de la clé d’un coffre ou d’une boite car parfois elles ouvrent aussi des trappes. C’est clair ?

– Parfaitement pas.

– Voulez-vous que je vous raconte une histoire pour vous aider à comprendre ?

Nous répondîmes affirmativement unanimement.

– Eh ! bien voilà. J’étais avec Andrea et à côté de chez elle il y avait ce grand marronnier magnifique. J’ai récupéré une feuille, elle portait le numéro 316. Andrea devait le lire à haute voix car c’était son arbre et nous cherchions une réponse à sa question.

– Quelle question ?

– Elle voulait en savoir plus sur la schizophrénie.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Chut ! Je raconte !… Un épais brouillard nous a enveloppées et nous ne distinguions plus qu’une lumière bleue clignotante. C’était celle d’une ambulance vers laquelle nous nous sommes approchées. La porte arrière était ouverte et le type au volant nous a fait signe de monter. A peine Andrea avait mis les pieds dans l’ambulance qu’elle a démarré en trombe, peut-être à dessein de me semer, quelle vanité ! Avec moi à ses trousses, je ne forçais pas, l’ambulance est allée à toute blinde jusqu’au Vinatier et a fini sa course par un violent tête-à-queue. Andrea est descendue, moi j’avais déjà repéré une porte entrouverte au bas d’un petit escalier, c’était le chemin à suivre. Derrière la porte un petit couloir débouchait sur une large coursive. Les murs était jaune-pisse et l’éclairage fait de néons assez agressifs, sur le sol il y avait des traces de roulettes et de pas et aussi deux très grosses flèches partant l’une vers la gauche et l’autre vers la droite. Sur la première était marqué : « Par-ici ! » Sur la seconde : « Par-là ! » Andrea a dit : « C’est peut-être un piège ! Allons chacune d’un côté pour le déjouer ! » Ce à quoi j’ai répondu :  « Excellente idée ! Allons chacune de mon côté pour le déjouer ! » Il fallait bien évidemment choisir le côté « Par-ici ! »

– Pourquoi ?

– Tu aurais choisi le côté « Par-là ! » ?

– Pourquoi pas. C’est du cinquante cinquante.

– Con de chat ! Tu files un mauvais coton Darwin !… Je continue !… On est allées par-ici, avons passé une double-porte, derrière celle-ci la coursive n’en était plus une, c’était un couloir proprement carrelé de blanc, proprement lessivé. De part et d’autre il y avait une dizaine de portes et puis il y avait des lits à roulettes avec des sangles. L’une des portes était ouverte, on est passées par-là.

– C’était risqué, mieux aurait valu passé par-ici !

– Chut !… On est passées par-là pour arriver dans une salle ou il n’y avait rien hormis un escabeau et une table supportant quelques bidules marchant à l’électricité.

– Ce qui n’est déjà pas rien.

– Mais vous allez la fermer bordel !… Peu après on a entendu des grincements assez pénibles et puis un lit a débarqué avec une femme allongée dessus. C’était la mère d’Andrea mais plus jeune qu’Andrea.

–…

– Pas de commentaires ?

– Tu nous a dit de la fermer !

– Là vous pouvez parler.

– Ah !… Donc la mère d’Andrea est plus jeune que sa fille. C’est pas un peu pas possible ça ?

– Quand on ouvre une trappe c’est possible. La mère d’Andrea avait plus ou moins 15 ans. Elle avait les yeux ouverts mais regardait dans le vide. A ce moment là un lièvre en blouse blanche est entré dans la pièce. Andrea le connaissait déjà et ils se sont échangé des amabilités assez mal aimables. Comme il était plus petit que le lit, il a pris l’escabeau et a commencé à attacher la mère d’Andrea. C’est là qu’elle a poussé une grosse colère ?

– Qui ça ? La mère d’Andrea ?

– Mais non ! Andrea ! Comme elle était d’humeur à étriper le lièvre, lui s’est carapaté. On lui a couru après mais il a fini par tirer une grille en travers de notre route pour se protéger. Ils ont continué à s’engueuler à distance, le lièvre arguant qu’il ne faisait que son travail. Alors nous on est ressorties comme on était venues mais l’ambulance était partie et Andrea a dû rentrer à pinces.

– Et donc ?

– Ben c’est tout.

– Mais c’est nul. Où est la réponse à la question ?

– Quelle question ?

– Sur la schizophrénie !

– Je sais pas.

– Ces trappes ça sert à rien alors !

– Ça sert à vous prouver qu’elles existent.

– Tu parles d’une preuve ! Autant t’as tout inventé.

– Traite-moi de menteuse et tu vas voir ta gueule !

– Moi je dis que c’est bien la preuve de l’existence des univers parallèles. a dit Aïcha.

– C’est pas un autre univers !

– C’est quoi alors ? Un autre monde ?

– Non c’est le même monde.

– Comment la mère d’Andrea pourrait être plus jeune qu’Andrea elle-même dans le même monde ?

– C’est une trappe temporelle alors !

– Les lièvres portaient des blouses blanches dans le passé ?

– Invraisemblable !

– Faites les hypothèses que vous voulez mais n’oubliez pas la règle qu’on s’est donnée.

– Quelle règle ?

– Qu’on n’écarterait pas une hypothèse simplement parce qu’elle nous paraît invraisemblable.

– Super ! On débat pour se donner des réponses et toi tu nous embrouilles encore plus avec tes histoires de trappes !

– Bon d’accord. Alors pour me faire pardonner vous voulez que je vous chante une chanson ?

– Pas spécialement.

– Alors je vais vous raconter une histoire. C’est l’histoire d’un oiseau qui…

– Un pigeon ?

– Peu importe !

– Evidemment que ça importe !

– Chut ! Je connais un oiseau qui vit dans un pays sans soleil…

– Fallait le dire tout de suite ! C’est une chouette !

– C’est une lubie ?

– Quoi ?

– Quand j’ai raconté cette histoire à Andrea elle a aussi pensé à une chouette ! 

– Parce que c’est évident !

– Mais non ! C’est un con de moineau ! Il vit dans un pays sans soleil parce qu’il pleut tous les jours et toujours à grosses gouttes.

– Ah ! oui il est vraiment con ! J’aurais mis les voiles depuis longtemps moi !

– Moi aussi !

– Mais c’est ce qu’il essaye de faire ! Voilà comment ! Quand il était tout petit cet oiseau était dans un grand nid avec d’autres petits oiseaux et des moyens oiseaux aussi. Les petits oiseaux étaient malheureux dans ce nid parce que les moyens oiseaux leur volaient dans les plumes. Si bien qu’à la fin ils étaient à moitié déplumés. Alors le petit oiseau grandit comme ça, avec des plumes en moins dans un pays où il pleut tous les jours et toujours à grosses gouttes. Dès qu’il met le bec dehors il est mouillé et il a froid, c’est pour ça qu’au début il évite de sortir. Mais un oiseau doit voler, il veut voler, loin, haut, il fait des efforts malgré le froid et l’humidité. Peu à peu il s’endurcit, là où des plumes lui manquent sa peau s’épaissit, devient moins sensible, et malgré son handicap il vole de plus en plus haut, de plus en plus loin. Un jour il tombe sur un rayon de soleil, car à côté du pays sans soleil, il est un pays sans nuages, et entre les deux, une immensité où soleil et nuages se disputent chaque centimètre carré. Ce rayon est comme un poste avancé du soleil en territoire ennemi, il illumine un surplomb rocheux d’une telle clarté que les yeux de l’oiseau, habitués à la grisaille, en sont tout éblouis. Mais il veut y goûter, entrer dans la lumière, alors il se pose sur le rocher, replie ses ailes et s’endort. Enrobé de chaleur il rêve de bonheur au pays sans nuages. A son réveil l’oiseau a mal, là où son plumage est trop fin pour le protéger de la pluie, sa peau épaissie n’a pas empêché les brûlures du soleil. Il s’en retourne sous la pluie pour apaiser ses douleurs mais les gouttes d’eau sont si grosses que chacune d’entre elles diffuse un savant mélange de douleur et de fraîcheur. Mal fichu l’oiseau ne sait plus où aller, alors il regagne son nid et il fait la tête.

– …

– Ça vous a plu ?

– Si j’ai bien compris c’est une variété de moineaux complètement tarée !

– Mais non ! C’est un genre de parabole ! En même temps je me demande pourquoi je m’emmerde à essayer de raconter des histoires à des cons de chats et des pigeons idiots !

– Ben oui ! Pourquoi ?

– Bande cons !

 

Mal lunée la fée.

 

Darwin. 

4 octobre 2015

Une fée pas si effacée.

Chalut.

 

De nouveaux messages de la part de chats (et quelques chiens) lecteurs me parviennent. Après les remarques de Gribouille dont j’ai fait fi, je crois que le nombre aura eu raison de ma volonté première. On me demande si je vais refaire un jour des billets qui concernent uniquement mes aventures et non pas cette sombre histoire de tablette à laquelle personne ne comprend rien. La réponse est oui ! Cependant il me paraît important de divulguer les informations reçues sur la tablette. A la demande générale j’ai donc décidé de créer deux catégories de blog qui permettront de faire un tri rapide. Celui qui ne veut lire que les billets concernant mes aventures cliqueront sur la catégorie « vie et aventures. » Une autre catégorie concernera plus spécifiquement les messages de la tablette. De plus, à l’intérieur de cette catégorie, j’essayerai désormais d’isoler les messages proprement dits. Cependant il arrivera que certains billets devraient appartenir aux deux catégories, à commencer par celui-ci car, s'il parle des messages, on y apprend aussi des choses importantes sur Odette. Je l'ai classé dans la catégorie "Vie et aventures."

 

Au début nous reçûmes des messages quotidiennement et pour plus de tranquillité je décidai d’en faire une lecture regroupée, environ une fois par semaine. La deuxième lecture se passa sans Aïcha, c’est du moins ce que je croyais car elle s’était cachée à proximité de ma sous-pente. Elle fit son apparition quand j’eus fini ma lecture et, un peu gênée mais sans se démonter, ce qui dénote un caractère que je ne lui soupçonnais pas, elle réaffirma sa position :

– Vous ne me croyez toujours pas ?

– Il n’y a pas de raison Aïcha. C’est vraisemblablement un canular.

– Peut-être mais au sujet de l’hypothèse d’un univers parallèle…

– Pure science fiction !

– Et alors ? ça ne veut pas dire que ça ne peut pas exister.

– Il est vrai que j’ai moi-même déjà vu des reportages parlant d’univers, sinon parallèles, du moins multiples. Il y avait même une fois un scientifique qui, à partir de l’hypothèse d’univers se reproduisant à l’infini, supposait qu’on pouvait supposer qu’il appartenait lui-même à de multiples univers et que dans chacun des univers auxquels il appartenait sa vie prenait une voie différente, ce que à priori on peut associer à l’idée d’univers parallèles. J’ai trouvé ce raisonnement un peu poussé dans la mesure où même s’il y avait une infinité d’univers, il y aurait vraisemblablement une infinité encore plus grande de chemins possibles de la naissance de l’univers à sa mort et qu’il n’y a aucune raison de penser que ce chemin puisse passer, à un instant T, par une forme d’individu spécifique qui aurait la même apparence physique qu’un autre dans un autre univers.

– Bon Darwin, tu nous embrouilles là ! Où tu veux en venir ?

– Je dis simplement que l’idée d’univers parallèle n’est pas qu’une lubie de frappadingue.

– Je ne suis pas frappadingue !

– C’est bien ce que je dis !

– Ah !… Enfin moi, ce que je voulais dire surtout, c’était que ça ne sert à rien de se moquer de ceux qui font des hypothèses juste parce ces hypothèses vous paraissent farfelues. Parce qu’il y a bien au moins un cas où des milliards d’individus, je parle là des humains, jugeraient sûrement une hypothèse farfelue alors que nous avons la preuve qu’elle n’est pas farfelue !

– De quelle hypothèse parles-tu ?

– De l’hypothèse de l’existence des fées !

– Ce n’est pas une hypothèse !

– Ben si ! Les humains qui n’ont jamais vu de fée ne croient sans doute pas aux fées, du moins pour la majorité d’entre eux.

– Qu’en penses-tu Odette ?

– Qu’elle a raison !

– Pourquoi c’est comme ça ?

– Comme ça quoi ?

– Pourquoi vous ne vous montrez pas à tous les humains ?

– Parce qu’il doit y avoir justification à l’apparition d’une fée. Une fée ne se rend pas visible sans raison et a ses raisons d’être invisible.

– Y a-t-il une raison au fait que tu sois la seule fée qu’on connaisse ?

– Il doit y en avoir une mais je ne la connais pas.

– Tu devrais demander aux autres fées.

– Quelles autres fées ?

On en est restés bouche bée. Après un instant de sidération je repris la parole :

– Tu ne vas tout de même pas nous dire que tu es la seule fée.

– Non, ce n’est pas ce que j’ai dit.

– Alors où sont les autres ?

– Aucune idée.

– Tu veux dire que tu n’en as jamais vu d’autres ?

– Si. J’en ai croisé quelques-unes, probablement des punies comme moi. Ça s’est plutôt mal passé ; que des pestes ! J’en vois aussi à l’occasion qui passent au loin mais elles me fuient.

– Ah bon ! Mais pourquoi ?

– Si vous voulez tout savoir…

– Evidemment qu’on veut tout savoir !

– Eh ! bien j’ignore depuis quand je suis sur terre car mes anciens souvenirs ont été effacés.

– C’est pas vrai !

– En fait il semblerait que je sois actuellement mise à l’isolement et si j’en crois la fée Sophie cela devrait durer 100 ans.

– Qui est la fée Sophie ?

– La fée que j’ai vue après qu’on m’ait effacé la mémoire. C’était en 1974.

– Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

– Pas grand chose en fait. Elle m’a expliqué que trop c’était trop et qu’on avait été obligé d’en arriver à cette extrémité ; que j’étais punie pour cent ans et que je devais refaire mes preuves avant d’être de nouveau acceptée parmi mes congénères. Elle m’a conseillé d’essayer de rester zen en privilégiant la compagnie des animaux sans négliger cependant mon devoir vis-à-vis d’un humain. Puis, avant de s’éclipser elle a ajouté : « Pour le reste tes capacités sont intactes alors tu trouveras bien à te débrouiller pendant cette courte période ! »

­– Courte période ? 100 ans ! On dirait le système pénal américain !

– Tout est relatif.

– Alors tu n’as jamais vu le pays des fées ?

– Pas que je me souvienne.

– C’est triste.

– Je mentirais si je vous disais que ça me manque. Je sais pas du tout à quoi ça ressemble.

– Tu ne regardes pas les Walt Disney ?

– Si. Mais je suis pas sûre que ce soit très représentatif.

– Pourquoi pas ? C’est sûrement écrit par des scénaristes qui ont des fées.

– Si c’est le cas alors il doit y avoir plusieurs pays des fées. 

– S’il y a plusieurs pays des fées alors il peut bien y avoir plusieurs univers dont un parallèle au notre.

– Là Aïcha ça vire vraiment à la lubie. En plus il ne suffirait pas qu’il soit parallèle mais aussi légèrement en avance sur le notre.

– Cela peut s’expliquer par une infime différence de vitesse.

– Pas faux. Moi je soutiens Aïcha. Cette hypothèse ne devrait pas être écartée du revers de la patte.

– D’accord… Aucun problème. C’est une hypothèse aussi vraisemblable de notre point de vue que l’existence des fées du point de vue de celui qui n’en a jamais vu.

 

Voilà donc comment nous nous sommes accordés sur l’hypothèse de messages venus d’un univers parallèle en avance sur nous. Mais surtout cette conversation là nous a appris pas mal de choses sur Odette qui n’a jamais été très loquace à son sujet. J’avoue être un peu déçu d’apprendre qu’elle ne connaît pas le pays des fées car j’aurais vraiment aimé pouvoir vous en parler. Pour finir j’ai trouvé, je crois, la façon de nommer efficacement les billets qui concernent les messages de la tablette. Vous verrez.

 

Darwin. 

3 octobre 2015

Point de vue d'Odette sur la vue des chats

 

Chalut.

 

Je vais vous relater une petite discussion que j’eus avec la fée Odette peu après le concert du Macadam Bazar. Elle est bizarre quand même cette fée, elle a des lubies. Là voilà qui débarque un matin avec quelque chose dans les mains et qui d’emblée me prend de haut :

– Ah ! ah ! monsieur je sais tout je vois tout, devine ce que j’ai là ?

– Un morceau de papier ? Que sais-je ?

– Des photos !

– Des photos de qui ?

– Pas de qui mais de quoi.

– Ah ! Et de quoi donc ?

– Ce quoi là qui prouvera que tu as menti aux chèvres.

– Moi j’ai menti aux chèvres ?

– Oui !… Ça c’est quoi ?

– La tour du crédit lyonnais pardi !

– Hum, bizarre… Et ça ?

– Facile ! C’est le mont blanc !

– Hum… Au fond cela ne prouve rien ; tu as très bien pu les voir en photo avant.

– Oui, et alors ?

– Alors pourquoi leur as-tu dis que tu voyais le crayon et le mont blanc en vrai ?

– Je n’ai pas dit que je voyais le mont blanc mais les Alpes !

– C’est impossible !

– Comment cela impossible ?

– C’est impossible parce que tu es complètement myope et que tu n’as pas de lunettes !

– Je suis myope moi ?

– Mais bien sûr ! Comme tous les chats ! Tous les chats sont myopes et tu es un chat ! Donc tu es myope !

– Si tu le dis… Et bien admettons que je sois myope. Cela prouve que les myopes peuvent voir le crayon et les Alpes d’ici.

– Mais non ! Bien sûr que non ! Tu ne les vois pas ! Tu vois des formes qui leur ressemblent mais tu ne peux pas dire que tu les vois.

– J’ai du mal à te suivre Odette.

– C’est pourtant simple. Tiens, pour preuve… regarde encore cette photo !

– Pas de doute Odette, il s’agit bien du crayon.

– Oui mais dirais-tu que tu le vois mieux en vrai ou sur cette photo ?

– Sur cette photo indéniablement puisque je l’ai sous les yeux.

– Et comme ça ?

– Comme ça je vois flou Odette.

– Ah ! c’est bien ce que je pensais ! En plus d’être complètement myope tu es carrément presbyte !

– Voilà autre chose.

– Tu es incapable de lire de très près !

– Sans doute. Et toi ?

– Moi évidemment que je peux… Ah ben non tiens…

– Mais Odette ! Tu as les yeux collés à la photo, fatalement…

– Ça alors. Est-ce que comme les fées les chats auraient un sixième sens ?

– Je ne te suis toujours pas.

– Si tu ne vois pas avec tes yeux alors c’est que tu vois autrement.

– Mais enfin Odette ! Je vois très bien voyons !

– Très bien mais très peu comparativement à d’autres espèces… sauf la nuit bien sûr. Et quand tu regardes la télé je parie que l’image est toute saccadée.

– Saccadée n’est pas le terme approprié. Mais certainement ils ont encore du progrès à faire !

– Mais pas du tout matou ! C’est tes yeux qu’ont du progrès à faire ! Tiens ! Devine quelles couleurs je porte ?

– Facile, les couleurs de la ville.

– Qui sont ?

– Rouge et bleu.

– Comment le sais-tu ?

– Comment pourrais-je l’ignorer ?

– Tu ne peux pas voir le rouge !

– Comment ça je ne peux pas voir le rouge ? Je vois très bien les feux rouges !

– Ça ne prouve rien ! Même les daltoniens savent situer le rouge, ça ne veut pas dire qu’ils le voient !

– Je ne comprends pas.

– Du vert et du rouge, dirais-tu que ce sont des couleurs qui se ressemblent ou qui sont très différentes ?

– Sans doute elles se ressemblent un peu mais elles ne sont pas similaires, c’est une question de nuance.

– N’importe quoi matou ! Le vert et le rouge ne se ressemblent pas du tout ! Il faudrait être idiot pour faire des feux de signalisation avec des couleurs qui se ressemblent !

– Pourquoi ?

– Mais parce que cela multiplierait les accidents !

– Pas du tout puisque chacun sait que le rouge est en haut et le vert en bas. C’est logique !

– C’est absurde !… Oh ! et puis tu m’énerves matou ! J’en ai marre d’avoir des amis qui me contredisent tout le temps ! Eh ! ben tu passeras la journée tout seul ! Daltonien !

 

Ah ! souvent je me demande qu’elle mouche la pique. Enfin… je ne crois pas avoir le pouvoir de la changer et je l’aime bien comme ça quand même. Contrairement à ce qu’elle disait je n’ai d’ailleurs pas du tout passé la journée tout seul puisqu’elle est revenue cinq minutes plus tard comme si rien ne s’était passé.

 

– Ramène tes poils ! J’ai besoin de tes services.

– On va où ?

– Jouer ! Pour changer…

 

Nous voilà partis dans un appartement voisin que je n’ai guère l’habitude de fréquenter faute d’y trouver mon intérêt. Le genre d’appartement où l’on ne trouve que des restes de pizzas desséchées et où l’1-Terre-Nette n’est en général disponible que sur les genoux du locataire des lieux, locataire par ailleurs très bien équipé en matière de télévision. Odette prend possession des lieux, très à son aise ; claque des doigts, la télévision s’allume ; claque des doigts, une petite boite noire ronronne. On attend un peu :

 

– J’espère que ce gros sac a laissé le bon jeu, ça m’évitera des manipulations… hum… Tu sais conduire matou ?

– T’as de ces questions Odette. Evidemment non !

– Ce sera pas utile. Contente-toi de faire ce que je te dis ! Je suis Danica Patrick !

– Qui ?

– Laisse tomber matou ! Tiens ! Monte là ! Sur la table basse !

– Qu’est-ce que je dois faire ?

– Ce truc là c’est une manette de jeu, vois-tu ?

– Odette ! Depuis le temps que j’observe ce genre d’énergumènes, tu penses bien…

– Ok ! Le problème c’est que si je ne veux pas me contorsionner, je ne peux manier que le volant durant la course. Donc il faut que tu accélères et que tu freines à ma place quand je te le dis !

– Ah !…

– C’est très simple, tu appuies sur la croix pour accélérer et sur le carré pour freiner.

– Oh !… Je mets une patte là et l’autre là alors ?

– Parfaitement ! Appuie sur la croix !… Encore !… Encore !… Attends !… On va pas lambiner, je prends la voiture la plus puissante possible ! Attends !

 

Mazette ! Je n’ai pas beaucoup rigolé. Engueulé comme du poisson pourri pendant près d’une demi-heure avant que je ne maîtrise un peu mieux la situation :

– Freine ! Mais freine bordel de merde ! Accélère ! Accélère ! Mais écoute-moi au lieu de regarder l’écran bordel ! Je te demande de faire deux choses ! C’est tout de même pas compliqué !

– Mais je veux voir ce que je fais Odette !

– Mais ça ne sert à rien puisse que tu ne peux rien voir !

– Tu ne vas pas recommencer avec ça Odette ! Puisque je te dis que je vois très bien !

– Mytho !

– Là on arrive dans un virage alors je freine !

– Mais non ! Mais non ! C’était bien trop tôt ! On est au ralenti putain de bordel de merde ! C’est bien la preuve que tu vois tout en saccades con de chat !

Alors apparemment les jeux à la télé ça détend pas plus que le sport. Il faudra beaucoup de persuasion de la part d’Odette pour me convaincre de jouer à nouveau avec elle mais je m’y essayerai peut-être avec quelqu’un de plus calme. Et je prendrai le volant !

 

Darwin.

3 octobre 2015

Macadam, quel bazar !

Chalut.

 

Aujourd’hui je vais vous conter une soirée de la fête nationale qui fut tout à fait mémorable. D’ordinaire je me contente de regarder le feu d’artifice de mon toit mais il advint un petit événement vers le 10 juillet 2013 : mon frère me rendit une visite inattendue alors qu’en général c’est plutôt moi qui les retrouve, lui et son inséparable Burbulle, sur le très grand bloc. Il ne fit pas le déplacement sans raison mais pour m’annoncer une grande nouvelle :

– Darwin ! Mon frère ! J’ai une grande nouvelle à t’annoncer !

– Dis-moi P’tit Gris ?

– Devine qui vient à Lyon le 14 juillet ?

– Je ne sais pas ? Le président de la République ?

– Et qu’est-ce que j’en aurais à foutre de cette rose en plastique fanée ? Non ! Cherche un truc qui nous intéresse vraiment !

– Dis-moi ! Ce sera plus rapide !

– Ok ! Si tu veux. Eh  bien sache que le Macadam Bazar vient jouer dans notre quartier !

– Non ! C’est bien vrai ? Mais où ? Où mon frère ?

– Juste à côté. Sur les quais, en face des hospices civils.

– C’est bien vrai ?

– Mais oui ! C’est dans le programme !

– Oh ! mais en voilà une grande nouvelle ! On ne peut pas rater ça ! Il nous faut les voir !… Oui mais… comment ferons-nous ? Il n’y aura peut-être pas de voitures sous lesquelles se cacher à proximité et les toits sont difficiles d’accès.

– Hé ! bien je pensais que tu pourrais venir sur notre bloc, on entendra assez bien de l’extrémité nord-ouest.

– Mais avec les arbres on ne verra pas du tout la scène ! Oh ! ce serait trop dommage ! Il nous faut monter sur le toit des hospices.

– On n’est jamais allés là Darwin. Ce bloc est un casse-tête pour les De Gouttière.

– Pas si Odette nous trouve un accès au toit et nous ouvre les portes.

– Hé ! bien, si Odette est d’accord, je te suivrai volontiers.

 

Je ne sais pas si vous connaissez le Macadam Bazar très cher lecteur, très chère lectrice, ce n’est certes pas un groupe qu’on entend souvent à la radio mais si les humains avaient les mêmes goûts que moi et mon frère, il serait en tête des ventes. Notre passion pour leur musique notre prime jeunesse, après avoir été recueillis par Burbulle. Nous l’entendîmes pour la première fois en provenance d’un petit appartement du dernier étage du très grand bloc qui était alors occupé par un jeune homme sympathique. Dès les premières notes captées nous nous sommes arrêtés pour écouter, nous sommes regardés d’un air entendu, c’était du son pour nous ! Et puisque le jeune homme en question semblait aussi fan que nous, nous eûmes le loisir d’écouter souvent les morceaux et aussi de créer nos propres danses sur certains d’entre eux. Dès lors vous comprendrez aisément pourquoi je ne pouvais pas manquer cette occasion unique de voir en chair et en os des artistes humains dignes de notre intérêt. J’en parlai à la fée Odette dès que je le pus et elle ne me fit qu’un chantage de courte durée histoire de me faire enrager. Après quelques supplications elle fut d’accord pour exécuter mon plan et partit en éclaireuse avant de revenir une heure plus tard :

– C’est bon matou ! Je crois que j’ai un accès par le cœur du bloc. Porte électrique en bas, ce qui facilite les choses. Mais par contre, puisque je ne vous imagine guère vous promener dans les rues un soir de 14 juillet, cela suppose de passer toute la journée sur le toit.

– Oh ! ce n’est pas un problème. Une sieste de six ou sept heures fera passer le temps.

 

Voilà comment nous nous sommes retrouvés à grimper sur le bloc des hospices civils dans la nuit du 13 au 14 juillet. Nous sommes montés le plus naturellement du monde par un escalier et nous avons sauté d’une fenêtre sur un toit. La plaie des chats de gouttières lyonnais est la succession fréquente d’immeubles de tailles très différentes. C’est aussi le cas sur ce bloc mais, comme souvent sur les gros blocs, il y a des passages et nous n’eûmes même pas besoin de faire valoir nos qualités athlétiques. D’ailleurs nous n’étions pas que deux car je vis arriver P’tit Gris à notre lieu de rendez-vous accompagné de Burbulle, Passe-passe et d’une petite minette qui m’était inconnue et répondant au nom de Aïcha. Elle est marante celle-là, toute menue et bariolée, et surtout avec une toute petite voix fluette. Odette nous a menés vers un toit en terrasse où elle nous assura qu’on serait tranquilles, sans personne pour nous observer et avec potentiellement de l’ombre toute la journée. Alors, pour le coup, on n’a pas fait grand chose d’autre que pioncer jusqu’à l’heure H. Peu avant l’entrée des artistes Passe-passe tenta de grimper sur une cheminée démesurément grande afin d’avoir le meilleur point de vue. Il fut à deux doigts de réussir lors de son troisième essai et j’avoue qu’il m’impressionne par sa détente, surtout sachant qu’il n’est plus tout jeune. Odette, Riton et George, qui nous avaient rejoints, l’encouragèrent à réessayer mais c’était peine perdue. Heureusement il y avait une petite plate-forme bien située et sur laquelle P’tit Gris et moi allions pouvoir montrer nos danses, surtout notre danse du Hibou sur la chanson Ounichlibou mais qui ressemble d’avantage sans doute à une danse de kangourou.

 

Passons sur le feu d’artifice qui fut pas mal mais qualitativement un poil en dessous de l’année précédente. Au fond cela importait peu car le véritable feu d’artifice fut la prestation de haut vol du Macadam Bazar. Mazette ! Quel Bazar ! Exactement le genre de groupe qui donne sa pleine mesure en concert ! Et il faut savoir qu’ils chantent tous, sauf Julian le batteur mais qui est par ailleurs un excellent musicien. Il fit un solo tonitruant qui marqua les esprits. J’ai bien cru comprendre que certaines chansons étaient en langue tsigane, quoique j’ignore tout de la langue tsigane, mais pour ce qui est du français, vous entendrez aisément pourquoi nous avons des félinités particulières avec ce groupe. Quand vint le moment d’Ounichlibou, mon frère et moi fûmes le clou du spectacle, du moins du côté du toit vers lequel bien sûr aucun humain ne regardait : « Si j’avais su, j’aurais pas venu, maintenant qu ‘t’es là, mangeons avec les doigts ! … » Nous étions très excités et l’effet contagieux gagna Odette qui passa la plupart des chansons à danser sur les gens dans la foule, allant d’une tête à l’autre, légère comme une mouche, ou bien s’envolant soudainement telle une hirondelle. Entre les morceaux elle revenait s’asseoir entre George et Riton, passait ses bras par-dessus leur cou, eux impassibles, tout en intériorité. De tout le concert George se contenta de ce commentaire à la fin de notre chanson préférée qui n’est certes pas la plus dansante mais dont la métaphore nous passe par tous les pores : « Avez-vous entendu ? C’est une réussite à mettre pigeons voyageurs et chats de gouttière dans même phrase. » Ah quel concert ! Lors d’une chanson un peu calme, j’avoue qu’une folie me traversa l’esprit. Je pensai soudain à la vie du Macadam Bazar sur la route, à l’esprit de la liberté qu’il souffle. Je me suis dit : « Et si j’en étais ? » Sûrement que si je me présentais à eux à la fin du concert, ils se diraient : « Oh ! le superbe chat ! » Et moi, insistant un peu à tourner autour de leur camion, je saurais bien leur faire comprendre mon envie de partir. Alors j’aurais la vie bohème ! Oui mais il faudrait dire adieu aux toits de Lyon, qui sont presque tout pour moi, et aussi à mon frère, mes amis, et à la fée Odette sûrement car elle ne pourrait pas trop s’éloigner d’Andrea qui peut encore avoir besoin d’elle. Et puis aussi mettre fin à mes désirs d’écrire. Ainsi je sortais rapidement de ce rêve éveillé. Aussi les meilleures choses ont une fin. Minuit vingt, l’heure du couvre-feu municipal approchait même si le groupe en avait encore sous le coude. Tout d’un coup je m’exclamai : « Odette ! Il me faut le disque ! »

– Pourquoi faire ?

– Mais pour l’écouter bien sûr !

– T’as pas de mange-disque !

– Moi non mais je vais souvent chez des gens qui en ont. Si j’utilise leur Terre-Nette je peux bien utiliser leur mange-disque.

– Certes. Mais alors tu me demandes de voler ton groupe fétiche. Ce n’est pas très correct, surtout qu’ils n’ont pas l’air de rouler sur l’or.

– Ce n’est pas comme si j’avais le choix ! Ou alors… J’ai une idée !

– Dis toujours !

– Tu piques un billet dans le portefeuille d’un type qu’est pas sans le sous… ou alors dans la caisse de la buvette. Et tu le laisses en échange du disque.

– Bon… si ça peut te faire plaisir.

 

Voilà la fée partie direct à la buvette. Nous la perdîmes de vue mais elle réapparut dix minutes plus tard en semblant faire rouler deux lunes argentées dans le creux de ses mains, très satisfaite de son petit effet.

– Ils ont deux albums, vois-tu matou ?

– Ah ! Tant mieux. Mais les pochettes ?

– C’est plus léger comme ça ! Tu crois que je peux faire voler indéfiniment des poids sans me fatiguer ?

– Tu ne peux pas ?

– Pas sans recharger mes batteries, si je puis dire… Et puis comme on n’en a pas besoin, j’ai jeté les pochettes dans la Saône !

– Oh !

– Bon d’ailleurs je vais aller mettre les disques dans ta sous-pente.

 

Odette partit tandis que le Macadam Bazar remballait ses instruments. Riton et George s’envolèrent d’un même élan en direction de la Croix Rousse, preuve s’il en faut que ses deux là ont des affaires en commun. De notre félin côté nous n’étions pas tout à fait calmés et, hilares, on chantait à tue-tête la fin de « Ça serait bien – C’est vrai qu’au fond ch’uis qu’un salaud, si j’étais un chat monsieur… si j’étais un chat… j’ boufferais des oiseaux ! » Sur ces entrefaites la fée fait retour, nous entend et pique une colère magnifique :

– Non ! Non ! J’ai dit non ! On ne bouffe pas des oiseaux ! C’est compris ? Toi Passe-passe ! T’en bouffes des oiseaux ?

– Pas trop.

– Non ! Non ! C’est pas pas trop ! C’est jamais ! Jamais on bouffe des oiseaux ! C’est compris ? Toi Aïcha ! T’en bouffes des oiseaux ?

– Non madame, répondit Aïcha de sa petite voix fluette et en baissant la tête.

– Je ne veux pas qu’on bouffe des oiseaux ! Jamais ! Jamais ! Jamais !

– Mais enfin Odette ! Calme-toi ! Tu sais bien que nous on est surtout des glaneurs. Les oiseaux c’est vraiment exceptionnel. Et que des qu’on connaît pas !

– J ’m’en fous ! Je ne veux pas d’exception ! Sinon je vous laisse sur ce toit et c’est la fourrière qui viendra vous récupérer !

– Tu ferais pas ça Odette. Dis Odette ?

– Je vais m ‘gêner !

La voilà qui nous tourne le dos, suspendue dans sa position préférentielle pour bouder.

– Oh ! aller Odette ! Fais pas la tête ! Dis-nous Ounichlibou ? Ounichlibou Odette ? Ounichlibou ?

– Dans ton cul !

– Rôôôôôô… Allez Odette ! Ounichlibou quoi ?

 

Odette a parfois mauvais caractère mais toujours bon fond. Elle sembla oublier l’affaire du chant d’oiseaux quelques minutes plus tard. Puis la France laissa derrière elle sa fête nationale, assez rapidement car les gens rechignent à se coucher tard le dimanche, ce qui nous arrangea bien. A deux heures du matin la voie était sûre, autant dans les immeubles que sur le macadam. Nous redescendîmes de ce toit et nous nous séparâmes dans la rue Emile Zola. En quittant Passe-passe et Aïcha, j’entendis cette dernière murmurer de sa petite voix fluette : « Et des chauves-souris ? On a le droit d’en manger des chauves-souris ? »

 

Retrouvant Odette le jour suivant je voulus savoir si nous avions récompensé les artistes à leur juste valeur :

– Au fait Odette ? Combien as-tu payé les disques ?

– Payé les disques ? Ne m’avais-tu pas dit de les voler ?

– Non, nous avions convenu que tu prendrais des sous dans la caisse de la buvette.

– Ah ! oui ? Et bien justement… une fois arrivée à la buvette je me suis retrouvée à proximité d’un bac de glace à la fraise de chez Nardone. Alors je crois bien que j’ai oublié pourquoi j’étais allée à la buvette. Mais la glace étant délicieuse, vraiment, je n’ai pas fait le déplacement pour rien.

 

Bon vous voyez, nous devons quelques euros au Macadam Bazar mais j’ignore si nous pourrons un jour payer notre dette.

 

Darwin.

3 octobre 2015

L'Aurore

Chalut.

 

Nous étions donc Odette et moi en route vers l’autre duo de chèvres. La route fut courte bien que ponctuée d’un arrêt casse-croûte dans une poubelle qui n’attendait qu’à être visitée. Nous nous rendîmes dans une propriété plantée d’arbres et sise de l’autre côté de la montée. Les chèvres en question sont plutôt petites, ont la tête assez noire et le corps globalement marron. Elles somnolaient paisiblement et Odette les réveilla en touchant délicatement le bout de leur museau.

– Bonjour Harmonie, bonjour Amalthée.

– Oh ! bonjour Odette. Tu es bien matinale.

– Hé ! bien c’est que je suis accompagnée du chat Darwin et il n’aime pas trop s’aventurer dans des endroits inconnus de plein jour.

Harmonie et Amalthée me contemplèrent quelques instants.

– Ainsi voici ce fameux Darwin.

– C’est bien moi et je suis venu vous voir pour en savoir un peu plus sur les chèvres.

– Combien sont elles ?

– C’est à dire ?

– Les chèvres qui t’intéressent. Vivent-elles en troupeau ?

– C’est possible.

– Sont elles gardées par un berger ou une bergère ?

– Une bergère ! a dit Odette.

– Comment s’appelle-t-elle ?

– L’Aurore !

– Hum… joli. Et où vivent l’Aurore et ses chèvres ?

– Eh ! bien… Dans la montage de Savoie j’imagine.

– Parfait. dit Harmonie. L’Aurore est sœur de Lune et d’Hélios. Fille du titan Hypérion elle fut enfantée d’Euryphaessa. Elle s’éprit de Thiton qui fut changé en cigale. Elle s’éprit également du géant Orion qui était d’une grande beauté et qui fut piqué par un scorpion envoyé par Artémis. Orion et le scorpion furent métamorphosés en constellations mais d’ici il n’est pas très évident de les apercevoir.

– Alors l’Aurore doit souvent les apercevoir puisqu’elle vit dans la montagne de Savoie !

– Certes Darwin, reprit Amalthée, c’est bien là l’un des avantages à vivre à la montagne. Dans quelle montagne de Savoie au juste ?

– Non loin de l’endroit où le géant Gargantua projeta une pierre avec le pied et qu’on appelle la Pierra Menta.

– Ne serait-ce pas plutôt la Pietra Menalda, l’une des pierres du Pinacle ? Un titan l’aurait bien pu envoyer de Lipari en Savoie.

– Oh ! non ! Cette pierre là doit être encore à sa place car la Pierra Menta vient du massif des Aravis.

– Sans doute. Mais dis-moi Darwin, l’Aurore est-elle l’Aurore aux doigts de rose ou bien l’Aurore aux belles boucles ?

– Oh ! très certainement elle est l’Aurore aux doigts de rose car elle n’a pas beaucoup de boucles bien qu’elle ait de beaux cheveux.

– Darwin tu es tombé dans le piège que je t’avais tendu. L’Aurore est à la fois l’Aurore aux belles boucles et l’Aurore aux doigts de rose. Sans doute peut-elle se parer de belles boucles car de beaux cheveux se parent de tout ce qu’ils veulent. Mais sûrement elle préfère mettre en avant ses doigts de rose.

– Oh ! oui ! Surtout qu’elle a des chèvres laitières ! Et n’est-ce pas indispensable d’avoir des doigts de rose pour pratiquer la traite ? Les chèvres laitières du monde entier devraient exiger d’être traites par l’Aurore aux doigts de rose !

– Bien vrai et il faudrait le leur suggérer ! Alors ainsi l’Aurore aux doigts de rose vit dans la montagne de Savoie avec ses chèvres.

– Et son amoureux.

– Certainement. Elle a un amoureux car l’Aurore aux doigts de rose est une grande séductrice.

– Cependant l’Aurore aux doigts de rose ne doit guère s’en laisser compter et s’il lui plaît de rester seule avec ses chèvres, personne ne peut l’en empêcher ! Elle croise parfois le chemin de son frère qui commande à ses chevaux et surveille ses troupeaux de moutons et de vaches.

– Mais si l’Aurore a un troupeau de chèvres et son frère un troupeau de vache et de moutons, intervint Odette… quel genre de troupeau a la lune ? Peut-être un troupeau de hiboux ?

– Je crains qu’ils ne soient guère grégaires.

– Alors de pipistrelles !

– Plus probablement, mais à ma connaissance, ce ne fut pas légendé. Cependant il m’est permis d’affirmer que l’Aurore aux doigts de rose, cette toute divine, trouve la voie d’un bonheur à nul autre pareil. Je le sais car nombreux sont nos aïeux qui foulèrent la montagne de Savoie. N’est-ce pas Harmonie ?

– Certes et je me damnerais pour y finir ma vie ! Et s’il est quelque bosquet dans les champs de l’Aurore, c’est à ses côtés que je voudrais être, cette toute divine. Je ne crois pas devoir beaucoup apprécier les alpages par habitude de l’ombrage. Mais sûrement un chat vivant sur les toits penserait autrement. As-tu une belle vue de là où tu vis ?

– Très belle d’un côté, moins de l’autre à cause du crayon qu’ils ont planté là et qui me bouche un peu la vue sur les Alpes. Et ça ne va pas en s’arrangeant, y a un truc encore plus moche qui s’élève !

– L’Aurore aux doigts de rose, elle, grimpe jusqu’au sommet de sa montagne. Aucun crayon ne gêne sa vue, elle voit loin au nord, au-delà de Lyon à l’ouest, au sud ce n’est que succession de monts et sommets. Ce sont des titans qui ont chacun leur nom, ils ne peuvent plus se mouvoir car ainsi en ont décidé les dieux. Alors ils se tiennent là, serrés comme des sardines. L’Aurore les caresses du bout de ses doigts de rose, cette toute divine est pleine de piété. Les titans la remercient et du souffle de leur bouche naît le vent. Les titans n’ont pas l’élocution des dieux, ils postillonnent. Le vent soulève les cheveux de l’Aurore aux doigts de rose qui s’humidifient dans ce crachin quasi-divin ; ainsi naissent ses belles boucles. Jamais elles ne sont si belles que lorsqu’elle se tourne vers l’Est, comme pour contempler tout le chemin parcouru, car c’est de l’Est qu’elle est venue. Elle a passé par-delà les épaules du plus grand des titans d’Occident, celui qu’on appelle Blanc à cause de sa longue barbe blanche ; il est mont et derrière lui est sise la belle Italie à la langue chantante. Celle de l’Aurore aux belles boucles est d’une grande douceur et elle ne parle jamais en méchanceté. Quand elle est en colère, elle pleure ; elle pleure aussi quand elle est triste, c’est pourquoi sa montagne est assez humide.

– Mais pourquoi est-elle triste ? Je ne veux pas qu’elle soit triste moi !

– Peut-être parce qu’elle a croisé un chat noir. Mais rassure-toi ! Le plus souvent elle ne pleure pas, elle préfère cueillir des marguerites. Elle aime jouer au jeu de « je t’aime » en ôtant un à un les pétales des marguerites de ses doigts de rose. Elle se demande si elle aime les chats noirs un peu, beaucoup, à la folie ou pas du tout… et toujours elle constate qu’elle ne les aiment pas du tout.

– Ce n’est pas très gentil ce que tu me dis là.

– Je plaisantais Darwin. En réalité l’Aurore aux doigts de rose préfère souffler sur les aigrettes des Dent-de-lion. Elle les souffle de son souffle divin et ce blanc coton s’envole jusqu’à Lune, cette toute divine, cette sœur. Lune le renvoie de son souffle divin et cristallin, il retombe sur nous en froids flocons.

– Aime-t-elle les autres fleurs ?

– Mais oui ! Bien sûr ! L’Aurore aux doigts de roses adore les fleurs ! Tout d’abord elle adore les roses, cela se conçoit. Et elle connaît leur langage.

– Comme le petit prince ?

– Parfaitement. Mais l’Aurore aux doigts de rose connaît le langage de bien d’autres fleurs.

– Et que lui disent-elles ?

– Hé ! bien les fleurs souvent sont craintives car presque sans défense. Elles tentent de plaider leur cause afin de ne pas être cueillies.

– Ni mangées si l’Aurore emmène paître son troupeau.

– Ah ! mais si une chèvre vient à manger une fleur c’est sûrement qu’elle l’a mérité ! Certaines fleurs sont un peu sèches dans leurs propos… mais l’Aurore aux doigts de rose ne s’en formalise pas. L’une lui dit : « Ne t’assieds pas sur moi ! » Alors l’Aurore s’assied ailleurs.

– Quelle fleur lui dit cela ?

– Le Tabouret à feuilles rondes bien sûr ; et quand l’Androsace lui dit : « Ne me mets pas dans ta besace ! » Elle y met des cailloux à la place. Alors vois-tu Darwin ?… toutes les fleurs n’étant pas de très bonne compagnie, l’Aurore aux doigts de rose préfère celle des fleurs qui lui ressemblent.

– Il y a des fleurs aux belles boucles ?

– Hé ! bien il y a un Rhododendron hirsute et une Campanule barbue, mais leur poil n’est-il pas trop court pour boucler ?

– Trouvons une fleur chevelue alors !

– Mauvaise Raiponce car à ma connaissance, elle ne pousse pas dans la montagne de Savoie. Mais à n’en point douter, sa fleur préférée, hormis la rose, est sûrement la Spirée sylvestre qui porte barbe de bouc en épithète.

– N’est-ce pas plutôt l’Edelweiss ?

– Non car elle lui préfère la Biscutelle à lunettes. Et comme toutes les bergères et chevrières, elle aime aussi beaucoup l’Aconit étrangle-loup mais pas du tout la Polygale des Alpes.

– C’est compréhensible.

– Mais sais-tu que de ses doigts de roses l’Aurore cueille le fruit du Raisin d’ours ?

– Il est comestible ?

– Elle ne le mange pas.

– Pourquoi le cueille-t-elle alors ?

– Mais au cas où elle croiserait un ours en redescendant de la montagne bien sûr.

– En croise-t-elle souvent ?

– Non car ils ont disparu depuis longtemps de la montagne de Savoie.

– Et que fait-elle une fois redescendue de la montagne ? Elle trait ses chèvres ?

– Elle le voudrait bien mais elle ne peut pas atteindre sa maison parce que son frère a empilé tous ses moutons dans le fond de la vallée. Il en a tellement que cela dépasse le toit de sa maison, on dirait une mer toute blanche qui renvoie l’éclat de son visage. C’est très beau mais très gênant. Alors l’Aurore aux doigts de rose supplie son frère : « Oh ! C’est assez comme ça mon frère ! Va-t-en ranger tes moutons ailleurs ! » Tout d’abord Hélios en rit. Alors elle pleure, et lui, commandant à ses chevaux, il s’en va ranger ses moutons de l’autre côté de la terre, mais il y en a toujours qui lui échappent et s’en vont boire au ruisseau des larmes de l’Aurore aux doigts de rose. Alors ils se sentent légers, légers, et ils s’envolent dans le ciel.

– Et l’Aurore dans tout cela, peut-elle enfin traire ses chèvres ?

– Oui mais pas avant d’être allée voir les arbres près de sa maison. D’abord elle s’en va voir le tilleul au goût de miel…

– N’est-ce pas plutôt le miel qui a le goût du tilleul ?

– Possiblement. Donc elle s’en va voir le miel au goût de tilleul… non… voilà que tu m’as fait perdre le fil de mon récit… Bon ! Elle s’en va voir le tilleul qui donne son goût au miel et lui dit : « Tilleul ! J’aimerais abaisser tes basses branches et en donner les feuilles à manger à mes chèvres ? Y consens-tu ? » Ce à quoi le tilleul répond : « Si tu fais cela elles mangeront mes fleurs et tu n’auras pas de tisane cet hiver. » « C’est juste ! » répond l’Aurore aux doigts de rose avant de s’en aller voir le bouleau pour lui dire : « Bouleau ! J’aimerais abaisser tes basses branches et en donner les feuilles à manger à mes chèvres ? Y consens-tu ? » Ce à quoi le bouleau répond : « Je n’ai pas de basses branches ! » « C’est juste. » répond l’Aurore aux doigts de rose avant de s’en aller voir l’Erable pour lui dire : « Erable ! J’aimerais abaisser tes basses branches et en donner les feuilles à manger à mes chèvres ? Y consens-tu ? » Ce à quoi l’Erable ne répond rien. « Il doit dormir, nous reviendrons lui poser la question demain. » dit l’Aurore aux doigts de rose avant de s’en aller voir l’Orme pour lui dire : « Orme ! J’aimerais abaisser tes basses branches et en donner les feuilles à manger à mes chèvres ? Y consens-tu ? » Ce à quoi l’Orme répond : « Je ne suis pas un Orme, je suis un Tilleul ! » « Oh ! le pauvre !… » dit l’Aurore aux doigts de rose à ses chèvres « …il se prend pour un tilleul. Ne l’accablons pas plus qu’il ne l’est et allons voir s’il reste quelques feuilles aux basses branches du frêne. »

 

– Et maintenant l’Aurore peut enfin les traire !

– Parfaitement, et je ne m’étendrai pas sur le sujet. Mais puisque tu es si pressé de les voir traites, sache que le chat n’a pas le droit de goûter au lait de chèvre.

– Pourquoi ?

– Parce que ce serait comme donner de la confiture aux cochons.

– Ce n’est pas juste !

– C’est ainsi. Maintenant la journée de l’Aurore aux doigts de rose s’achève et ses cheveux ont perdu leurs belles boucles, elle s’en va s’asseoir dans le champ qui jouxte sa maison et elle contemple la vallée en souriant. Son chien vient à ses côtés et pose sa tête sur ses genoux. Elle lui caresse tendrement la tête de ses doigts de rose.

– A son chien ? Tu veux dire son chat, n’est-ce pas ?

– Oh ! non Darwin ! Sans aucun doute c’est de son chien dont il s’agit. Et puis ses chèvres viennent aussi à ses côtés. Elles lui mordillent les cheveux pour leur redonner leurs belles boucles. Ainsi la boucle est bouclée et l’Aurore aux doigts de rose s’endort dans son berceau de brume. Ainsi comme dans les épopées, une nouvelle journée pourra commencer quand l’Aurore aux doigts de rose se sera levée de son berceau de brume.

 

Ainsi fut ma première entrevue avec les chèvres marron.

 

Darwin.

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